www.diploweb.com Géopolitique de l'Europe du Centre-est L'Allemagne et ses voisins de l'Est après l'élargissement Par Jacques Rupnik, Directeur de recherches au CERI-Sciences Po Paris et Anne Bazin, Maître de conférence en science politique à l’Institut d’Etudes Politiques de Lille
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L’analyse de l’état des relations bilatérales germano-polonaises et germano-tchèques depuis 1989 montre une inversion de la situation qui prévalait au début des années 90 au cours desquelles les relations entre l'Allemagne et la Pologne semblaient évoluer vers une « normalisation » rapide, tandis que les relations avec la République tchèque paraissent s’enliser dans les querelles concernant le passé. "De la réconciliation avec l’Allemagne à l’intégration européenne", tel était le leitmotiv des années quatre-vingt-dix. De l’intégration européenne à la réconciliation avec l’Allemagne sera la devise de la décennie à venir. |
Biographie des auteurs en bas de page. Mots clés - Key words: jacques rupnik, anne bazin, „Vorwärts zurück. Deutschland, Polen, Tschechien“, Osteuropa 10, Oktober 2006, pp.41-50. l’allemagne et ses voisins de l’est après l’élargissement, république fédérale d’allemagne, europe du centre-est, géopolitique de l’europe, géopolitique de l’europe centrale, géopolitique de l’europe du centre-est, géopolitique de l’union européenne, élargissement de l’union européenne en 2004, relations entre l’Allemagne et ses voisins orientaux, incidences des relations bilatérales sur le processus de la construction européenne, europe post-guerre froide, pologne, république tchèque, relations germano-polonaises, relations germano-tchèques, chancelier helmut kohl, réunification de l’Allemagne, vaclav havel, realpolitik, éthique et politique, minorité allemande en pologne, institutions européennes, institutions atlantiques, relations avec l’ukraine, relations avec la russie, triangle de weimar, nazisme en europe de l’est, le tournant de 1998 dans les relations entre l’Allemagne et ses voisins orientaux, il faut savoir tourner la page, chancelier gerhard schröder, négociations d’adhésion à l’union européenne, Zentrum gegen Vertreibung, Bund der Vertriebene, erika steinbach, Centre contre les expulsions, camp de Theresienstadt / Terezin, Centre de recherche et de documentation sur l’histoire des Allemands anti-fascistes sous le Protectorat et dans la Tchécoslovaquie de l’après-guerre , Usti nad Labem / Aussig, paysage politique post-adhésion à l’union européenne, décompression politique post-intégration, relations ue / Etats-Unis, relations ue / russie, relation transatlantique, différentiels de temporalités politique en europe, chancelière angela merkel, approvisionnement énergétique ue / russie, hydrocarbures russes, otan de l’énergie, triangle de weimar, ostpolitik, président lech kaczinski, constitution européenne, couple franco-allemand vu d’europe centrale, traité de nice, état-nation, groupe de visegrad, repli national en europe du centre-est, poussée des populismes en europe du centre-est, hongrie, slovaquie, rejet des élites libérales pro-européennes, souverainisme, fatigue de l’élargissement, fatigue de la réforme.
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Au lendemain de l’adhésion des pays d’Europe du Centre-est à l’Union européenne, on pouvait anticiper un resserrement des liens de ces Etats avec l’Allemagne et penser les conditions réunies pour une réconciliation tardive. Il apparaît cependant que la relation de l’Allemagne avec ses voisins orientaux est loin d’être apaisée. L’évolution de la politique de certains des nouveaux entrants dans l’Union révèle des abcès de fixation qui garderont leur importance pour les relations bilatérales et pèseront sans doute aussi sur le processus de construction européenne. A cela, on peut avancer des causes de politique intérieure mais aussi des réponses différentes aux changements profonds du contexte géopolitique depuis la guerre froide. Nous examinerons d’abord l’étonnante inversion des rôles entre la Pologne et la République tchèque dans leur relation bilatérale avec l’Allemagne. Nous tenterons ensuite de la situer par rapport aux grands enjeux de la construction européenne.
