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www.diploweb.com Classiques de Science politique - Rubrique réalisée par Alexandra Viatteau

N°1 - L'insécurité avant et après Adam

 

Autour d'un extrait du livre de Jack London - "Avant Adam" - A. Viatteau développe une mise en perspective des relations entre "nouvelle culture" et insécurité.

Biographie d'Alexandra Viatteau en ligne

L'extrait du livre de J. London est présenté en bas de cette page.

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*

 

 

  L'année 2002 a été marquée en France par l'irruption dans le discours public du thème de la sécurité, ou plutôt de l'insécurité, ainsi que par des problèmes de l’éducation et de la culture, qui sont partiellement responsables et partiellement victimes de la situation actuelle.

Le discours public a évoqué l'impuissance des parents et de l'éducation dans la formation des esprits et des coeurs; comme celle de la police et de la justice dans la prévention, la répression et la correction de la délinquance et du crime.

Ce discours ignore, du moins en public, deux volets délicats du phénomène. La culture et l'hygiène sont aux fondements de la dignité humaine, qui génèrent la fierté d'être un adulte propre et éduqué. Le phénomène de l'hygiène ne sera pas traité ici, bien qu'il soit étroitement lié à la culture personnelle et conviviale privée et publique.

Quelle culture ?

Dans quelle mesure la nouvelle "culture", telle qu'elle a souvent été imposée depuis quelques décennies, porte-t-elle une responsabilité dans la situation socio-politique actuelle ? La "culture" entre guillemets, c'est à dire son glissement vers une culture, ou une contre-culture de masse, autant que vers une pseudo-culture de niveau intellectuel et artistique discutable, imposée par quelques intellectuels et artistes dominants.

Nous ne prenons pas position pour ou contre la culture de masse ou la culture, souvent appelée abusivement "élitaire". La distinction n'est pas si nette que cela. L'œuvre de qualité et le navet se trouvent dans l'un et l'autre domaine.

Le début de la tyrannie

Un journal français de masse, tel Paris Match, peut aujourd'hui citer le philosophe grec Platon (V. 428 - v. 347 avant Jésus-Christ) : "Lorsque les pères s'habituent à laisser faire les enfants, lorsque les fils ne tiennent plus compte de leurs paroles, lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter, lorsque, finalement, les jeunes méprisent les lois parce qu'ils ne reconnaissent plus, au dessus d'eux, l'autorité de rien et de personne, alors c'est là, en toute beauté et en toute jeunesse, le début de la tyrannie".

Pourtant, des journalistes et des intellectuels, convaincus de compter dans les élites, font souvent la promotion tous azimut de propos de ce genre : De son écriture glacée, implacablement morne par moments, l'auteur rend fou et lucide à la fois, exaltant les instincts sexuels et dévoilant abruptement la part animale des héros. Dans ses rêves les plus abominables, le héros imagine qu'il dépèce sa femme à coups de dents. Quant à elle, après avoir manqué d'étrangler sa fille, elle se retrouve à terre, la salive lui coulant de la bouche en longs filets blancs...

Réminiscence de cet " Avant Adam " que nous avons choisi pour texte illustrant la réflexion d’aujourd’hui. J. London prêtait à l’être en qui s’éveillait l’humanité, dès avant la civilisation, l’aversion pour la violence et la cruauté, qui n’étaient pas un thème d’amusement public, même si l’instinct bestial était chez petits et grands aux origines de l’humanité : " Jamais nous ne riions quand Œil Rouge battait sa femme. Nous savions trop bien ce que ces brutalités avaient de tragique. Plus d’un matin, au pied de la falaise, nous trouvâmes le cadavre de sa femme de la veille… Il n’enterrait jamais ses morts : il laissait à la Horde le soin de faire disparaître les cadavres… Nous les jetions d’ordinaire dans la rivière, en aval de l’endroit où nous buvions. " (hygiène et environnement, questions clé de civilisation… -AV)

