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La contrainte occidentale sur

la politique indochinoise de la France, 1950-1954.

Par Jenny Raflik,  

Docteur en histoire des relations internationales,

professeur agrégée à l'Université de Cergy-Pontoise

Depuis le début de la guerre d’Indochine, la contrainte occidentale a largement influencé le processus de décision français dans la politique asiatique. Les Etats-Unis, surtout, ont exercé une grande pression, d’abord négative, comme c’est le cas entre 1946 et 1949, puis catalyseuse avec leur aide militaire entre 1950 et 1952, puis oppressante, et finalement insupportable dans les années 1953-1954. Avec la conclusion des accords de Genève, c’est l’émancipation française de la contrainte occidentale qui est consacrée. Le rejet de la Communauté Européenne de Défense, le mois suivant, est la suite logique de Genève. La France, dégagée de ses engagements en Asie, peut désormais s’émanciper également de la tutelle américaine dans sa politique européenne, tout en exprimant sa rancœur devant l’allié défaillant.

Biographie de l'auteur en bas de page.

Mots clés - Key words: jenny raflik, docteur en histoire des relations internationales, professeur agrégée à l'université de cergy-pontoise, thèse sur les décideurs français et l'alliance atlantique 1947-1954 sous la direction du professeur robert frank, la contrainte occidentale sur la politique indochinoise de la france de 1950 à 1954, 1950-1952 : les dirigeants français à la recherche de l'aide occidentale, le début de l'engagement américain, l'intermède du général de lattre, résolution de l'otan de 1952, 1953-1954: une contribution américaine de plus en plus oppressante pour la politique française, les états-unis: financiers incontournables et alliés encombrants, la pression sur la ced, sauver dien bien phû : la mission du général ely à washington, de la chute de dien bien phû à l'émancipation française, la rupture franco-américaine, pierre mendès france et la conférence de genève, programme d'histoire de la classe de terminale.

 

 

 

*

 

 

Si le conflit qui débute en Indochine dans le contexte de l’après Seconde guerre mondiale peut apparaître, dans son commencement, comme une classique guerre de décolonisation, très vite, le déclenchement de la guerre froide lui donne un sens et une ampleur bien autre. Pour les responsables français eux-mêmes, en but aux critiques des opinions publiques de la plupart de leurs alliés occidentaux, la définition de ce conflit devient un enjeu majeur. La France, incapable de faire face seule aux dépenses en Indochine, alors même qu’elle doit se reconstruire, et assumer un effort de réarmement important pour la défense de la Métropole, a besoin de l’aide de ses alliés, et en particulier du plus puissant d’entre eux, les Etats-Unis, pour mener à bien ses opérations militaires en Indochine. Or, la traditionnelle hostilité des Etats-Unis au colonialisme implique pour Paris de caractériser l’action en Indochine dans un autre cadre que celui de la reconquête coloniale, ce que la guerre froide semble rendre possible. Mais dès lors que les opérations militaires en Asie du Sud Est sont présentées aux opinions publiques internationales comme une contribution à l’effort général de défense du monde libre contre le communisme, les dirigeants français acceptent implicitement de laisser d’autres puissances exprimer leurs voix. Les intérêts nationaux n’étant plus les seuls enjeux du conflit, la France ne peut plus être seule maîtresse de ses décisions. 

Il importe donc de déterminer l’influence prise par les autres puissances occidentales sur le processus décisionnel français en Indochine, et notamment par les Etats-Unis, qui s’imposent rapidement comme le banquier de la guerre dans cette région.

Dans les premières années de l’après-guerre, les Etats-Unis s’intéressent peu aux événements d’Indochine, sinon pour les condamner. Ce n’est qu’à partir de 1950 que la situation évolue. Le glissement de la perception du statut de la guerre d’Indochine, dont le caractère colonial s’efface devant le caractère international, incite Washington à accorder son aide à la France, une aide qui devient rapidement aussi vitale qu’insupportable pour Paris. Si entre 1950 et 1952 Paris semble prêt à tout pour obtenir cette aide, à partir de la fin de l’année 1952, la contribution américaine devient oppressante, si bien qu’en 1954, le gouvernement Mendès France ne verra le salut que dans une « émancipation » de la contrainte occidentale.

 

1. 1950-1952 : les dirigeants français à la recherche de l’aide occidentale

Très tôt, pour les dirigeants français, conscients des limites de leur capacité militaire après la Seconde Guerre mondiale, la nécessité d’une aide alliée pour faire face à leur engagement en Indochine s’impose. Les efforts de la diplomatie française, entre 1948 et le début de 1950, se multiplient dans ce sens. La lutte en Asie est présentée désormais uniquement comme un élément de la défense commune du monde libre contre le communisme, élément complémentaire des efforts menés en Europe dans le cadre du Pacte atlantique. Néanmoins, si les dirigeants américains multiplient les encouragements, leur opinion publique reste farouchement hostile à l’action française en Indochine, et les Etats-Unis demeurent prudemment à l’écart du conflit.

 

A. Le début de l’engagement américain

C’est la reconnaissance par Moscou du gouvernement Hô Chi Minh, le 30 janvier 1950, qui modifie les choses, et le 7 février, la Grande-Bretagne, puis les Etats-Unis, reconnaissent les Etats associés du Cambodge, du Vietnam et du Laos comme membres de l’Union française.

A Paris, tout semble désormais possible. On est conscient au Quai d’Orsay, que la reconnaissance d’Hô Chi Minh par Moscou aggrave la situation de la France en Indochine, mais « cette situation a du moins l’avantage d’avoir internationalisé de façon évidente le problème indochinois »[i]. Désormais, l’appel à l’aide américaine semble se justifier totalement. Immédiatement se met en place le cycle de la demande et de ses contreparties. On sait au Ministère des Affaires étrangères que l’aide américaine ne sera possible qu’en acceptant l’évolution de l’Indochine vers une large indépendance. D’autre part, l’appui américain engagera plus à fond la France dans le mécanisme d’opposition des deux blocs. Mais inversement, il donne une chance de rétablir suffisamment la situation[ii]. Ayant pesé le pour et le contre, le 16 février, Paris envoie une demande d’aide détaillée pour l’Indochine. Une première déception est au rendez-vous. La mission d’enquête américaine envoyée sur place pour étudier la situation, la mission Griffin, juge le « devis »  très exagéré, et estime à 23 500 000 dollars les besoins, soit quatre fois moins que l’estimation initiale.