Une inversion de la situationL’analyse de l’état des relations bilatérales germano-polonaises et germano-tchèques depuis 1989 montre une inversion de la situation qui prévalait au début des années 90 au cours desquelles les relations entre l'Allemagne et la Pologne semblaient évoluer vers une « normalisation » rapide,[i] tandis que les relations avec la République tchèque paraissent s’enliser dans les querelles concernant le passé. Au lendemain de la chute du régime communiste, la politique polonaise à l'égard de l'Allemagne était caractérisée par le « réalisme ». Le gouvernement dirigé par T. Mazowiecki, exigeant la reconnaissance de la frontière Oder-Neisse par l'Allemagne, a su profiter des négociations « quatre plus deux » sur la réunification allemande pour gagner un soutien international qui a fini par porter ses fruits puisque Helmut Kohl a dû accepter la reconnaissance de cette frontière comme une étape obligée vers la réunification.[ii] Côté tchécoslovaque, le geste moral de Havel - ses excuses à l’adresse des expulsés, prononcées au début de l’année 1990 – n’a pas provoqué de réciprocité côté allemand mais a montré en revanche les limites d'une démarche éthique en politique, contrastant avec la démarche polonaise fondée sur la Realpolitik. Après la signature du traité frontalier, le ministre polonais des Affaires étrangères Krzystof Skubieszewski parlait d'une « communauté d'intérêts » entre l’Allemagne et la Pologne.[iii] La voie était ouverte pour un rapprochement politique entre les deux pays, dont la signature du traité d'amitié et de coopération en juin 1991 a marqué une étape importante. Dans ce traité, la Pologne reconnaissait l'existence d'une minorité allemande[iv] et s'engageait à en respecter les droits. La question avait été difficile pour les Polonais[v] mais essentielle pour la droite allemande et une volonté politique déterminée des deux parties avait permis de trouver rapidement un accord. Entre l’Allemagne réunifiée et la Pologne, la page du passé semblait enfin tournée sur le plan politique et les deux gouvernements entendaient concentrer leurs relations sur la perspective d’intégration de la Pologne dans les institutions européennes et atlantiques. Les relations entre l'Allemagne et la Pologne au début des années 90 étaient en outre marquées par une réflexion commune sur l'Europe et l'élargissement vers l'Est.[vi] Alors que les discussions sur l'élargissement avec les Tchèques se limitaient bien souvent à débattre de problèmes concrets ou de calendrier, le dialogue germano-polonais concernait les orientations futures, les relations avec l'Ukraine ou avec la Russie. Il illustrait un engagement commun de l'Allemagne et de la Pologne à l'Est, mais aussi le fait que la Pologne avait une vision propre de l'Europe centrale et de l'Europe à proposer.[vii] La création du Triangle de Weimar en 28 août 1991 par les ministres Genscher, Dumas et Skubiszewski illustre de ce point de vue la volonté polonaise de s’impliquer aux côtés des deux grands pays fondateurs de l’Union dans l’élaboration des grandes décisions concernant l’avenir de l’Union. Cette différence de « niveau » de discussion entre le dialogue germano-polonais et germano-tchèque perdure aujourd’hui, même si le dialogue germano-polonais se révèle nettement moins convergent. Une comparaison des relations germano-tchèque et germano-polonaise doit évidemment être replacée dans le contexte de l’asymétrie profonde, politique, démographique et économique, qui caractérise la relation tchéco-allemande : pour les Tchèques, l’Allemagne était sans conteste le voisin le plus important. Pour l’Allemagne, c’est la France et la Pologne, comme le résume le titre d’une interview du ministre des affaires étrangères polonais W. Bartoszewski en 2000 dans Die Zeit : "Nous sommes quand même 39 millions…".[viii] Il y a aussi un contexte historique différent, où la Pologne représente à bien des égards pour les Allemands les horreurs commises par le nazisme en Europe de l'Est, et où la réconciliation avec ce pays apparaît comme éminemment symbolique. Le dialogue germano-polonais a été amorcé dès les années 60 et entretenu ensuite, malgré des périodes de tension, jusqu'à la fin du système communiste.[ix] Dans une certaine mesure, 1989 a permis de ratifier sur le plan politique ce qui avait déjà été fait par les églises et les sociétés civiles depuis deux décennies. Tout semblait prêt pour une relance des relations en 1989, même dans la société civile polonaise, plus développée que son homologue tchèque.[x] De nombreux travaux d’historiens avaient déjà permis le dépassement d’un certain nombre de lectures erronées de l’histoire commune et alimenté des débats de part et d’autre. Le dialogue tchéco-allemand en revanche, initié en 1968, avait été presque immédiatement interrompu, et les deux pays n'avaient pas eu l'occasion de développer des rapports qui eussent été les prémisses d'une démarche de réconciliation. L’avènement de la démocratie à l’Est et la réunification de l’Allemagne n’ont pas été saisis comme fenêtre d’opportunité pour régler les contentieux liés à la guerre. Résultat, au milieu des années 90, les relations entre la République tchèque et l'Allemagne étaient loin d'être normalisées et la radicalisation des positions de part et d'autre était en passe de devenir une entrave à la mise en œuvre de projets communs. Il faudra attendre 1997 pour que soit signée une Déclaration de réconciliation entre les deux pays, qui permet de tourner une page sur les contentieux du passé et éloigne les risques de voir perturber le rapprochement de la République tchèque avec l'Union européenne par des contentieux du passé.