Le mépris de la sexualité somptueuse

Sommes-nous si progressistes d’accepter le glissement de la "culture" vers l'imposition au public du culte de la laideur, de la mort, de la violence, de la douleur et de la brutalité crue, triviale ou tordue, du sexe. Au mépris de la sexualité émouvante, élégante et somptueuse, amoureuse ou même libertine, mais jamais pornographique et dégradante. Telle est l'une des causes de la violence, des agressions et de la pédophilie à l'école, dans la rue, et même dans la famille parfois. La "télé" et les films qu'elle diffuse sont l'indicateur de ce qui se fait. Et donc peut se faire, même si l'on n'y a jamais pensé. La critique, l'explication, le procès et l'annonce des sanctions y feront-ils grand chose ? Avec le temps, peut-être.

Glissement vers le culte du mauvais goût, de la vulgarité, de la sottise, de la sensibilité obtuse, de la jacasserie permanente, érigés en "droit de parole" et en "devoir de communication", voire en "aide psychologique".

Manipulations des masses

Glissement, enfin, vers la manipulation, l'organisation et l'agitation des masses, vers des manifestations collectives et bruyantes des foules "branchées" sur l'"ensemble" du réseau humain. "Ensemble!"... Pour le pire et le meilleur. Rave parties où l'on "éclate" le cerveau. "Danse" techno où l'on robotise le corps. Branchement d'humains sur appareils de communication permanente qui occupent l'esprit et drainent l'argent. " Prothèses " inutiles quand le sens et l’intelligence n’en font pas un instrument de création et de communication hors pair. Rassemblements politiques ou ludiques d'individus groupés en surnombre que défoule et entraîne le "collectif". Par exemple, pour cause de liesse sportive ou de divertissement social organisé (Mundial, An 2000, introduction de l'euro le 1er janvier 2002, etc...). Comparaison n'est pas raison, mais des manifestations spirituelles ou religieuses (JMJ, par exemple) ont aussi parfois recours à la mobilisation des foules, où se mêlent "expériences sociétales" collectives - qui soudent le groupe - et expériences de foi personnelle, toutefois de plus en plus souvent encadrée, "animée" et "accompagnée".

Eloge de la liberté personnelle

Il y a eu désintégration imposée, puis devenue petit à petit spontanée, de la grande et belle culture personnelle. En principe, celle-ci était auparavant offerte dans le monde civilisé par l'élite de l'humanité à la multitude, qui y avait droit dès l'école. En particulier en France. Tous avaient droit à l'autonomie et à l'exception dans la communauté des hommes, régie par des règles élémentaires de la raison, du cœur et de la convivialité, n'entravant pas la liberté personnelle fondamentale. Liberté dont même l'école buissonnière faisait partie, et que nous avons pratiquée raisonnablement, mais avec passion, dans les classes terminales. Seulement, nous l'avons pratiquée dans les musées, les librairies, les bibliothèques, les théâtres, les cinéma, sur les quais de la Seine, dans les quartiers historiques et autres endroits merveilleux, encore inconnus de nous à l'époque. L'essentiel était, pour tous, de respecter au quotidien, au fondement des autres vertus, et en termes venus de toute l'Europe: l'hygiène, la culture, le savoir-vivre (kinderstubbe) , la décence (przyzwoitosc), le contrôle de soi (self-control), la charité (carita), le civisme et la loi. Avec ce bagage, on pouvait tout faire librement, et on l'a fait.