Rapidement, dans le sillage de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis, d’autres puissances reconnaissent les Etats associés : l’Italie (28 février), la Jordanie (20 février), le Honduras (24 février), le Brésil (25 février), la Thaïlande (28 février), le Vatican (15 mars), alors que la Yougoslavie reconnaît Hô Chi Minh le 21 février. Le caractère international du conflit est désormais bien établi. Pourtant, de tous ces pays, aucune aide n’est à attendre, et c’est bien du côté des Etats-Unis seuls que tendent les efforts français. Les négociations sur l’aide militaire sont âpres. Les Américains, d’accord sur le principe de leur contribution, exigent une plus grande indépendance du Vietnam. De leur côté, les Français, qui ne veulent pas d’une aide conditionnelle, ni faire de trop grandes concessions, refusent que l’aide militaire aille aux Etats associés, et non au corps expéditionnaire français. La déclaration à la presse du 17 mars 1950 du général Carpentier  (« je n’accepterai jamais que cet équipement soit donné directement aux Vietnamiens. S’il l’était, je demanderai à être relevé de mes fonctions dans les 24 heures »[iii]), est relayée par une presse américaine très critique.

Les hommes politiques américains eux mêmes sont d’ailleurs assez réticents. Le communiqué final des entretiens Bidault – Acheson à Paris, les 7 et 8 mai 1950 est assez vague, mais l’urgence d’une décision est reconnue. Le 6 juin 1950, l’aide économique des Etats-Unis en faveur des trois Etats associés est fixée jusqu’au 30 juin 1951 à 23 500 000 dollars. L’ambassadeur américain auprès des Etats associés, Health, arrive début juillet. Les livraisons de matériel américain commencent en août. Ces livraisons comprennent du matériel de réparations, de l’armement léger, de l’artillerie légère, destiné à l’équipement de nouvelles unités vietnamiennes, cambodgiennes et laotiennes. Mais dès septembre, les livraisons ralentissent, les Américains devant faire face eux mêmes à d’immenses besoins en Corée.  Néanmoins, le cycle de l’aide est lancé.

Naturellement, cette aide n’est pas sans conséquence. On s’inquiète au Quai d’Orsay du soutien américain aux revendications de Bao Daï sur la révision des accords entre la France et les Etats associés. Or, les décideurs français n’ont qu’une confiance limitée en la fidélité de Bao Daï à l’Union française. Muni d’une totale indépendance, ne préférerait-il pas une simple alliance bilatérale avec les Etats-Unis ? Autre conséquence de cette contribution américaine : on majore, d’un côté comme de l’autre, le caractère international du conflit, et on en exagère l’ampleur. Il ne s’agit plus, dans les discours officiels, d’aider l’Indochine, mais de contrecarrer les plans d’agression communistes dans toute l’Asie du Sud-Est. La surenchère est générale. En vertu de la « théorie des dominos » développée à Washington par le gouvernement pour convaincre le Congrès, la chute du Tonkin entraînerait sans doute la chute de la Thaïlande et de la Birmanie, peut-être de la Malaisie et des Philippines, voire même de l’Australie et de l’Inde. L’argument est repris du côté français pour demander toujours plus de crédit, et on peine, en définitive, à dégager l’argument politique de l’argument stratégique. En outre, les accusations se multiplient, Outre-Atlantique, sur le manque de résolution de la France à faire face à ses engagements dans le cadre de l’OTAN. Il est évident que la France n’a pas les moyens de remplir ses engagements à la fois en Europe et en Asie, et l’aide américaine semble devoir interminablement s’accroître. Les Français en seront-il dignes ? La presse américaine développe régulièrement des critiques contre le neutralisme français, sujet qui revient également dans les réunions bilatérales.

L’attitude de Paris sur ce point est d’ailleurs contradictoire. Alexandre Parodi, secrétaire général du Quai d’Orsay, mentionne la possibilité d’un retrait du pays, Henri Bonnet, ambassadeur de France à Washington, mentionne la recherche d’une solution diplomatique[iv] ; le général Juin, quant à lui, constatant l’impossibilité de mener à bien le plan de réarmement du 5 août 1950, constate :

« L’hypothèse indochinoise agit sur l’ensemble de ses ressources à la manière d’une machine à dépiquer qui après avoir séparé le bon grain s’en réserve la meilleure part. Si cette politique militaire doit être poursuivie au delà de juillet 1952, la France donnera l’exemple sans précédent dans l’Histoire et inintelligible à tous les être sensés d’une grande nation qui hésite à combattre le communisme sur son propre sol et s’en remet à d’autres du soin de défendre ses frontières pour pouvoir mieux se consacrer avec tous ses moyens, et au bout du monde, à une guerre coûteuse qui n’a plus d’autre justification, c’est un fait que de s’opposer au communisme ». 

Pour remédier à cette situation, il propose de faire pression sur les Américains : « C’est là en vérité le seul langage à faire entendre à Washington, en mettant nos interlocuteurs en présence des nécessités fâcheuses (commencement d’abandon) qui s’imposeraient à nous dans un an si nous n’étions pas aidés de toutes matières en internationalisant au besoin la question indochinoise »[v].

Il est difficile de dégager la crainte sincère pour l’avenir de la position française en Indochine de l’argument politique destiné à convaincre les Américains de multiplier les aides. Le résultat de cette attitude est en tout cas mitigé, et aggrave l’inquiétude de Washington. L’aide américaine serait en effet dépourvue de sens si les Français n’étaient pas déterminés à se battre, et abandonnaient finalement la partie. Pour pallier ce risque, les Etats-Unis sont désormais résolus à faire entendre davantage leur voix. Après la défaite de Cao Bang, l’ambassadeur américain en Indochine met en cause les capacités de commandement du général Carpentier, et critique les services de renseignement français. Il reproche en outre aux Français leur « pusillanimité » parce qu’ils avaient hésité à engager le combat près de la frontière chinoise. Demandant la nomination d’un nouveau Haut-Commandement, il exige également de plus en plus d’informations sur les décisions françaises prises en Indochine. L’ingérence est évidente, et revendiquée.