Le tournant de 19981998 marque un tournant majeur dans les relations entre l’Allemagne et ses voisins thèque et polonais et une inversion de la nature des relations. Plusieurs raisons à cela. C’est la fin de l’ère Kohl en Allemagne et le passage de génération, vers celle qui a grandi après la guerre et qui entend passer à autre chose. Volonté de tourner la page qui est entendue côté tchèque, dans un contexte bilatéral marqué par la signature l’année précédente de la Déclaration de réconciliation après une décennie d’occasions manquées. Il y eut aussi une alternance politique en République tchèque cette année-là, même si elle s’est révélée moins radicale que celle qui a prévalu en Allemagne, à cause de l’accord de gouvernement ODS-CSSD qui a permis à l’ODS de conserver un droit de regard sur les activités gouvernementales. Surtout, après 1998 et jusqu’en 2005-6, on a une coïncidence des majorités gouvernantes sociale-démocrate en République tchèque et en Allemagne, coïncidence qui a largement contribué à atténuer les tensions politiques entre les deux pays et incité les gouvernements successifs à resserrer leur coopération.[xi] Dans le cas germano-polonais à l’inverse, la fin de l’ère Kohl a coïncidé avec une lente détérioration des relations : la nomination de Gerhard Schröder à la chancellerie a alimenté des incertitudes au sein de la classe politique polonaise. Alors que Helmut Kohl était associé dans les représentations polonaises à la figure d’un inconditionnel de la cause de l’élargissement, G. Schröder a d’emblée appelé au « réalisme » et refusé de faire des promesses prématurées aux candidats est-européens. Surtout, la progression des négociations d’adhésion s’est accompagné d’appels à la « défense des intérêts nationaux » de la part des responsables politiques allemands et polonais et de l’apparition de la question de la libre circulation de la main d'œuvre après l'entrée des nouveaux membres. Le passé a resurgi aussi dans des relations que l’on avait cru apaisées. La question des expulsés allemands a pris un nouvel essor en 2003 avec le débat sur la création d’un Zentrum gegen Vertreibung à Berlin lancé par le Bund der Vertriebene dirigé par Erika Steinbach (député CDU au Bundestag), et contribué à créer de nouvelles tensions verbales entre les associations d’expulsés et certaines élites polonaises. Plusieurs responsables politiques polonais n’ont pas hésité à violemment réagir aux propos de l’association des expulsés – on se rappellera notamment l’ancien maire de Varsovie (aujourd’hui président de la république), Lech Kaczinski, réclamant, en septembre 2004, que l’Allemagne verse des indemnisations à la Pologne pour la destruction de Varsovie à la fin de la guerre ou le vote à la Diète d’une résolution (9 septembre 2004) exigeant des réparations à l’Allemagne pour les dommages subis lors de la Seconde guerre mondiale. L’exposition organisée par Erika Steinbach à Berlin en 2006 n’a fait que relancer la polémique, les Polonais lui reprochant de ne pas faire la distinction entre l’agresseur et la victime (puisque tous les expulsés sont des victimes). Les éléments les plus radicaux des deux côtés ont largement contribué à passionner une question difficile des relations entre l’Allemagne et ses voisins orientaux et in fine à lui conférer l’importance nationale voire internationale qu’espéraient ses initiateurs du BdV. Côté tchèque la réaction politique fut plus mesurée mais les média n’ont pas manqué de marquer leur critique : « L’exposition correspond à ce que l’on attendait. Elle n’est pas objective, pêche par omission et est tendancieuse » écrit Lidové Noviny à Prague[xii]. Et de souligner qu’il s’agit là d’une occasion manquée pour les Allemands, mais aussi pour les Tchèques : « Que l’exposition sur les expulsions soit mauvaise est un problème allemand, pas le notre. Notre problème à nous, c’est que nous n’avons pas su commémorer le soixantième anniversaire de la plus grande transformation de notre Etat. » Les responsables politiques tchèques ont ainsi choisi la discrétion au sujet du Centre contre les expulsions. Cette modération du gouvernement tchèque (à la différence des média) depuis 2003 a sans doute évité que la question ne vienne entraver un processus de rapprochement à peine amorcé