"Tu es née pour de grandes choses"

"Avant de basculer dans un monde permissif, les quadras (femmes de 35 à 55 ans environ) ont été construites avec des valeurs antérieures à Mai 68. Des bases solides, des repères. Et puis, l'ouverture en grand des portes...", écrit le mensuel féminin Marie-Claire de décembre 2002. C'est en partie vrai, mais tout dépendait sur quoi on voulait ouvrir les portes. Et si l'on a transmis à ses enfants les valeurs dont ils avaient eux aussi besoin pour se construire et assumer leur liberté avec plénitude. "Tu es née pour de grandes choses " (ad majora nata es), nous a enseigné notre père, nous disant que la grandeur était un privilège d'adulte. Et le philosophe Luc Ferry ajoute dans le même numéro: "Comme écrivain et comme ministre de la Jeunesse et de l'Education, j'aime à penser que le monde des adultes - contrairement à ce que pensait le petit Peter Pan qui ne voulait pas grandir - peut être plus riche, plus passionnant, plus intense encore que celui de l'enfance. Pourquoi ? Justement parce qu'il est porté par des idéaux: la passion de la vérité et de la connaissance, de la justice, de la beauté - et même de l'amour - ne s'épanouit vraiment qu'à l'âge adulte".

La désintégration actuelle a été opérée au profit d'une culture ou contre-culture collective de masses de plus en plus agglutinées entre elles et encouragées à la manifestation de l'instinct, notamment infantile. Nous traiterons prochainement dans cette rubrique le thème de l’infantilisation, et de la " nouvelle réaction " adulte en Europe.

Progrès ou régression ?

Est-ce vraiment un progrès en vue d'une "intégration sociale", européenne et mondiale humainement digne de la "société ouverte" ? Ou est-ce une régression des hommes programmée en vue de leur "gestion", rendue ainsi - croyait-on - plus facile et plus humanitaire qu'un contrôle ayant recours nécessairement aux limitations et à la répression ? Dans ce cas, l'entreprise aura échoué et échappé au contrôle. L'"ingénierie sociale" a failli. Bien que, dans d'autres domaines, même parmi ceux de l'"ingénierie des esprits", induisant une part de manipulation, elle ait accompli de bonnes choses.

On se fait peur

Qu'arrive-t-il quand l'absence d'esprit, du sacré (de la transcendance, et non de la superstition), de l'intelligence, du goût, de la joie et de la force intérieures, de la responsabilité et du sens des limites; quand le manque de sécurité et de justice sont remplacés par la peur, la colère ou la liesse primitives ?

On a peur et on se fait peur: "La France déchristianisée laisserait le champ libre à des peurs ancestrales, dont Halloween serait le témoin", écrit Le Monde, peu suspect de promotion du christianisme dans la vie de la République française. "Quand la religion n'est plus là pour structurer le sacré, ce besoin se réancre dans des formes de religiosité sauvages, primitives. C'est sur ce terreau du retour des puissances occultes qu'a pu "prendre" Halloween, tête de gondole du néopaganisme. Un terreau dangereux. Le paganisme, la fatalité, la soumission sont de nature à favoriser la montée des extrémismes politiques" (Cf. Le Monde, 2.11.2002). Certes, on peut craindre des extrémismes - de droite et de gauche. Mais si l'on craint chez nous Halloween, ses marionnettes et ses citrouilles, n'est-ce pas surtout parce qu'ils sont anglo-saxons ? En même temps, les Eglises en France, elles-mêmes, "respectent" les superstitions inhumaines qui justifient les corridas, l'égorgement de moutons et autres supplices de créatures vivantes de Dieu. Et nos politiques encouragent les vieilles superstitions et mascarades collectives des traditions populaires des provinces, afin de promouvoir le régionalisme à la place des nations.

Des acquis fondamentaux de la civilisation, notamment chrétienne, avec l'"invocation de Dieu" (invocatio Dei) dans les Constitutions, affirmant la vocation de l'Homme transcendant les systèmes, ont été délibérément et en un temps bien court écartés ou quelque peu défigurés. Ils ont parfois été déviés vers la soupape de sécurité d'une "culture" du bruit, de la gesticulation pour exprimer la rage ou la joie. Une "culture" de vocifération scandée - parfois réduite à l'illettrisme - de la haine ou de la jouissance. La vraie culture n'a pas disparu. Elle est restée le trésor de l'élite véritable, de toute couche sociale et de toute origine, qui a le sens de la beauté et de l'intelligence. (Cf. A. Viatteau, "La mission de l'élite et des élites dans le monde ouvert", diploweb.com, 1.12.2001).