 

B. L’ « intermède » de Lattre

C’est le général de Lattre qui est nommé en décembre 1950. Dans le contexte de crise qui couve entre la France et les Etats-Unis, l’accueil qui lui est réservé par les Américains est enthousiaste[vi]. Immédiatement, il impressionne les journalistes par sa personnalité. Pourtant, de vifs incidents éclatent entre lui et les représentants de Washington en Indochine. Il critique la nature de l’aide américaine, les manigances des Etats-Unis et des Vietnamiens dans le dos des Français, et surtout l’ingérence de Washington dans la politique indochinoise de la France[vii]. Avec de Lattre éclate la grande incompréhension entre les deux alliés quant aux buts de la lutte : il s’agit de se battre contre le communisme, certes, mais pour les Français, c’est la défense de l’Union française qui est en cause, surtout pour l’armée de métier présente sur place. Pour Washington, en revanche, il s’agit de préserver dans la sphère occidentale les réserves de riz, d’étain, de caoutchouc de l’Indochine[viii].

En France même, de Lattre ne fait pas l’unanimité. Ses demandes de renfort excèdent certains responsables politiques. Lors du Comité de Défense Nationale du 17 mars 1951, René Pleven reproche à ses collègues de se laisser trop « séduire » par le général. Hostile à l’envoi de renforts en Indochine, il préférerait que l’aide américaine serve en priorité à la défense de l’Europe, et craint que les demandes accrues pour le front asiatique ne mettent en péril la défense directe de la Métropole. Il se heurte lors de cette réunion à Georges Bidault, pour qui l’Indochine est « un actif européen ». Pour Bidault, l’action au Tonkin « préserve la France sur le Rhin comme elle préserve la Communauté atlantique »[ix]. Ce débat entre les deux ministres illustre le déchirement du pays entre ses responsabilités en Asie et ses besoins en Europe. C’est la stratégie de défense occidentale tout entière qui est en cause.

Néanmoins, le voyage du général de Lattre de Tassigny à Washington, du 13 au 24 septembre 1951, est un succès populaire. Pour le Haut Commandant en Indochine, l’objectif est double : il s’agit d’informer l’opinion publique de la nature « internationale » de la guerre d’Indochine, et de demander une aide accrue pour la création et la formation d’une armée nationale vietnamienne. Pour le premier point, le succès est total. Aux yeux de l’opinion publique américaine, la guerre d’Indochine change de sens, et incarne la lutte contre le communisme. Face aux hommes du Pentagone et de la Maison Blanche, le résultat est plus mitigé. Outre, une augmentation du montant du financement américain, De Lattre voulait aussi convaincre Washington que l’Indochine était bien plus importante que la Corée. Reprenant à son compte la « théorie des dominos », il explique à ses homologues du Pentagone que perdre l’Indochine, ce serait non seulement perdre toute l’Asie non communiste, mais aussi Suez et peut-être l’Afrique. Ce serait encourager les anciennes colonies ou les pays tentés par le neutralisme à rejoindre le camp de Moscou. Malgré les promesses d’aide obtenues, ses interlocuteurs restent prudents, et retiennent surtout l’engagement de De Lattre de trouver une issue victorieuse au conflit dans les dix huit mois.

La mort du général remet tout en question. De nouveau, la question se pose de savoir si la France est décidée à se battre ou non, et jusqu’où. Le malaise est profond à Paris devant les critiques toujours plus fortes de ses alliés sur sa détermination à se battre en Europe, et à faire face à ses engagements atlantiques. En outre, les pressions américaines sur le réarmement allemand accentuent le mal-être français. Pourquoi se battre en Indochine, si c’est à cause de la ponction causée par cette guerre que les Etats-Unis veulent réarmer l’Allemagne ? Lors de la réunion tripartite du 28 mai 1952, le président Pinay souligne à ses homologues anglo-saxons le lien entre l’Indochine et la C.E.D. En Indochine, la France défend l’intérêt du monde libre, par conséquent, dit-il, elle ne doit pas être défavorisée à cause de cet effort en Europe face à l’Allemagne. Il obtient une promesse d’aide supplémentaire. Mais Pinay et Letourneau ne dissimulent pas aux Anglo-saxons que l’opinion française est lasse de cette guerre[x]. Pour les Américains, il est clair désormais que les dirigeants français ne croient plus à la victoire[xi], et de nouvelles pressions sont exercées sur les Français, alors que l’aide elle même est bloquée par le contexte des élections présidentielles aux Etats-Unis.

Pour se dégager de cette pression américaine, et ouvrir de nouvelles perspectives aux demandes d’aides françaises, Paris décide alors de porter la question indochinoise directement dans le cadre de l’O.T.A.N.

 

C. La résolution O.T.A.N. de 1952 : la concrétisation de l’internationalisation ?

En présentant le dossier indochinois devant le Conseil atlantique, les dirigeants français ont plusieurs arrières-pensées : dépasser le cadre des négociations bilatérales avec les Etats-Unis et la Grande-Bretagne sur l’aide en Asie, faire reconnaître par l’ensemble des alliés atlantique le caractère international de la lutte en Indochine, et démontrer leur rôle de grande puissance par cet engagement, alors même que la place de la France au sein de la Communauté Européenne de Défense semblait remettre ce statut en cause face à l’Allemagne. La décision est prise lors du CDN du 11 décembre 1952 d’évoquer la question devant la réunion du Conseil de l’Atlantique Nord qui doit s’ouvrir le 15 décembre 1952[xii].

