A. Viatteau met ici en perspective la géopolitique de la Pologne, notamment ses relations avec la Russie et l’Allemagne.
Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le diploweb.com est heureux de vous présenter un article d’Alexandra Viatteau disponible dans le n°41 de la revue Agir, mars 2010, pp. 81-96. Publié par la Société de Stratégie, ce numéro a été réalisé avec le concours de Pierre Verluise.
SUR L’AXE Paris-Berlin-Varsovie-Moscou, l’histoire est intimement mêlée à la politique nationale et internationale. Mais, c’est l’économie qui prend actuellement une place prépondérante tant à l’échelle mondiale globale que dans les relations entre partenaires européens.
Dans ce domaine, en 2009-2010, la Pologne a impressionné ses partenaires européens. La France notamment admire « l’incroyable santé économique de la Pologne ». On envie l’augmentation de 1,2 % (selon la Commission européenne) ou 2,5 % (selon l’OCDE) de la croissance du PIB polonais, alors que la moyenne des 27 pays de l’Union est en décroissance de 4 %, et de 2,2 % pour la France. On constate que la consommation en Pologne est la plus dynamique d’Europe centrale, le pouvoir d’achat des Polonais multiplié par trois depuis 1989, les hausses de salaires régulières. Des économistes français constatent avec admiration la jeunesse de la population polonaise, oubliant toutefois que ce rajeunissement et une démographie modérée sont un héritage tragique du génocide nazi de plus de 6 millions de citoyens (dont 3 millions de Juifs polonais) en 1939-1945, à quoi s’est ajouté un million de victimes des crimes de guerre et contre l’humanité soviétiques de 1939 à 1947 [1].
Si la Pologne n’a pas bénéficié du Plan Marshall pour réparer les ruines de la guerre en 1945, car elle était déjà captive de l’URSS, elle bénéficie des crédits de l’UE pour le lancement de « l’Euro 2012 » de football qu’elle organise avec l’Ukraine. La Pologne bénéficie d’une promesse de 67 milliards d’euros jusqu’en 2013 pour ses infrastructures essentiellement routières. La perspective de voies de circulation confortables et d’hôtels de luxe, rendant agréables et lucratifs séjours, prospections et contrats dans ce pays qui promet des investissements, réjouit les hommes d’affaires européens très présents en Pologne.
Economie et culture sont souvent liées. A l’occasion de « l’Année Chopin 2010 », par exemple, d’un effort commun d’entreprises polonaises, italiennes et belges, est installé un nouveau Musée Chopin dans le palais historique des Ostrogski à Varsovie. Il convient de noter à propos de culture polonaise que celle-ci est très insuffisamment connue et promue en France. « Des projets culturels (musées, centres scientifiques) sont dans les cartons », rapporte-t-on en France. Mais, ces musées d’une grande richesse et beauté existent déjà. Il suffirait d’une bonne information à leur sujet. Ne prenons pour exemple qu’un reportage télévisé de France 5, « Echappées belles » à Cracovie. La journaliste a fait le tour des bars et night clubs, mais elle a ignoré les Musées Nationaux ancien et moderne, le Musée de la Ville, le Musée Czartoryski avec son magnifique Léonard de Vinci, le Musée Wyspianski, le Musée Matejko, le Rétable de Wit Stwosz, le Château royal et surtout l’Université des Jagellons, la plus ancienne et la plus belle université d’Europe centrale – après celle de Prague ; lieu d’enseignement, mais aussi musée que notre vieille Sorbonne peut envier.
Aux environs de Cracovie se trouve le tragique camp-mémorial d’Auschwitz. On peut souvent lire dans les présentations françaises que c’est « le plus grand cimetière du monde » (1,1 million de morts, dont 1 million de Juifs polonais et européens). En réalité, ce ne fut pas le plus grand, car le goulag de Sibérie et du Kazakhstan l’a dépassé, non en horreur mais en nombre de morts infiniment supérieur. Certains de nos départements français engagent souvent et à juste titre « environ 100 000 euros par voyage » éducatif de groupe à Auschwitz, avec toute l’assistance polonaise sur place. La question se pose de savoir si une initiative semblable ne devrait pas être prise par la direction française de l’enseignement de faire visiter à nos élèves l’ancien charnier de Katyn, devenu cimetière militaire polonais, et symbole de tous les charniers où ont été assassinés les dizaines de milliers de victimes polonaises de Staline. Mais, obtiendrions-nous l’autorisation russe ?...