"On sait ce qui est beau pour vous"

Il convient de noter que le terme d'"élitisme" culturel a subi autant d'interprétations politiques que le terme de "démocratie". Récemment, Le Monde appelait "élitisme" le "maillage culturel du pays, tissé par André Malraux et Jack Lang". Le journaliste déplorait que ces réseaux n'aient pas rempli leur mission politique de "freiner l'extrême-droite". "Le concept Malraux-Lang était: "l'art vous soigne même si vous n'y comprenez rien. On sait ce qui est beau pour vous, et vous allez devenir plus intelligent." Cette politique, qu'il ne faut évidemment pas remettre en cause (pas en bloc évidemment, mais certains de ses aspects de défouloir exhibitionniste et hystérique, pourquoi pas? - AV), a échoué". (Cf. Le Monde, 4.5.2002)

Les limites du volontarisme

Cette politique, dite élitiste, pratiquait le volontarisme en imposant un choix de culture aux masses, notamment populaires: "Il faut les (le peuple) transformer en acteurs de l'art", ou bien: faire de l'ouvrier "l'objet d'une politique culturelle", etc... Le Monde constatait que "l'on ne sait pas ce qui motive et détermine les exclus de la culture". Nous préciserions: de cette culture-là et de ses choix imposés. Notons que si ces "exclus" ont un motif et s'ils sont décidés de s'abstenir de "participer", c'est qu'ils ne sont pas exclus, mais qu'ils refusent cette forme d'art ou de culture. C'est leur droit, et leur décision est respectable. Dans cette optique militante de la culture comme fer de lance d'une propagande politique, "transformer les adolescents en personnes cultivées" signifie qu'on les soumet, poursuit Le Monde, à "une forte politique culturelle (qui) peut rendre les gens plus heureux et contribuer à la lutte contre les inégalités".

Rien ne s'oppose à ce que la beauté, la sensibilité, le talent et l'intelligence servent une politique. Mais, ce n'est pas parce que la culture sert une propagande qu'elle est "élitaire", ou même qu'elle est une culture.

La rage, la haine et l'humiliation

La culture et l'art ne sont pas élitaires, en particulier lorsqu'ils font appel à la rage, la haine, l'humiliation, la laideur, la dégradation, la cruauté, la violence, la pornographie. On peut faire un chef d'œuvre de droite comme de gauche, révolutionnaire ou traditionnel, sur les problèmes sociaux ou sur les sentiments. Pudique ou impudique. A condition que l'auteur soit un homme ou une femme de talent et de goût. Le puritanisme, la pudibonderie, la pruderie ne sont pas "élitaires" non plus. On peut faire un chef d'œuvre en éloge de la pudeur et de la candeur, comme en éloge de l'érotisme et de la passion. Question de sensibilité et de culture, justement. Le film "Intimacy" est émouvant et intelligent de coeur. Le film "Romance X" est obscène et outrageant pour l'esprit. "Baise-moi", comme "Tueurs-nés", ainsi que les autres films - à commencer par "Orange mécanique" - sont mortifères. Ils sont d'ailleurs cités dans le rapport de Blandine Kriegel sur la violence et la pornographie (2002).

Retrouvons Jack London et la description qu’il donne des " jeux " d’enfants, " amusés " à embêter, puis bousculer et humilier, puis torturer un vieil homme : " C’était une proie légitime… Nous nous amusions… si bien qu’à la fin il s’abandonna à sa faiblesse, il s’assit et pleura. Et Oreillard et moi… nous riions de sa détresse. " Quelle actualité…

Retour à la case départ ?