Les échanges de vues sur l’Indochine commencent effectivement devant le Conseil le 16 décembre par un exposé de Robert Schuman sur les incidences du conflit indochinois sur la communauté atlantique : incidences stratégiques, tout d’abord, mais aussi politiques, militaires, économiques et financières. Ne niant pas les difficultés françaises, il souligne que les charges financières pesant sur la France du fait de la guerre d’Indochine conditionne sa participation à la défense de l’Europe, et oriente sa politique à l’égard de l’Allemagne. Mais en échange de cette sincérité, Schuman demande à ses alliés une déclaration de solidarité collective. Letourneau, à son tour, prend la parole devant le Conseil pour préciser la nature de l’effort militaire de la France en Indochine, la part laissée dans la lutte aux Etats associés (preuve du caractère non colonial de la guerre !), et l’importance stratégique mondiale de l’Indochine. Ce faisant, lui aussi demande aux membres de l’Alliance de prendre leur responsabilité[xiii]. La discussion qui suit les déclarations des ministres français est lourde de signification. L’ensemble des représentants reconnaissent l’importance de la lutte française dans l’intérêt général des puissances occidentales, mais, comme attendu, à l’exception des Etats-Unis qui soulignent leur contribution, aucun n’entend soutenir la France autrement que par de bonnes paroles. De Gasperi s’oppose même préventivement à toute « extension des engagements juridiques des pays de l’O.T.A.N. dans le cadre du Traité de l’Atlantique Nord »[xiv]. Le Conseil stoppe la discussion en adoptant une résolution proposée par Dean Acheson :

 « Le Conseil de l’Atlantique Nord reconnaît que la résistance à l’agression directe ou indirecte dans n’importe quelle partie du monde est une contribution essentielle à la sécurité commune du monde libre.

AYANT ETE INFORME, au cours de sa réunion à Paris du 16 décembre 1952, des derniers développements de la situation politique et militaire en Indochine,

EXPRIME sa profonde admiration pour le courageux combat qui est mené sans répit par les forces françaises et les armées des Etats associés contre l’agression communiste,

RECONNAIT que la résistance des nations libres en Asie du Sud Est, comme en Corée, est en pleine harmonie avec les buts et l’idéal de la Communauté atlantique ;

ET, EN CONSEQUENCE EST D’ACCORD pour estimer que la campagne menée en Indochine par les forces de l’Union française mérite de recevoir un soutien sans défaillance de la part des gouvernements atlantiques », Palais de Chaillot, XVIè, Paris[xv]

Les ministres français n’attendaient pas plus de la part du Conseil atlantique, l’Indochine se trouvant de toutes façons hors de la zone géographique couverte par le traité de Washington. La résolution est bien une victoire diplomatique[xvi]. La France, débitrice sur le plan de la négociation financière, apparaît ainsi créditrice sur le plan de la stratégie commune.

Dès le lendemain du vote, les ministres français, anglais et américains, réunis au Département procèdent à un début de mise en œuvre de cette déclaration de principe et Acheson et Eden acceptent l’idée de la création de l’organisme interallié de liaison pour le Sud Est asiatique réclamé par les Français depuis le 27 juin. D’autre part, pour la première fois, tous les partenaires atlantiques, et non plus seulement les Etats-Unis,  reconnaissent que la guerre d’Indochine entre dans le cadre de la défense du monde libre. Ce conflit cesse officiellement d’être « colonial » pour apparaître comme une « contribution essentielle à la sécurité de l’occident », même si sur le plan des opinions publiques, la partie est loin d’être gagnée[xvii]. En outre, la motion du 17 décembre consacre implicitement la reconnaissance du principe de l’interdépendance des théâtres d’opérations, et, partant, du rapport évident qui existe entre la capacité de la France à participer à la défense de l’Europe et l’étendue de ses engagements en Extrême-Orient. Désormais, le problème de la défense européenne est clairement lié à celui de la défense de l’Indochine.

Le lien est également reconnu entre l’Indochine et la Corée, ce qui laisse supposer que si une négociation véritable s’ouvrait sur la Corée, elle devrait nécessairement englober l’Indochine. Grâce à cette résolution, en outre, juridiquement, « ce n’est plus la France seule, mais bien l’ensemble de la communauté occidentale qui demande aux Etats-Unis une aide accrue pour l’Indochine »[xviii]. Enfin, la motion atlantique apporte également un appoint précieux sur le plan intérieur français et sur celui de l’Union française. « Les attentistes autochtones voient dans l’aval fait à notre politique par 14 pays un gage de victoire. Les combattants y trouveront un encouragement »[xix]. Mais immédiatement, la méfiance envers les intentions américaines se manifeste : « il s’agit de voir maintenant comment va se traduire le soutien américain. Il est possible que l’aide américaine soit subordonnée à un effort accru de notre part ». Or, une demande d’envoi de renforts en Indochine provoquerait la désorganisation de la défense française en Europe. De plus, envoyer des éléments du contingent en Indochine, comme le suggérait Washington, au moment où se pose le problème de la reconstitution d’unité allemande, serait désastreux face à l’opinion française.  

Une question préjudicielle se pose donc quant à la politique indochinoise : celle de la place à attribuer à l’aide à l’Indochine dans le cadre de l’assistance totale donnée par les Etats-Unis à la France au titre de l’ensemble de son effort militaire. Il s’agit de choisir entre deux politiques : ou bien obtenir l’accroissement de la contribution américaine en soutien de l’effort global, et dans les conditions politiquement les moins dangereuses ; ou bien demander une augmentation de l’aide spéciale à l’Indochine, en acceptant le risque de voir les Etats-Unis revendiquer en contrepartie le droit à une certaine ingérence dans l’utilisation des fonds versés. C’est l’enjeu de la politique indochinoise de la France à partir de l’année 1953. 

 

2. 1953-1954 : une contribution américaine de plus en plus oppressante pour la politique française

Le début de l’année 1953 marque le début d’une nouvelle étape dans les relations franco-américaine avec l’élection à la présidence des Etats-Unis d’Eisenhower.

 

A. Les Etats-Unis : financiers incontournables et alliés encombrants

En France, la mise en place de la nouvelle administration est vue avec inquiétude. On craint des conditions plus rigides d’attribution des fonds, et un contrôle plus serré encore de leur utilisation[xx]. Pourtant, la part américaine dans le financement des opérations en Indochine est de plus en plus importante, et devient incontournable. Les Français sont d’autant moins capables de résister aux pressions de leurs alliés que le financement en dollars de la guerre est devenu un moyen de régler le problème du déficit de la balance des paiements. En 1954, la guerre d’Indochine est financée à 80% par les Etats-Unis[xxi], ce qui les met en position de demander à Paris un effort plus soutenu, en même temps qu’ils exigent d’être plus étroitement associés à l’élaboration et à l’exécution de la stratégie.