Pour revenir au « miracle économique » polonais et à l’intérêt que celui-ci inspire en France et en Europe, il faut nuancer l’appréciation économique par l’appréciation sociale. Sur 37 millions de Polonais, deux à trois cent mille sont riches qui n’ont guère besoin de l’aide sociale de l’Etat. 17 % des Polonais, donc près de 8 millions, vivent dans la pauvreté et, selon Eurostat, 32 % ont « un niveau matériel insuffisant », dont 22 % d’enfants. « Il ne s’agit pas de créer un conflit : des Polonais riches donnent du travail aux autres et leurs entreprises paient des impôts en Pologne ». Mais, la question essentielle est « à qui et à quoi doivent être destinés les fonds publics dans une société où les citoyens dans le besoin sont notablement plus nombreux que ceux qui vivent confortablement ? (…) Les fonds publics devraient être dépensés avec une grande circonspection et avec un sens éthique, c’est-à-dire l’esprit de responsabilité de ceux qui en disposent. » [2].
L’UE donne donc des fonds importants pour le football, les autoroutes et les hôtels de luxe devant profiter tant aux Polonais qu’aux visiteurs et investisseurs étrangers attirés par les débouchés de « l’oasis de la croissance économique en temps de crise » qu’est devenue la Pologne. Cependant, selon les économistes nationaux, la situation de la Pologne restera bonne à condition d’« éviter l’emballement », de continuer à « fonder la croissance sur du véritable argent, pas sur des crédits », de « maintenir un endettement raisonnable des familles polonaises qui est jusqu’à présent le plus faible en Europe », mais tend à croître avec la tentation des crédits à la consommation ; enfin, de « ne pas laisser filer le déficit public ».
La Pologne devrait entrer dans la zone euro, probablement en 2015. Mais des spécialistes financiers évaluent ce que cela coûterait à la Pologne, et craignent que « les avantages ne soient bien moindres que les pertes » pour la société. La Pologne a pu observer la hausse des prix et l’appauvrissement social que le passage des monnaies nationales – notamment du franc – à l’euro a provoqué dans nos pays. La situation semble donc risquée : « Une amélioration de la conjoncture économique et un équilibre du marché avec un plus haut niveau des revenus serait la garantie que nous ne paierions pas un prix trop élevé pour l’adoption de l’euro. Ce qui arrivera ensuite, c’est un autre problème » [3].
La Pologne élira un nouveau Président de la République en 2010. Le candidat favori semble être l’actuel Premier ministre Donald Tusk avec son parti de la Plateforme civique (PO) contre l’actuel Président Lech Kaczynski avec son parti Droit et Justice (PiS). Selon des commentateurs politiques, « la Plateforme a toujours tenu à passer pour une formation amie du business », ce qui est sans doute la raison pour laquelle les milieux et les médias du business polonais et international manifestent leur appui sans réserves à Donald Tusk et portent aux nues la réussite économique de la Pologne. Cet encouragement est juste à maints égards. Mais, Lech Kaczynski et son parti ont aussi des mérites pour la Pologne et pour l’Europe. Il est certain que le résultat des élections présidentielles sera important à la veille de la présidence polonaise de l’Europe au second semestre 2011.