Une culture faussée, usurpée ou détournée à des fins idéologiques et politiques, autant qu'économiques, ainsi que la contre-culture du dernier demi-siècle, ont simplement enlevé à l'élite évoluée une partie des moyens de créer, de pratiquer et de transmettre la grande culture aux multitudes. C'est ainsi que dans le monde entier, et par dessus - ou plutôt par dessous - ce qui aurait pu être la richesse accessible de différentes cultures, l'inculture s'est répandue et elle menace dans certains cas la civilisation humaine de régression vers une sorte de case départ du développement. " Et tandis qu’il regarde, il replie sa jambe et, avec ses orteils crochus, il se gratte la poitrine. C’est Œil Rouge, l’atavisme. ", termine J.London – en forme de chorégraphie post-moderne.

Alexandra Viatteau

Ecrire à l'auteur : Alexandra Viatteau, cours sur la Désinformation (Journalisme européen), Université de Marne-la-Vallée, Département des Aires culturelles et politiques, Cité Descartes, 5 boulevard Descartes, Champs sur Marne, 77454, Marne-la-Vallée, Cedex 2, France.

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Date de la mise en ligne: janvier 2003

 

  L'extrait du livre "Avant Adam", de Jack London    

Février 2003, note de la rédaction postérieure à la mise en ligne initiale : les éditions Phébus Libretto ont réédité cet ouvrage en juin 2002, avec une préface d'Yves Coppens, 139 pages, 6,90 euros. Vous pouvez donc lire l'ensemble de l'ouvrage pour mieux apprécier encore ce texte de J. London comme son commentaire par A. Viatteau.

  Présentation

Dans un roman mal connu, rarement cité et diffusé, et pourtant traduit en français par Paul Dehesdin sous le titre "Avant Adam (Réminiscences)" (Editions La Renaissance du Livre, 78, Boulevard Saint-Michel, Paris, sans date), l'écrivain américain Jack London (1876-1916) a fait au tout début du XXème siècle ce lien dangereux entre l'homme du progrès social futur et l'homme des débuts de la "Race humaine".

L'extrait

"(...) Œil-Rouge grondait de rage. C'était pour lui une offense que de voir n'importe qui de la Race lui résister. Sa main s'élança et saisit le cou de Bancal; celui-ci enfonça ses dents dans le bras d'Œil-Rouge, mais l'instant d'après, le cou brisé, le Bancal se débattait comme un ver sur le sol. La Chanteuse poussait des cris inintelligibles; Œil-Rouge la saisit par les cheveux et l'entraîna vers sa caverne. Il la mania rudement quand l'ascension commença, il la tira et la hissa dans sa caverne.

Nous étions furieux, d'une colère folle, vociférante. Nous frappant la poitrine, hérissant notre poil, grinçant des dents, nous nous unîmes dans notre rage. Nous sentions l'aiguillon de l'instinct de la collectivité, de l'union comme pour une action combinée, de l'impulsion vers la collaboration. D'une façon obscure, ce besoin d'action collective s'imposait à nous, mais il n'y avait pas moyen de l'exprimer. Nous ne fîmes pas face à Œil-Rouge, en bloc, pour le détruire, faute d'un vocabulaire. Nous pensions vaguement des choses pour lesquelles il n'y avait pas de symboles. Ces symboles de pensées ne devaient être inventés que par la suite, lentement et péniblement.