entre les deux nations, et qui s’est notamment traduit par la multiplication de gestes symboliques de part et d’autre pendant cette même période : première visite d’un chancelier allemand au camp de Theresienstadt / Terezin (mai 2005), l’expression de la « profonde reconnaissance » du gouvernement tchèque « à tous les citoyens tchécoslovaques, dont ceux de la minorité allemande ayant vécu sur le territoire actuel de la République tchèque, qui sont restés loyaux envers la République tchécoslovaque et ont lutté activement pour sa libération ou ont souffert de la terreur nazie » (été 2005), qui s’accompagne de la création d’un Centre de recherche et de documentation sur l’histoire des Allemands anti-fascistes sous le Protectorat et dans la Tchécoslovaquie de l’après-guerre ; ou encore le dévoilement l’année dernière d'une plaque commémorative à Usti nad Labem / Aussig, en hommage aux victimes de l’expulsion du 31 juillet 1945. Le discours politique tchèque pourrait changer toutefois, le ministre des Affaires étrangère tchèque du gouvernement provisoire de l’ODS, Alexander Vondra – ancien négociateur tchèque de la Déclaration de réconciliation – ayant récemment qualifié la création d’un Centre contre les expulsions de démarche « contre-productive »,[xiii] et souhaité coordonner la position tchèque avec celle de Varsovie où il s’est rendu en octobre 2006.
Quel projet européen ?Si les tensions entre l’Allemagne et la Pologne invitent naturellement à réfléchir sur la manière dont le passé conflictuel a été abordé entre l’Allemagne et ses deux voisins orientaux depuis 1989, il suggère aussi de s’interroger sur la nature du projet européen que la Pologne et la République tchèque, nouveaux Etats membres, entendent promouvoir, en regard notamment de la politique européenne de l’Allemagne. Aujourd’hui, la République tchèque et la Pologne sont membres de l’Union européenne, et l’on aurait pu penser que ce nouveau contexte allait permettre de relancer la coopération sur des bases plus équilibrées – entre partenaires et non plus entre des candidats et un Etat-membre. On observe au contraire la montée de tensions, notamment entre la Pologne et l’Allemagne qui posent question notamment quant à l’avenir du projet européen. L’adhésion des nouveaux Etats membres dans l’Union européenne a ainsi « libéré » des forces qui s’expriment aujourd’hui avec d’autant plus de vigueur qu’elles ont été entravées pendant plusieurs années. On a observé une évolution du paysage politique en Pologne comme en République tchèque depuis l’adhésion, lié à l’échec électoral des formations politiques qui ont conduit à l’intégration, et l’arrivée au pouvoir de gouvernements prônant des positions critiques à l’égard de l’Europe, voire franchement anti-européennes. C’est par rapport à ces phénomènes de « décompression » au lendemain de l’entrée dans l’Union européenne que l’on doit situer les différends de ces pays avec l’Allemagne sur plusieurs sujets importants : ils concernent la relations avec les Etats-Unis, avec la Russie et l’avenir du projet européen. La guerre en américaine en Irak a servi de révélateur du différend sur la relation transatlantique illustrant que l’Allemagne et ses voisins de l’Est vivaient dans des temporalités politiques différentes. Pour l’Allemagne, la guerre froide étant terminée, l’allégeance à l’allié d’outre-atlantique n’était plus automatique. Une position européenne autonome sur un sujet aussi important que le déclenchement d’une guerre au Moyen-Orient devenait possible. Au contraire, pour les voisins de l’Est, surtout pour les élites politiques et médiatiques (plutôt que les opinions publiques) maintenir la présence américaine en Europe pour garantir leur sécurité restait une priorité. Si le prix à payer pour « sauver l’OTAN » était d’envoyer des troupes dans le désert de Mésopotamie, il paraissait justifié[xiv]. Tandis que l’opinion allemande se révèle préoccupée de l’évolution des Etats-Unis vers l’unilatéralisme et en matière de droits de l’homme, les voisins de l’Est montrent qu’ils ont peu de confiance dans la sécurité collective et les organisations internationales et restent sensibles au thème de la promotion de la démocratie et des droits de l’homme en Biélorussie ou à Cuba (à l’exception de Guantanamo).