A l’axe Paris-Berlin-Moscou s’ajoute Varsovie. Voyons où en sont les relations polono-allemandes au moment où Paris et Berlin s’unissent de plus en plus étroitement, malgré le poids de l’histoire. Entre la Pologne et l’Allemagne, l’histoire a également son poids, beaucoup plus lourd encore qu’entre la France et l’Allemagne. La différence de l’histoire vécue par ces deux pays face à l’Allemagne nous fait un devoir, à Paris, de prendre connaissance, d’enseigner et d’informer avec davantage de soin et d’objectivité des événements, y compris allemands, concernant actuellement la Pologne. Par exemple, on n’a pas du tout évoqué en France l’initiative de l’association allemande « Contre l’oubli, Pour la démocratie », qui a entrepris d’ériger en 2004 une installation à la frontière germano-polonaise en hommage à la bataille livrée en juillet-août 1944 par l’armée de l’intérieur polonaise contre l’armée allemande pour ouvrir à l’armée rouge la voie vers Berlin. Ce fut un rare hommage à un adversaire vaincu. Il est vrai que la victoire allemande n’a été remportée que parce que Staline a ordonné le 8 août l’arrêt complet de ses armées en plein élan devant Varsovie jusqu’à ce que les troupes d’Hitler déciment la Résistance polonaise, qui aurait résisté à la soviétisation de la Pologne [4]. En 2009, une historienne allemande a publié une thèse sur la correspondance d’un officier de la Wehrmacht pendant la bataille de l’été 1944, où celui-ci manifeste son admiration pour l’AK polonaise : « Par Dieu ! Ils combattent mieux que nous » [5].
Il est temps pour Paris, si l’amitié franco-polonaise doit reprendre son plein cours, de cesser – à la suite de la vieille propagande soviétique et parfois encore russe – d’ignorer, d’occulter ou de fausser dans l’enseignement et dans les médias le rôle essentiel de la diplomatie, de la résistance et du combat polonais contre l’hitlérisme de 1933 jusqu’en 1945. Encore en automne 2009, cette volonté d’étouffement et de désinformation sur le combat de la Pologne a été appliquée dans le documentaire télévisé sur la Seconde Guerre mondiale, L’Apocalypse. Cela a failli provoquer une forme d’incident diplomatique.
Il est faux et malsain également de monter en épingle chaque différend ou simple discussion entre la Pologne et l’Allemagne. Les deux pays reconstruisent au contraire avec intelligence leurs relations présentes sur la connaissance et la compréhension mutuelles du passé. « Somme toute, ce sont les Polonais, contrairement aux Britanniques et aux Français, qui ont presque immédiatement appuyé la réunification de l’Allemagne. Et ce sont les Allemands qui ont fait plus que les autres Européens occidentaux pris ensemble pour faire entrer la Pologne dans l’Union européenne », écrivait l’analyste allemand Joachim Trenkner [6]. Lorsque, en juillet 2007, la fièvre s’empara de nos médias parce que Varsovie a fait valoir à Bruxelles que la démographie polonaise avait tellement souffert du IIIème Reich (et de l’URSS) pendant la Seconde Guerre mondiale qu’il était inconcevable pour la Pologne d’en pâtir aujourd’hui dans les instances de l’UE, Berlin comprit cet argument mieux que Paris. La Pologne, qui comptait 34,7 millions d’habitants à la veille de la guerre, n’en comptait plus que 23,9 en 1945 sur un territoire diminué de 20 %, et son niveau d’avant-guerre ne fut rattrapé qu’en 1977. Il faut apprendre et respecter l’héritage historique.
Il y a, certes, des exaspérations négatives en Pologne. Quant à l’Allemagne, on y observe des velléités extrémistes – ou ignorantes – de transformer l’interprétation historique. Cela se manifeste parfois concernant même l’histoire lointaine ; par exemple dans le film Bible Code de C. Schrewe, où l’on affirme contre toute connaissance historique que « l’Ordre germanique n’avait pas la vocation des armes, contrairement aux Templiers. » [7]. On retrouve cette volonté de révision dans l’assimilation du « déplacement » des Allemands des territoires occidentaux historiquement polonais « réintégrés » dans la Pologne d’après guerre à « l’Holocauste » des Juifs. Aucune comparaison n’est possible. Deux millions d’Allemands ont été « déplacés », ou ont décidé de quitter les territoires occidentaux « réintégrés » à la Pologne en compensation de ses territoires orientaux, agressés en 1939 par Staline et conservés par l’URSS après la guerre. Deux autres millions d’Allemands de ces territoires ont décidé de rester en Pologne occidentale. Six millions de Polonais « déplacés » des régions orientales de la Pologne intégrées dans l’URSS ont été installés, notamment en Pologne occidentale.