Nous essayions de formuler des sons avec les vagues pensées qui voletaient comme des ombres dans notre conscience. Le Glabre commença à jacasser bruyamment: par ce bruit, il exprimait sa colère contre Œil-Rouge et son désir de lui faire mal. Il arriva à exprimer ces sentiments et nous les comprîmes. Mais quand il essaya de formuler l'impulsion coordonnée qui s'agitait en lui, ces sons devinrent inintelligibles. Alors, Grosse-Face, les sourcils dressés, se frappant la poitrine, commença à jacasser. L'un après l'autre, nous nous joignîmes à ce débordement de rage, jusqu'à ce que le vieil Os-à-Moelle se fut mis à marmotter et à bredouiller de sa voix cassée et de ses lèvres desséchées. Quelqu'un saisit un bâton et se mit à taper sur un tronc d'arbre. Bientôt il marqua une cadence: inconsciemment nos cris et nos exclamations adoptèrent ce rythme, qui produisit sur nous un effet calmant, et avant que nous le sachions, notre rage oubliée, nous avions entonné une palabre chantée. Ces sortes de palabres montrent d'une façon magnifique le manque de suite dans les idées, l'illogisme de la Race humaine. Nous, qu'une rage commune unissait dans une impulsion vers la coopération, nous voilà détournés vers l'Oubli par l'établissement d'un rythme grossier. Nous étions sociables et vivions par bandes et ces réunions de chants et de rire nous satisfaisaient. En somme, ces palabres chantées étaient les avant-coureurs des conseils de l'homme primitif et des grandes assemblées nationales, des congrès internationaux de l'homme moderne. Mais nous autres de la Race du monde naissant, nous n'avions pas la parole, et chaque fois que nous étions ainsi réunis, nous aboutissions à la cacophonie de la tour de Babel, d'où sortait une manière de rythme qui contenait en elle-même les éléments d'un art à venir. C'était de l'art naissant.

Il n'y avait pas de continuité dans les rythmes que nous marquions. La cadence était bientôt perdue et la cacophonie régnait jusqu'à ce que nous en ayions trouvé une autre. Quelquefois une demi-douzaine de cadences battaient simultanément, chacune d'elles étant appuyée par un groupe qui s'efforçait avec ardeur de surpasser les autres rythmes.

Dans les intervalles du tintamarre, chacun jabotait, cabriolait, huait, criait, dansait, se suffisant à lui-même, plein de ses propres idées et de ses propres volontés à l'exclusion de celles des autres, centre de l'univers, séparé pour le moment de toute harmonie avec les autres centres de l'univers qui sautaient et hurlaient autour de lui. Alors survenait le rythme: un frappement de mains, la cadence d'un bâton heurté sur un tronc d'arbre, l'exemple d'un acteur qui dansait sans arrêt ou le chant d'un autre qui criait, convulsivement et régulièrement, avec une inflexion monotone et descendante: "Eh-bang, eh-bang! Eh-bang, eh-bang!" L'un après l'autre, les acteurs, d'abord conscients de leurs seules actions, étaient pris par le rythme et bientôt tous dansaient ou chantaient ensemble. "Ha-ah, ha-ah, ha-ah-ah!" était un de nos refrains favoris, ainsi que: "Eh-oua, eh-oua, eh-oua-ah!"

Ainsi, gambadant follement, sautant, tournant, nous balançant, nous dansions et nous chantions dans le sombre crépuscule du monde primitif, amenant l'oubli, atteignant l'accord, et nous excitant jusqu'à une frénésie des sens. Et c'est ainsi que l'art dissolvait notre rage contre Œil-Rouge, alors que nous hurlions les sauvages refrains de la palabre chantée jusqu'à ce que la nuit vînt nous avertir de ses propres terreurs, et que nous nous glissions vers nos trous dans la falaise, nous appelant tout bas, pendant que les étoiles se montraient et que l'obscurité s'étalait.

Nous ne craignions que l'obscurité. Nous n'avions aucun germe de religion, aucune conception d'un monde invisible. Nous ne connaissions que le monde réel et les choses que nous craignions étaient les choses réelles, les dangers concrets, les animaux dévorants en chair et en os. Eux seuls nous faisaient craindre l'obscurité, car elle était l'heure des prédateurs, c'est alors qu'ils sortaient de leurs repaires et bondissaient sur nous. (...)"

Jack London, "Avant Adam (Réminiscences)", Editions La Renaissance du Livre, 78, Boulevard Saint-Michel, Paris, sans date, pp.196-201.

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