Divergences persistantesL’arrivée au pouvoir d’Angela Merkel, issue de l’ex-RDA et présumée plus en phase que son prédécesseur avec le point de vue des Européens de l’Est sur la relation transatlantique, était sensée favoriser un rapprochement. D’autant qu’à la différence de Gerhard Schröder, elle semble peu intéressée de poursuivre l’autre sujet de discorde avec la Pologne, à savoir l’axe diplomatique Paris-Berlin-Moscou qui, vu de Varsovie, n’est qu’un remake de Rapallo. Au cœur du différend, il y a, sur fond d’expériences et de traumatismes de l’histoire, des perceptions très différentes de la Russie. Pour l’Allemagne, la Russie est un partenaire incontournable dans la nouvelle architecture européenne de sécurité qui se dessine depuis vingt ans et à laquelle ont contribué avec des accents différents Gorbatchev, Eltsine et Poutine, lesquels ont chacun développé une relation étroite avec les chanceliers allemands. La seconde priorité allemande dans la relation avec la Russie concerne l’approvisionnement énergétique et le projet de gazoduc sous la Baltique en est la concrétisation la plus évidente (l’accord signé par le chancelier Schröder n’a pas été remis en cause par Mme Merkel). Sur ces deux points, la divergence avec les voisins est patente. Ils ne voient pas la Russie comme un des piliers de la sécurité européenne mais comme une menace potentielle. Leur lecture pessimiste des chances de la démocratie en Russie, à laquelle le durcissement du régime Poutine apporte des arguments non négligeables, de même que la tentative de Moscou de rétablir son influence dans son « étranger proche » qui est aussi le leur et celui de l’Union européenne. On peut dire que l’avenir de la zone située entre la Pologne et la Russie deviendra à court ou moyen terme un enjeu majeur de la relation entre la Russie et l’Union européenne et que l’Allemagne et la Pologne (et ses voisins est-européens) ont des approches assez divergentes des réponses à y apporter. La sortie du ministre de la défense polonais, Radek Sikorski, comparant l’accord Schröder-Poutine au pacte entre Hitler et Staline en 1939 révèle à la fois l’ampleur du différend, de la méfiance, et surtout la réticence gouvernement polonais de considérer que l’appartenance de son pays et de l’Allemagne à l’Union européenne fait la moindre différence. Ce n’était pas, en tous les cas, la méthode la plus efficace pour faire avancer le projet polonais d’un « OTAN de l’énergie »…Historiquement, le dilemme central dans la politique polonaise (tel qu’il avait été formulé depuis la fin du XIXe siècle dans les débats entre Pilsudski et Dmowski) avait consisté à se situer entre la Russie et l’Allemagne. Aujourd’hui, la Pologne semble vouloir s’affirmer simultanément contre les deux grands voisins. C’est dans ce contexte de tension montante qu’il faut situer la décision du président de la République de Pologne de « torpiller » le triangle de Weimar comme axe de coopération entre l’Allemagne, la France et la Pologne. Crée il y a quinze ans pour le 242e anniversaire de Goethe, le 28 août 1991 par le trio Genscher-Dumas-Skubiszewski lors d’une première réunion à Weimar, il avait pour mission de favoriser l’intégration future de la Pologne dans l’Alliance atlantique et dans l’Union européenne. Il devait aussi étendre à la relation polono-allemande le modèle de la réconciliation franco-allemande. C’était pour l’Allemagne le moyen d’associer la France à son Ostpolitik et pour la France, éventuellement, d’offrir à la Pologne un complément à son tête-à-tête chargé d’histoire avec l’Allemagne. L’annulation par le président polonais, Lech Kaczinski d’une rencontre du Triangle de Weimar avec le président français et la chancelière allemande, au début du mois de juillet 2006 après la publication par un journal allemand, le Tageszeitung, de caricatures à son encontre, a marqué une étape supplémentaire dans la détérioration des relations bilatérales et plus largement, des relations de la Pologne avec l’Union européenne. Selon Andrzej Krzeminski, l’un des meilleurs spécialistes polonais de l’Allemagne, la relation polono-allemande est revenue au stade des imprécations et des gesticulations de la période communiste.[xv] Ceci, alors que l’Allemagne a été le soutien décisif à l’entrée de la Pologne et des pays d’Europe Centrale dans l’UE dont la Pologne est financièrement le premier bénéficiaire parmi les nouveaux entrants et que c’est précisément l’Allemagne qui a fait dans les négociations budgétaires pour la période 2007-2013 le geste qui a permis de conclure favorablement à la fin 2005.