Varsovie et Berlin tiennent à ce qu’on « ne confonde pas les déplacés et « l’Association des déplacés » (BdV) de l’extrémiste revanchiste Erika Steinbach. De part et d’autre on rappelle les fondements de l’entente actuelle germano-polonaise : « les Polonais savent que sans l’aide allemande, il eut été plus difficile de mener à bien les années 1980, et les Allemands savent que sans les Polonais, la transition de 1989 n’aurait pas eu lieu ». Si l’action néfaste d’Erika Steinbach a été partiellement désavouée et mise en veilleuse par le monde politique allemand, celui-ci a néanmoins autorisé la construction à Berlin d’un « Centre contre le déplacement » qui suggère le revanchisme. L’association d’E.Steinbach aura trois places au conseil. Devant ce glissement qui dénature l’objectif d’origine de la « Fondation Fuite, Déplacement, Réconciliation », l’historien polonais Tomasz Szarota a démissionné. Des historiens allemands craignent aussi que, sous des prétextes politico-culturels, ne soient entrepris des efforts « d’oubli et de révision du nazisme et des crimes hitlériens ». La communauté historique allemande, notamment d’Oldenburg, s’inquiète : « La nouvelle manière de présenter le déplacement est une nouvelle manière de présenter le national-socialisme (nazisme) », écrivent Ewa et Hans Henning Hahn. Mais, la manière n’est pas tout à fait nouvelle car, dès la fin de la guerre et dans les années 1950, l’historien Hans Lemberg de Marburg voulait faire prévaloir que : « ce que les Allemands ont fait aux Juifs, ils le subirent ensuite de la part des Tchèques et des Polonais ». En réalité, « il s’agit de proclamer les déplacés innocents et le nazisme un phénomène normal de l’histoire européenne. On aboutit par un autre moyen aux thèses des révisionnistes néonazis », estiment des historiens allemands inquiets. Ils considèrent qu’il ne faudrait pas que la réconciliation ait simplement servi à faire de l’Allemagne un Etat qui puisse briguer le leadership de l’Europe et s’en servir pour réviser l’histoire avec autorité [8].
Afin de se libérer et de libérer l’Europe de ces survivances du passé, des élites intellectuelles polonaises et allemandes, notamment chrétiennes, poursuivent leur effort pour découvrir et dévoiler encore des crimes commis et des criminels qui s’étaient fondus dans la société des deux Allemagnes, et qui envenimaient les relations internationales ou empêchaient des réconciliations. Un historien allemand, Markus Roth, publia un ouvrage et des documents dont il donna des extraits au Tygodnik Powszechny polonais de janvier 2010 : « Herrenmenschen – die deutschen Kreishauptleute in besetzen Polen » (Des surhommes - des starostes allemands en Pologne occupée). Dans le même numéro de l’hebdomadaire, pour bien manifester la volonté polonaise de dénoncer les crimes, mais aussi de rendre constamment hommage aux Allemands généreux, courageux et héroïques, parut un passionnant article à l’occasion de la mort, le 1er janvier 2010, de Freya von Moltke, veuve de Helmuth James Graf von Moltke, et membre avec son mari de la conspiration contre Hitler en 1944. Freya von Moltke a créé en 1989 une « Fondation pour l’entente européenne de Krzyzowa », en Basse-Silésie, - Kreisau à l’époque allemande, ancien domaine familial des Moltke. En 1989, dans ce domaine réduit en ruines par le communisme, était née une initiative germano-polonaise importante sous les auspices du Chancelier Kohl, du Premier ministre Mazowiecki et de l’ancienne opposition de la RDA collaborant avec Solidarnosc. Inauguré en 1989 par une « Messe de la réconciliation », c’est aujourd’hui un centre de rencontre des jeunes Polonais, Allemands et Européens. « Toute ma vie (…) j’ai combattu l’étroitesse d’esprit, le sentiment de supériorité sur les autres, l’intolérance (…) qui restent vivaces en Allemagne et ont trouvé leur expression dans l’Etat national-socialiste », avait écrit Helmuth von Moltke dans une lettre de prison à sa femme.