La part prépondérante des Etats-Unis dans le financement n’est pas sans inquiéter Paris, autant sans doute qu’elle le soulage. Letourneau, puis René Mayer évoquent clairement le « risque d’une main-mise américaine sur l’Indochine »[xxii]. Pourtant, tous leurs espoirs sont liés à cette même aide, et surtout, l’Union française ne peut plus se passer de l’apport de dollars. Les craintes sur les revendications de Washington à participer à la direction des opérations sont très vite justifiées : les Etats-Unis réclament un plan d’action. A l’annonce du voyage de René Mayer aux Etats-Unis, les demandes se font de plus en plus précises[xxiii], et le plan Navarre, dans ce contexte, est largement élaboré sous la pression américaine. Lors de ce voyage, les représentants français se trouvent obligés de s’engager à reprendre l’offensive pour obtenir l’aide alliée. Les engagements pris sont certes vagues, mais indispensables. Le 22 avril 1953, Dulles se rend au Quai d’Orsay pour négocier l’aide pour les années 1953-1954. Ses conditions sont claires : la poursuite de l’aide dépend de l’existence d’un programme prévoyant une conclusion rapide de la guerre dans les deux ans. Le 26 avril, il revient, en compagnie du général Nash. Ce dernier précise les inquiétudes du Pentagone devant la lenteur des Français, interprétée comme un manque de détermination, et ajoute que le Pentagone juge le général Salan incompétent. Pour la seconde fois, Washington exige le changement du Haut-Commandement français, et pour la seconde fois, les Français y consentent. Eisenhower, pour remplacer Salan, demande Guillaume, ou à défaut le général Valluy. Il réclame également une plus grande indépendance pour le Vietnam. Néanmoins, malgré l’insistance américaine, René Mayer écarte Guillaume, malade, et Valluy, qui ne s’entend pas avec les Vietnamiens, et nomme Navarre, tout en promettant de donner satisfaction à Washington sur l’indépendance des Etats associés. Navarre arrive en Indochine le 19 mai, et dès le 10 juin, les Etats-Unis lui envoient une mission militaire. Entre temps, Paris cède à Washington, et dévalue la piastre, augmentant ainsi le pouvoir d’achat des dollars, mais mécontentant la bourgeoisie aisée du Vietnam[xxiv]. Le 2 septembre 1953, enfin, le Pentagone se déclare favorable au financement du plan Navarre, sous réserve « que les Français le mettent en œuvre, remportent des succès significatifs, et se montrent toujours disposés à écouter les avis américains – et à les suivre »[xxv]. Le financement dépend de la réalisation du plan, et les Français doivent s’y engager. C’est l’objet de l’échange de lettres entre le Ministre des Affaires étrangères, G. Bidault, et l’ambassadeur des Etats-Unis à Paris, le 29 septembre 1953[xxvi].  En échange de l’aide américaine, Paris assure ses intentions de parfaire l’indépendance des Etats associés, de prendre l’offensive « énergiquement et rapidement », en mettant en œuvre le plan Navarre, de tenir son allié informé de ses décisions, de tenir compte de ses conseils sur la stratégie déployée au Vietnam, et s’engage à ne mener « aucune modification fondamentale ou permanente de ses plans et de ses programmes en ce qui concerne celles de ses forces qui sont placées sous le commandement de l’O.T.A.N. » [xxvii]. Les Américains, en échange, confirment que pour l’année fiscale 1953-1954 ils fourniront à la France une aide budgétaire directe de 460 millions de dollars, et une aide supplémentaire de 385 millions destinée au plan Navarre, plus 85 millions sous forme de matériel militaire et 217 millions dans le cadre des crédits off shore, la majeure partie de ce montant étant destiné à l’Indochine. Les Français sont donc moralement tenus de passer à l’offensive.  

Pourtant, après un bref moment d’euphorie au début des opérations françaises, la désillusion est forte. Devant la situation à Dien Bien Phu, malgré tout, les chefs d’Etat-major du Pentagone recommandent un soutien financier total à Navarre. En dehors de cet aspect financier, l’intervention militaire directe reste toujours exclue par Washington.

 

B. La pression sur la C.E.D.

La tension entre les Etats-Unis et la France sur le dossier de la Communauté Européenne de Défense se répercute, dans ce contexte d’offensive en Indochine, sur l’attitude américaine. Pour les Etats-Unis, l’Indochine et la C.E.D. sont indissolublement liées, conséquence logique de l’internationalisation du conflit asiatique. Mais l’administration Eisenhower se trouve placée devant la contradiction de sa politique en souhaitant à la fois que les Français poursuivent la guerre, et qu’ils ratifient la C.E.D. Or, à l’Assemblée Nationale, les députés favorables à la poursuite de la guerre sont aussi majoritairement ceux qui sont hostiles à la C.E.D., et vice versa.

La France elle aussi est engagée dans le cycle des contradictions. D’un côté, pour beaucoup de députés français, seule une victoire en Indochine serait de nature à permettre à la France de tenir son rang en Europe dans la C.E.D. face à l’Allemagne. Seul un tel prestige pourrait contrebalancer le réarmement allemand. Mais si la France a besoin d’être forte en Indochine pour imposer ses vues en Europe, elle ne peut réussir en Asie sans dégarnir ses troupes en Métropole, et donc s’affaiblir aux yeux de ses alliés atlantiques en reniant ses engagements. Avec l’aggravation de la situation militaire, la clause du traité instituant une Communauté Européenne de Défense prévoyant la possibilité pour la France de retirer une partie de ses troupes en cas de nécessité en Afrique du Nord ou dans l’Union française devient fondamentale.

Au Quai d’Orsay, où l’on est globalement hostile au projet d’armée européenne, on commence à réfléchir sur les possibilités d’un règlement de la question indochinoise par voie de négociation[xxviii], contre l’opinion de Washington. La demande de Bidault d’inscrire la question indochinoise à l’ordre du jour de la conférence de Genève met Eisenhower hors de lui. Pour le président américain, il est évident que le Viet-Mihn va vouloir frapper un grand coup avant l’ouverture de la conférence. L’attaque du camp de Dien Bien Phu le 14 mars semble lui donner raison.