Quelle Constitution européenne ?Car à côté de deux contentieux explicites (le gazoduc et le Centre contre les expulsions) que la diplomatie publique du gouvernement Kaczynski exprime sans ambages, il y a aussi une divergence importante sur la nature du projet européen et plus précisément sur l’idée d’une Constitution européenne. L’arrivée au pouvoir du parti Droit et Justice (PiS) des frères Kaczynski avec deux formations populiste (Autodéfense) et ultra-nationaliste chrétienne, la Ligue des familles polonaises, a permis que se développe un discours ouvertement hostile à l’intégration européenne, mettant l’accent uniquement sur la défense de l’intérêt national. Au cœur de la conception du président et gouvernement polonais, et qui est partagée par le président tchèque Vaclav Klaus et (avec des nuances) le gouvernement minoritaire de ODS à Prague, il y a l’idée que leur pays entre dans l’Union européenne pour affirmer sa souveraineté d’Etat-nation. Cela peut paraître comme un contresens sur le sens de la construction européenne, mais c’est incontestablement ainsi que l’on considère l’UE : une association d’Etats-nations souverains qui partagent un marché commun et doivent résister aux pressions, souvent identifiées à l’Allemagne ou au couple franco-allemand, d’aller plus loin dans le processus d’intégration. D’où l’opposition ouverte au projet de Constitution européenne. Les président polonais et tchèque la considèrent comme superflue et sont parfaitement satisfaits d’en avoir été débarrassés par les référendums français et néerlandais. La très grande majorité de la classe politique polonaise était hostile au projet, préférant en rester au système du Traité de Nice qui (grâce à l’intervention de l’Allemagne !) avait été particulièrement favorable à la Pologne dans la pondération des voix au Conseil européen. Côté tchèque, le président Klaus ne manque jamais une occasion de rappeler que l’Etat-nation est l’alpha et l’oméga de la démocratie et de la souveraineté, que l’Union européenne menace, proposant même de modifier son nom en « Organisation d’Etats Européens ». Si la présidence allemande au printemps 2007 souhaite relancer le projet constitutionnel, elle aura à faire face à des réticences dans les pays qui ont échoué dans la ratification par référendum, mais aussi à une opposition ouverte de la part de ses voisins de l’Est. Leur vision de l’Union peut se résumer à un supplément économique de l’OTAN.
Le Groupe de VisegradIl est cependant important de noter qu’il n’y a pas de position commune des pays d’Europe centrale ou du Groupe de Visegrad qui réunirait la Pologne, la Hongrie la République tchèque et la Slovaquie. Aujourd’hui, la Pologne connaît une détérioration de sa relation avec l’Allemagne, la Hongrie depuis la chute du rideau de fer n’a pas connu de problème, et la république tchèque est dans une situation intermédiaire. Crée en 1991 avec pour objectif commun la désoviétisation et l’arrimage à l’Union européenne, le Groupe de Visegrad peut à l’occasion adopter des positions communes sur une question précise comme la libre circulation de la main d’œuvre dans l’UE et critiquer les périodes de transitions, mais il n’est pas homogène dans sa relation avec l’Allemagne. En avril 1994, le président Havel avait fait une ouverture originale lors de la rencontre des présidents du V4 à Litomysl en Bohême où il avait convié aussi le président Allemand, Richard von Weizsäcker, ainsi que le président Klestil d’Autriche. La formule était intéressante car elle suggérait une nouvelle définition possible de l’Europe Centrale. Chacun des participants avait ainsi donné sa définition de l’Europe Centrale lors d’un grand débat télévisé.[xvi] Le président allemand avait exprimé sa réticence à employer le terme de Mitteleuropa à cause de sa connotation historique comme sphère d’influence allemande.[xvii] Il avait préféré celui « Zentral Europa », plus neutre et plus ouvert. Le président Vaclav Havel avait suggéré que cette nouvelle formule « Visegrad plus deux » (les voisins autrichien et allemand) montrait que l’Europe centrale penchait à l’Ouest. L’Allemagne - et à un moindre degré l’Autriche qui s’apprêtait alors à rejoindre l’Union européenne - apparaissait comme un vecteur de l’intégration de l’Europe Centrale retrouvée sous les débris de l’ancienne Europe de l’Est soviétisée. Et seule une Allemagne clairement ancrée à l’Ouest, après la réunification pouvait assumer une telle tâche.