C’est cet esprit d’ouverture sur l’avenir qui anime aujourd’hui ces Polonais et ces Allemands dont nos médias passent les efforts sous silence, privilégiant des antagonismes marginaux, mais bruyants. La bonne entente n’exclut pas des discussions économiques et financières sur fond de justice. La Pologne a décidé de réclamer à la Deutsche Bahn, qui veut entrer sur le marché polonais des transports ferroviaires, une aide financière humanitaire pour les victimes des déportations nazies. Le président de « l’Association polonaise des prisonniers politiques des prisons et camps de concentration hitlériens », Stanislaw Zalewski, se réfère à une expertise allemande publiée en automne 2009. Celle-ci estime que les déportations des Polonais pendant la Seconde Guerre mondiale ont fait gagner aux chemins de fer allemands l’équivalent d’un demi-milliard d’euros. La Deutsche Bahn a refusé, ne s’estimant pas héritière de la Reichbahn. Cependant, c’est sur les capitaux de cette dernière qu’elle a été fondée et, s’apprêtant à dépenser quelques dizaines de millions d’euros pour célébrer son 175ème anniversaire (incluant donc la Reichbahn), il serait convenable, selon les auteurs de l’expertise allemande, qu’on exige d’elle des indemnités pour les victimes des transports inhumains pratiqués de 1939 à 1945. Le ministre polonais aux Affaires étrangères à la Présidence polonaise, ancien prisonnier d’Auschwitz, Wladyslaw Bartoszewski, soutient cette action. Il précise bien qu’il refuse toute indemnité pour lui-même, mais qu’une action en justice doit être menée au profit des autres victimes, comme cela avait été fait sous le gouvernement de Jerzy Buzek, aboutissant aux indemnités payées par l’industrie allemande aux anciens travailleurs forcés polonais – chrétiens et juifs. En même temps que ces démarches concernant le passé, la Pologne confie à l’entreprise allemande Hohtief les travaux d’agrandissement de l’aéroport international de Varsovie à Okecie. Ainsi va la vie et se construit l’avenir de l’Europe. Dangereusement. Hélène Blanc rapporte dans Les prédateurs du Kremlin (Seuil, 2009) que Hohtief a été racheté par le Russe Oleg Deripaska.
Quittons l’axe occidental Berlin-Varsovie pour l’axe oriental Varsovie - Moscou. La chute du camp soviétique et des régimes communistes dans les pays de son ancien glacis a été obtenue notamment grâce à la résistance sans trêve des Polonais, en Pologne et à l’étranger, et à l’action de leur pape Jean-Paul II. Cette fin du système totalitaire communiste en Europe et le rétablissement de la Pologne dans le concert des Etats européens démocratiques ont redonné aussi leur indépendance aux Pays Baltes voisins, ainsi qu’aux Pays de l’Est. Ils ont amené à l’intégration progressive de ces pays à l’UE, et ils contribuent peu à peu à stabiliser et à démocratiser la région au détriment de la survivance du bloc soviétique.
On l’a vu en Ukraine, en hiver 2004-2005, et l’on s’attendait à un phénomène semblable en Biélorussie, où le candidat de l’opposition démocratique est un descendant de déportés polonais, combattants dans l’insurrection de 1863 contre l’autocratie et l’occupation russes. La démocratisation de la Biélorussie n’est pas acquise. L’Ukraine risque de retomber dans le giron russe en élisant le 7 février 2010 à la présidence Viktor Ianoukovitch contre Iulia Timochenko. Celle-ci a joué un double jeu avec, puis contre Viktor Iouchtchenko, le président élu en 2005 par la « révolution Orange » appuyée par l’Occident et par la Pologne. Le président, élu en 2010, a aussitôt décidé d’instituer le russe comme deuxième langue officielle de l’Ukraine, affirmant ainsi une sorte d’intégration ukraino-russe qui pèsera forcément sur la décision européenne d’une entrée de l’Ukraine dans l’UE. Car une telle entrée d’un pays ayant le russe pour seconde langue officielle pourrait constituer un premier pas vers l’entrée de la Russie elle-même dans l’UE. Moscou a un sens du détail politique qui échappe souvent à Paris, mais pas à Varsovie. Dès décembre 2009, le publicitaire français Jacques Séguéla revenait de Moscou où Vladimir Poutine lui avait commandé la réalisation d’un plan de communication sur l’image de la Russie en France, ce qui ne pouvait être fait sans l’accord du gouvernement français (l’année 2010 est d’ailleurs « l’Année de la Russie » en France).