 

C. Sauver Dien Bien Phu : la mission Ely à Washington

Devant la situation dramatique du corps expéditionnaire français à Dien Bien Phû, le gouvernement se tourne vers Washington, et envoie Ely, du 21 au 27 mars 1954, négocier une aide militaire directe des Etats-Unis. Dans son rapport de mission, celui-ci dégage trois constatations essentielles :

1)     « l’importance donnée par les Etats-Unis à la bataille de Dien Bien Phu, la chute de la place devant être considérée comme un désastre à portée politique considérable ;

2)     les conséquences qu’aurait à leurs yeux l’implantation du communisme en Indochine, qui, quelle que soit la forme qu’elle prendrait, engagerait l’avenir du monde libre et affecterait gravement la stratégie générale ;

3)     la gravité de la crise actuelle et, plus encore, de la crise en puissance dans les relations franco-américaines à une époque où ces relations apparaissent aux Américains comme déterminantes pour l’avenir de nos deux pays et du monde libre[xxix] ».  

Ely concentre ses efforts sur trois objectifs : hâter les livraisons prévues par les services américains et obtenir celles présentées à titre exceptionnel ; faire comprendre les perspectives dans lesquelles la France situe le problème d’Indochine et les difficultés auxquelles elle fait face ; présenter les vues françaises sur la stratégie mondiale et aborder en toute franchise le problème des relations actuelles des Etats-Unis et de la France. Définissant la position française, il souligne à ses interlocuteurs la volonté française de chercher une solution politique, notamment dans le cadre de la conférence de Genève, d’accorder l’indépendance aux Etats associés, mais dans le cadre de la constitution française, et pour cela, de « vietnamiser » les forces combattant en Indochine.

Le premier interlocuteur d’Ely, l’amiral Radford se montre favorable à une aide américaine aux combattants de Dien Bien Phû, et envisage des raids aériens (opération Vautour). Lors de l’entretien entre Dulles et Ely, Dulles explique que les Etats-Unis ne peuvent risquer leur réputation de grande puissance, et qu’ils ne s’engageront que sûrs du succès. Ils exigeraient donc d’être pleinement associés à la conduite de la guerre. Malgré sa politesse, Dulles marque le manque de confiance de Washington dans le commandement français. En outre, l’opposition demeure entre la position de la France, résolue à entamer rapidement une négociation dans un cadre international, quitte à poursuivre les hostilités si elle échoue, et la thèse américaine selon laquelle l’ouverture des pourparlers n’est raisonnablement concevable qu’après avoir obtenu dans le domaine militaire le bénéfice d’une réelle position de force. Opposition indépassable dans le contexte du siège de Dien Bien Phû.

Mais c’est bien plus que le destin de Dien Bien Phû qui se joue lors de la mission Ely, ce sont les relations franco-américaines qui se trouvent placées sur la table des négociations, et Ely présente aux Américains un véritable inventaire des reproches français à leur égard :

« J’ai abordé le problème de l’état actuel des relations franco-américaines que nous avons traité avec une grande franchise. J’indiquai d’abord que les représentants du gouvernement américain, même à un niveau élevé, se comportaient souvent comme s’ils voulaient nous supplanter, politiquement et économiquement ; j’insistai sur les formes régulièrement envahissantes que prend immanquablement toute présence américaine ; je signalai une méconnaissance profonde chez l’officiel américain des problèmes français dont la solution s’avère d’autant plus difficile que nos ressources sont désormais limitées tandis que la superpuissance des Etats-Unis permet au gouvernement américain d’éponger n’importe quelle erreur ; je déplorai une préférence américaine marquée pour l’Allemagne, l’ennemie d’hier ; j’attirai l’attention sur l’administration américaine, paperassière, lourde, inquisitrice et dont les méthodes de contrôle nous irritent. J’exposai le privilège anormal dont bénéficient dans le domaine opérationnel les troupes américaine pour l’emploi des armes nouvelles alors qu’il est refusé aux alliés qui ont les mêmes problèmes militaires à résoudre ; je regrettai enfin que les Etats-Unis accordent plus facilement des crédits off shore qu’une collaboration technique véritable ». 

La réponse américaine est tout aussi critique à l’égard de la France :« L’amiral Radford répondit que le comportement actuel de la France suscitait dans son pays et l’administration une extrême impatience, le dynamisme américain s’accommodant mal de nos lenteurs, de nos réticences, de notre immobilisme, de nos indécisions. Il ne comprenait pas que nous nous détachions du projet de la C.E.D. dont nous avions pris l’initiative ». 

En définitive, malgré le soutien de Radford, et dans une certaine mesure de Dulles à une intervention américaine, l’opposition d’Eisenhower reste entière. De leur côté, les Britanniques refusent l’escalade de la violence, et préfèrent une négociation dans le cadre de Genève. Le 5 avril, Laniel et Bidault convoquent Dillon à Matignon, et demandent officiellement une intervention aérienne des Américains pour sauver Dien Bien Phû. Très vite, il est clair que les Etats-Unis ne feraient rien pour sauver Dien Bien Phû.

 

3. De la chute de Dien Bien Phû à l’émancipation française

 

A. La rupture franco-américaine 

Le malaise est profond en France devant l’inaction américaine. Pour le général Navarre, la responsabilité de la défaite incombe à Washington. De son point de vue, ce sont les hésitations Outre-Atlantique qui ont encouragé Hô Chi Minh et nui à la résistance française. Alors membre de la délégation française au Groupe Permanent de l’O.T.A.N., à Washington, l’amiral Marcel Duval témoigne de l’atmosphère très lourde qui a entouré le siège de Dien Bien Phû :

« Nous l’avons vécu avec angoisse, puis consternation, et enfin humiliation, pour cette dernière en raison de la commisération appuyée dont nous entouraient nos alliés »[xxx].  