Une phase de repli national et de poussée des populismesAujourd’hui, au lendemain de l’adhésion à l’UE, l’Europe du Centre Est connaît une phase de repli national et de poussée des populismes. Les crises politiques et l’arrivée au pouvoir de coalitions avec de fortes composantes populistes, nationalistes et anti-européennes que connaissent simultanément la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie et, en version soft, la République tchèque (quatre mois sans gouvernement a débouché sur un gouvernement minoritaire de la droite conservatrice sans mandant du parlement, mais menant une purge d’envergure dans l’administration publique) ne permettent pas d’entrevoir de progrès significatif tant dans la relation bilatérale avec l’Allemagne que dans celle avec l’Union européenne. Car ces crises comportent plusieurs dénominateurs communs : le rejet des élites libérales et pro-européennes qui ont gouverné la dernière décennie et préparé l’entrée dans l’UE. Cette poussée populiste et souverainiste peut être interprétée comme un phénomène de décompression après l’entrée dans l’UE qui a nécessité une période prolongée de réforme. Parallèlement à la fatigue de l’élargissement dans l’Union européenne, il y a une « fatigue de la réforme » en Europe Centrale. Les effets vont sérieusement limiter la possibilité de progresser de façon significative dans l’intégration européenne. Ils ne sont pas non plus particulièrement favorables à une amélioration rapide des relations avec l’Allemagne. De la réconciliation avec l’Allemagne à l’intégration européenne, tel était le leitmotiv des années quatre-vingt-dix. De l’intégration européenne à la réconciliation avec l’Allemagne sera la devise de la décennie à venir. Jacques Rupnik, Directeur de recherches au CERI-Sciences Po, Paris et Anne Bazin, Maître de conférence en science politique à l’Institut d’Etudes Politiques de Lille. NDLR : cet article est initialement paru en allemand sous le titre : « Vorwärts zurück. Deutschland, Polen, Tschechien », Osteuropa 10, Oktober 2006, pp.41-50. Le diploweb.com remercie les auteurs pour cette publication de la version en français. Copyright 20 avril 2007-Rupnik-Bazin pour la version française / www.diploweb.com Notes: [i] Cf. entre autres : Wladiyslaw BARTOSZEWSKI, "Polen und seine Nachbarn, Bemerkungen zur polnischen Außenpolitik", Zeitschrift für Politik, 43, 1 / 1996, pp. 67-73 / Hans Henning HAHN, Wolfgang JACOBMEYER, Adam KRZEMINSKI, Mieczyslaw TOMALA, Hubert ORLOWSKI (dir.), Polen und Deutschland, Nachbarn in Europa, Hanovre : Niedersächsische Landeszentrale für politische Bildung, 1996, 138 p. / Kazimierz WOYCICKI, "Zur Besonderheit der deutsch-polnischen Beziehungen, Sollen Polen und Deutsche zur "Normalität" zurückkehren ?", Aus Politik und Zietgeschichte, Beilage zur Wochenzeitung Das Parlament, B 28 / 96, 5 juillet 1996, pp. 14-20. [ii] Un traité sur les frontières a été signé entre l'Allemagne réunifiée et la Pologne, le 14 novembre 1990 condition première dl’instauration la confiance dans la relation polono-allemande. [iii] Krzystof SKUBIESZEWSKI, "Polen und Deutschland in Europe an der Schwelle des 21. Jahrhunderts", in Hans-Adolf JABOBSEN, Mieczyslaw TOMALA (dir.), Bonn-Warschau 1945-1991. Die deutsch-polnischen Beziehungen. Analyse und Dokumentation, Cologne : Verlag Wissenschaft und Politik, 1992, pp. 518-523. [iv] Evaluée de l'ordre de 300.000 personnes selon les sources gouvernementales polonaises (principalement en Silésie). Le Conseil central des Allemands de Pologne parle quant à lui d'un demi million de personnes. [v] Maciej PERCZYNSKI, "Les Européens de l'est et la question allemande", in Paul LETOURNEAU (dir.), L’Allemagne unie dans une Europe nouvelle, Québec : Centre québécois de relations internationales, 1991, p. 200. [vi] Marcin ZABOROWSKI, Poland, "Germany and EU Enlargement. The Rising Prominence