En 2009 également, le Président Medvedev a décidé la création d’une commission chargée de « combattre la falsification de l’histoire au détriment de la Russie », c’est-à-dire de nier tous les crimes commis contre les pays qui les dévoilent et les proclament, ou demandent justice. Le chef de la commission et de l’administration présidentielle russe, Serguei Narychkine, nomme les pays visés : l’Ukraine, la Géorgie, la Lituanie, la Lettonie, l’Estonie et la Pologne. L’Ukraine sera-t-elle neutralisée ?
Par contre, la Pologne a été particulièrement visée, étant donné que l’UE et le Tribunal européen pour les droits de l’homme ont commencé à prendre sérieusement acte de l’agression soviétique en collusion avec Hitler du 17 septembre 1939, provoquant la victoire de l’Allemagne nazie en Europe, ainsi que du crime de guerre et contre l’humanité que furent le massacre de 25 700 prisonniers de guerre polonais à Katyn, Kharkov et Kalinine (Tver) et la déportation de près de 1 700 000 civils polonais des territoires agressés et occupés par l’URSS en 1939-1941 jusqu’à l’attaque allemande et le renversement forcé d’alliance de Moscou [9]. Moscou entreprit en 2009 de lancer une campagne sous forme de tirs de Katiouchas : d’abord sur Internet, sur le site du ministère de la Défense, où le colonel Serguei Kovalov tentait de convaincre que c’est la Pologne qui avait déclenché la Seconde Guerre mondiale ; ensuite à la télévision, où le journaliste Ilia Kanavine essayait de convaincre qu’en 1939 la Pologne se préparait à agresser l’URSS avec le Japon… ; enfin, sur le canal Rossiia, où un film au titre extravagant Les mystères des Protocoles secrets développait la version d’un accord secret polono-germano-japonais pour attaquer la Russie ! [10] A ce stade, la Pologne fit une protestation diplomatique. D’autant que, selon des sources bien informées, la fabrication pure et simple de documents aurait été recommandée à des services compétents russes. Des historiens polonais s’occupèrent de réunir des preuves réduisant à néant les montages. Le Premier ministre polonais Donald Tusk, qui est très ouvert à la collaboration polono-russe et à l’amitié entre les deux pays, fit une déclaration : « Ces publications montrent à quel point est toujours important le défi de défendre sans faiblir la mémoire de la Pologne et des événements tragiques de cette époque, et qu’il nous faut toujours inciter nos partenaires et nos voisins à construire des relations sur la vérité. Nous voulons que les relations entre la Pologne et la Russie s’améliorent sans cesse. Cependant, nous ne tournerons pas le dos à notre mémoire historique uniquement pour ‘vivre mieux dans l’avenir’ ».
2010 est une année paradoxale : 20ème anniversaire de la sortie de la Lituanie de l’URSS, et de la dissolution du parti communiste polonais marquant la libération de la domination soviétique sur la Pologne ; 70ème anniversaire de Katyn et des crimes de guerre et contre l’humanité soviétiques contre la Pologne en 1939-1941 ; c’est aussi le 65ème anniversaire de la victoire des Alliés sur l’Allemagne nazie, où l’URSS a sa grande part au côté du premier Allié, la Pologne. On se prépare à des célébrations grandioses du 9 mai à Moscou. Mais certains éléments gênent : Moscou se voit mal invitant aux célébrations le président de la Géorgie après le conflit de 2008, alors que c’est le soldat géorgien Kantariia qui a planté le drapeau rouge sur le Reichstag avec le soldat russe Egorov. Les relations russes avec les Baltes sur fond d’histoire des crimes contre ces derniers, ou avec les Polonais après les tentatives de désinformation russe et de fabrication de l’histoire, rendent délicate leur invitation. Moscou tente alors de « vérifier le monde » en ne lançant pas d’invitations, mais en proposant de recevoir « ceux qui poseront leur candidature à la participation aux cérémonies » (sic)… formule étonnante sur le plan protocolaire. Que feront alors Paris, Berlin, Londres, Washington ?...