Le 7 mai, Dien Bien Phû tombe, entraînant dans son sillon le gouvernement Laniel. Le jour même, Dillon câble à Washington que les Français envisagent de négocier un accord dans les conditions les moins favorables à Genève. Le secrétaire d’Etat annonce alors que les Etats-Unis sont prêts à donner à la guerre un caractère vraiment international à partir d’une association – sur un pied d’égalité – entre les forces françaises et les forces américaines. La Maison Blanche envoie le général Trapnell discuter ce projet avec Ely. Les conditions posées à une intervention militaire américaine sont au nombre de sept : la demande d’intervention doit être formulée à la fois par le gouvernement français et les Etats associés d’Indochine, cette intervention doit recevoir l’agrément des Nations Unies, regrouper des forces venues de Thaïlande, des Philippines, d’Australie, de Grande-Bretagne et de Nouvelle-Zélande. Le Vietnam doit jouir d’une totale indépendance, y compris le droit de quitter l’Union française. La France doit prendre l’engagement de ne pas se retirer du Vietnam. Les Etats-Unis exigent d’être chargés de l’instruction des soldats vietnamiens, et veulent assumer le commandement des opérations aériennes[xxxi]. Outre ces conditions, Washington demande que le gouvernement français fasse confirmer ces points par l’Assemblée Nationale.

Malgré l’invraisemblance de ces conditions, et surtout du consentement du Parlement, Bidault poursuit la négociation avec Washington sur ces bases. Son intention est de brandir la menace d’une intervention américaine pendant la conférence de Genève. Si la mauvaise foi est patente du côté français, elle l’est tout autant du côté de Washington qui impose délibérément des conditions inacceptables. Les négociations se poursuivent néanmoins jusqu’à la mi-juin, date à laquelle Eisenhower et Dulles décident de ne plus entretenir à Genève qu’une délégation restreinte.

 

B. Pierre Mendès France et la conférence de Genève 

Alors que l’opération de Dien Bien Phû aurait dû permettre à la France de se présenter dans une situation de force à Genève[xxxii], elle se retrouve au contraire à la place du vaincu. La conférence, qui devait à la fois permettre un règlement pacifique de la question coréenne et de la question indochinoise, rassemble les Etats-Unis, la France, la Grande-Bretagne, l’U.R.S.S. et la République Populaire de Chine du 26 avril au 21 juillet. Les Etats asiatiques directement concernés sont présents : les deux Corée, République Démocratique du Vietnam, Vietnam, Laos, Cambodge. Sur la question coréenne, la discussion est brutalement interrompue par Dulles, et condamnée à l’échec.

Sur l’Indochine, la conférence sombre rapidement dans l’impasse. Les intérêts qui s’expriment dépassent largement le cadre de l’Indochine. La Chine veut être admise aux Nations Unies. Russes et Américains ont les yeux rivés sur le continent européen, et l’enjeu, pour les deux, est l’attitude de la France à l’égard de la Communauté Européenne de Défense.

Mais l’échec de la négociation coréenne pousse les Chinois sur la voie de la conciliation[xxxiii]. Chou En-Laï, chef de la délégation chinoise, propose à Jean Chauvel, placé à la tête de la représentation française, de rencontrer dans le plus grand secret, chez lui, le chef des délégués viet-mihns, Pham Van Dông[xxxiv]. Les Chinois, visiblement soucieux de faire avancer les choses, acceptent également de traiter séparément les cas cambodgien et laotien du cas vietnamien, répondant là aux avances françaises[xxxv]. Les Britanniques, eux aussi, veulent aboutir à une solution. Eden et Churchill se rendent compte que le Vietnam est perdu, et il importe surtout pour eux de conserver l’influence occidentale sur le Laos et le Cambodge, tant qu’il en est temps[xxxvi]. Du côté des Américains, en revanche, la position est complexe. Les réserves américaines sont surtout alimentées par leur hostilité au nouveau gouvernement français mené par Mendès France, qu’ils soupçonnent de vouloir saboter le projet de Communauté Européenne de Défense, et accusent de neutralisme.

La détermination de Mendès France, déclarant le jour de son investiture qu’il démissionnerait si l’armistice n’était pas conclu, et menaçant d’autre part de faire intervenir le contingent en cas de refus communistes à Genève, est fondamentale dans le déroulement de la conférence. Le retrait américain menace malgré tout l’issue des négociations. C’est Eden qui persuade Dulles de signer avec lui un aide-mémoire adressé aux Français, énumérant les conditions subordonnant le respect par les Etats-Unis d’un accord éventuel : préservation de l’intégrité et de l’indépendance du Laos et du Cambodge, de la moitié sud du Vietnam, et si possible, d’une enclave dans le delta[xxxvii]. Néanmoins, les Américains ne reviennent pas à Genève.

Le 21 juillet, enfin, un accord est conclu. La France obtient des armistices séparés pour le Cambodge (très favorable) et le Laos (plus complexe, avec regroupement des forces communistes au nord, évacuation des troupes françaises et des troupes viêt-Mihn, et des élections prévues pour 1955). Au Vietnam, la ligne d’armistice est fixée au 17e parallèle; des élections prévues pour juillet 1956 doivent permettre la réunification. On le sait, les accords de Genève ne furent jamais appliqués, mais pour Pierre Mendès France, la promesse faite aux députés et au peuple français était tenue, malgré l’opposition américaine. 

Depuis le début de la guerre d’Indochine, la contrainte occidentale a donc largement influencé le processus de décision français dans la politique asiatique. Les Etats-Unis, surtout, ont exercé une grande pression, d’abord négative, comme c’est le cas entre 1946 et 1949, puis catalyseuse avec leur aide militaire entre 1950 et 1952, puis oppressante, et finalement insupportable dans les années 1953-1954. Avec la conclusion des accords de Genève, c’est l’émancipation française de la contrainte occidentale qui est consacrée. Le rejet de la Communauté Européenne de Défense, le mois suivant, est la suite logique de Genève. La France, dégagée de ses engagements en Asie, peut désormais s’émanciper également de la tutelle américaine dans sa politique européenne, tout en exprimant sa rancœur devant l’allié défaillant.

Pourtant, au delà de la pression américaine, la France elle-même a instrumentalisé cette contrainte en mettant en avant le caractère international de la guerre d’Indochine dans un cadre dépassant largement les intérêts qu’elle avait en Asie. L’Indochine est à plusieurs reprises un argument de marchandage économique, financier, et tout simplement politique pour la contribution américaine à la défense de l’Europe. Et le lien établi, des deux côtés de l’Atlantique, entre les opérations indochinoises et la Communauté Européenne de Défense illustre cette interdépendance.