of Domestic Politics", ZEI Discussion Paper C 51 1999, Bonn : Zentrum für europäische Integrationsforschung. [vii] Cf. par exemple la conférence organisée par le deutsches Polen-Institut de Darmstadt, Deutschland-Polen-Osteuropa. Fragen nach einer gemeinsamen europäischen Ostpolitik, les 29 et 30 septembre 2000 et de manière générale les (nombreux) colloques et travaux de cet institut (créé en 1977), qui n'a pas d'équivalent pour les relations germano-tchèques. [viii] Wladyslaw BARTOSZEWSKI, "Immerhin sind wir 39 Millionen", Die Zeit, 26 octobre 2000. [ix] On peut citer à titre d'exemple la lettre des évêques polonais en 1966, le geste de Brandt à Varsovie ou encore la création d'une commission mixte d'historiens chargée d'examiner l'enseignement de l'histoire commune dans les manuels scolaires. [x] Comme le notait le ministre polonais des Affaires étrangères Bartoszewski, l'image des « Allemands ordinaires » a changé en Pologne au début des années quatre-vingt avec les aides massives envoyées par la RFA via l'Eglise notamment. (conférence à l'ambassade de Pologne à Prague le 16 octobre 1996, sur "le dialogue polono-allemand, passé, présent et futur"). [xi] On n’a sans doute pas mesuré en Allemagne à quel point une éventuelle arrivée au pouvoir de E. Stoiber en Allemagne et de V. Orban en Hongrie (Schüsel en Autriche était sur la même ligne) - tout les deux réclamant l’abrogation des décrets Benes comme condition d’entrée dans l’Union européenne - risquait précisément de retourner l’opinion publique tchèque contre l’adhésion à l’Union européenne. [xii] Lubos Palata, « Sudety nase vlast » (les Sudètes notre patrie » slogan favori du Sudentendeutsche Landsmanschaft de Munich), Lidové Noviny, 11 août 2006 [xiii] Pravo, 5 septembre 2006. [xiv] Sur le prisme pro-américain des nouveaux membres de l’UE cf J.Rupnik « America’s best friends in Europe » in T.Judt et D. Lacorne (eds.), With Us or Against US, New York, Palgrave, 2005 et, plus spécifiquement sur la Pologne, J.Rupnik « La Pologne entre l’Europe et les Etats- Unis » in Pouvoirs (n 118 / 2006), p. 137-154 [xv] cité par Jan Kurski, « La réconciliation n’est plus qu’un lointian souvenir » in Courrier International n 829 (21-28 septembre) 2006 L’article fait référence en particulier aux propos de Jaroslaw Kaczynski considérant que la présence du président allemand à la Journée de la patrie « s’inscrivait dans la ligne des nouveaux problèmes inquiétants en Allemagne de ces derniers temps». La réaction est d’autant plus surprenante que Kohler a rappelé que les expulsions avaient commencé en 1939 en soulignant le lien de cause à effet entre les crimes nazis et les expulsions. Cf. « Warschau empört über Köhlers Auftritt bei den Vertreiben“, FAZ, 4. septembre 2006 [xvi] La transcription du débat fut publiée en français par la revue Transeuropéennes (Paris) en 1994 [xvii] sur les rapports de l’Allemagne avec l’Europe Centrale dans une perspective historique cf l’article de l’historien tchèque Milan Hauner, « Germany :but where is it situated ? Germany in Central Europe between East and West », Hoover Institution, Stanford University 114 ( une version allemande est parue dans Ethnos-Nation (1/1995) p 5-16 L'adresse URL de cette page est www.diploweb.com/forum/rupnikbazin07051.htm |
Date de la mise en ligne: mai 2007 |
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Biographie des auteurs |
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- Jacques Rupnik, Directeur de recherches au CERI-Sciences Po, Paris et co-auteur de L’Europe à Vingt Cinq, Paris, Autrement, (2005).- Anne Bazin, Maître de conférence en science politique à l’Institut d’Etudes Politiques de Lille, et est l’auteur d’une thèse de doctorat sur les relations tchèco-allemandes, en cours de publication. Email : bazinbegley@gmx.net |
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