Raymond Aron, étudiant les atermoiements entre la politique indochinoise et la politique européenne de la France pouvait ainsi écrire : « l’hésitation de la France entre la guerre d’Indochine et l’accord avec l’Allemagne est l’apparition sous une forme nouvelle, de l’éternel dilemme de la politique française : l’Europe ou le monde ? Le champ d’action principal de la France, est-ce la politique européenne ou bien est-ce la politique maritime ? »[xxxviii].

Jenny Raflik, Docteur en histoire des relations internationales

Notes


[i] CARAN, 552AP91, note du secrétariat général du M.A.E., 10 février 1950

[ii] CARAN, 552AP92, télégramme de Schneiter, Direction politique, à Ambassade de France à Washington et à Londres, 16 février 1950, réservé, très urgent, très secret.

[iii] Le Monde, 18 mars 1950.

[iv] WALL, Irwin. L’Influence américaine sur la politique française, 1945-1954. Paris : Balland, 1989, p. 343.

[v] SHAT, 1K238-5, dossier 3, lettre de Juin à Bidault, Rabat, 5 septembre 1951.

[vi] Dossier de presse de l’Institut d’Etude Politique de Paris sur les voyages de représentants français aux Etats-Unis, FRA 49/025.

[vii] Wall, op.cit., p. 351.

[viii] Wall, op.cit, p. 352.

[ix] CARAN, 552AP45, papiers Auriol, PV du C.D.N. du 17 mars 1951, n°395CDN, 4 juillet 1951, très secret, exemplaire 20/30.

[x] MAE, Z-Europe, généralités.

[xi] FRUS, 1952-54, XIII, 1, Indochina, June 14, 16, 20 1952.

[xii] CARAN, papiers Auriol, 552AP46, PV du CDN du 11 décembre 1952. n°706CDN du 16 janvier 1953, très secret, exemplaire 18/30.

[xiii] O.T.A.N., C-R (52)38, 16 décembre 1952.

[xiv] O.T.A.N., C-R(52)39, 17 décembre 1952.

[xv] O.T.A.N., C-M (52) 140, 17 décembre 1952.

[xvi] M.A.E., Secrétariat général, 1945-1966, 29, note de la Direction générale des Affaires politiques, Asie Océanie, 14 janvier 1953, a.s. état des négociations diplomatiques relatives à l’Indochine, adressée au Président.

[xvii] L’opinion publique des pays scandinaves, en particulier, continue d’être très hostile à la politique française, et la presse de ces pays se déchaîne régulièrement contre la France.

[xviii] ibid

[xix] ibid

[xx] M.A.E., Secrétariat général, 1945-1966, dossiers, 29, note de la Direction général des Affaires Politiques, Asie Océanie, 26 janvier 1953, a.s. conversations avec M. Dulles, aide à l’Indochine.

[xxi] VIAL, Philippe. « L’aide américaine au réarmement français, 1948-1956 », dans BOZO, Frédéric, MELANDRI, Pierre, VAISSE, Maurice. La France et l’O.T.A.N., 1949-1996. Bruxelles : éditions Complexe, 1996, p.169-188.

[xxii] CARAN, 457AP44, PV de la réunion interministérielle, 31 janvier 1953.

[xxiii] CARAN, 457AP52, dossier 1, voyage de Mayer aux Etats-Unis.

[xxiv] TERTRAIS, Hugues. La Piastre et le fusil, le coût de la guerre d’Indochine, 1945-1954. Paris : Comité pour l’histoire économique et financière, 2002. 634p.

[xxv] WALL, op.cit., p. 367.

[xxvi] 1K233-35, lettres des Affaires étrangères, direction Asie-Océanie, à l’ambassadeur des Etats-Unis à Paris, 29 septembre 1953 et réponses de celui-ci.

[xxvii] ibid

[xxviii] M.A.E., secrétariat général, 1945-1966, 56, note de la direction générale des affaires politiques, Asie-Océanie, Paris, le 30 novembre 1953, a.s. règlement de la question indochinoise par voie de négociation, et note de la Direction Générale des Affaires politiques, Asie-Océanie, 20 janvier 1954, a.s. règlement de la question indochinoise par voie de négociation.

[xxix] 1K233-35, rapport de mission (21-27 mars 1954) du général Ely aux Etats-Unis, 29 mars 1954, n°0037CAB, très secret.

[xxx] SHM, 165GG2/1, Souvenir d’un marin sous trois Républiques (1931-1985), Amiral Marcel Duval. Février 1985-mai 1986.

[xxxi] FRUS, 1952-1954, XIII, 2, prelude to Geneva, May 7, 11 12, 1954.

[xxxii] M.A.E., Z-Europe, généralités, 154, lettre de Jean Chauvel, ambassadeur de France, Haut-Commissaire de la République en Autriche, chef de la délégation française à Genève, à PMF, président du Conseil, M.A.E., 21 octobre 1954, a.s. transmission d’un rapport d’ensemble sur la conférence de Genève.

[xxxiii] M.A.E., Z-Europe, généralités, 1949-1955, 154, note de Jean Laloy, Direction d’Europe, Sous Direction d'Europe Orientale, 29 juin 1954, a.s. conférence de Genève sur l’Indochine.

[xxxiv] CARAN, papiers georgette Elgey, transcriptions des interviews réalisées pour la préparation de son Histoire de la IV ème République.

[xxxv] Note de jean Laloy, 29 juin 1954, op.cit.

[xxxvi] ELGEY, Georgette. La République des Tourmentes, Paris, Fayard, 1992.

[xxxvii] M.A.E., Z-Europe, généralités, 1949-1955, 154, Télégramme de Laloy, 1er juillet 1954.

[xxxviii] 1K233-90, Conférence du 16 septembre 1952 de R. Aron devant le collège de défense NATO, a.s. la position politique, économique et géographique de la France dans le NATO.

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Date de la mise en ligne: mai 2007

 

 

 

Biographie de Jenny Raflik, Docteur en histoire des relations internationales

   

 

 

Ancienne allocataire de recherche du Centre d'étude d'histoire de la Défense, Docteur en histoire contemporaine des Relations internationales de l'Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne, exerce en 2007 les fonctions de professeur agrégée à l'Université de Cergy-Pontoise. A soutenu une thèse en 2006 sur le sujet suivant: "Les Décideurs français et l'Alliance atlantique, 1947-1954", préparée sous la direction du Professeur Robert Frank.

   

 

 

 

   

 

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