Revenons à l’Ukraine sous la nouvelle présidence pro-russe. En tant que Premier ministre, dès 2002, Ianoukovitch allait dans le sens de la Russie en torpillant l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN. A l’époque, la Pologne appuyait cette entrée, mais aujourd’hui la donne peut changer, y compris à Varsovie, et les pressions de Moscou ont un impact puissant sur des pays occidentaux, notamment sur Paris, toujours facilement subjugué par la Russie [11]. La donne change donc, notamment après les conflits gaziers russo-ukrainiens, menaçant par ricochet l’Europe occidentale. Que peut faire la Pologne pour l’Ukraine ? – « la convaincre de ne pas laisser la situation évoluer vers les scénarios, notamment économiques, les plus noirs », dit un spécialiste allemand de la région, Adam Eberhardt, vice-directeur du « Centre d’Etude de l’Est ».
On assiste toujours à la riposte de Moscou à chacune des libérations et émancipations de son ancien camp. Réactions politiques et économiques, notamment gazières, comme on l’a vu en hiver 2005-2006. A l’époque, le Président Poutine avait nommé un proche du principal idéologue russe Gleb Pavlovsky, Modeste Kolerov, rédacteur en chef de l’agence Regnum, pour diriger « les contacts avec l’étranger ». Kolerov était chargé de « nourrir la réflexion sur la nécessité de reconstruire l’empire russe, de récupérer par la Russie ses influences sur l’étendue de l’ancienne URSS, de prendre des mesures de prévention contre les ennemis intérieurs et extérieurs et contre le complot des ennemis qui ont causé les ‘révolutions de velours’ en Géorgie et en Ukraine ». En ce qui concerne les pays baltes, Kolerov écrivait : « L’occupation des pays baltes n’est pas, dans l’immédiat, dans l’intérêt de la Russie. Mais, si elle apparaît comme profitable, il n’y a pas d’obstacles formels. » [12]. Déjà en décembre 2000, des députés de la Douma avaient élaboré un projet de loi pour « raviver l’Union (soviétique) » et prévoyant pour la Russie la possibilité d’ « intégrer un Etat étranger ou partie de celui-ci (…) même en l’absence de frontières communes ». Le projet n’était pas nouveau. En 1997, un ultra-nationaliste, Alexandre Douguine, auteur de Fondements de géopolitique, appelait à la renaissance « de l’empire russe ou de la troisième Rome », puisqu’il avait fallu faire son deuil de l’URSS. Douguine désignait les ennemis du « nouvel empire eurasien » : « la doctrine atlantiste, le contrôle stratégique des Etats-Unis et les valeurs libérales » [13].
La Pologne s’inquiète un peu, tout en poursuivant une diplomatie nationale et européenne d’entente et de coopération avec la Russie, notamment économique. Non sans méfiance toutefois comme l’indiquent les réactions polonaises à l’affaire des acquisitions globalement entremêlées, en particulier ukraino-russes, des complexes métallurgiques polonais de Czestochowa [14].
L’Allemagne reste prudente. Certains de ses spécialistes mettent en garde contre ce qu’ils appellent carrément le « Drang nach Westen » russe, paraphrasant le triste « Drang nach Osten » allemand. Connaissant bien les possibilités de domination politique à travers le partenariat, l’actionnariat et la domination économique, ils attirent l’attention sur la pénétration de Moscou dans de nombreuses firmes et dans les grands groupes allemands et européens, notamment EADS (groupe clé dans le domaine de l’aéronautique, des fusées et de la Défense, et donc de la sécurité et des télécommunications, y compris par satellites). Moscou s’intéresse à Alitalia, à la Deutsche Bahn, et, à travers Gazprom, cherche à dominer l’axe Berlin-Paris, soumis à la menace de pénurie énergétique. Dans la « stratégie de développement » de la Russie, le profit et l’influence politique vont de pair. Parfois, des observateurs s’inquiètent de certaines fractures et de leurs conséquences à l’intérieur de l’alliance franco-allemande : « (les Allemands) forgent des partenariats stratégiques avec la Russie et la Chine. Poussé à la porte d’Areva par le gouvernement français, Siemens s’est attaché comme partenaire le russe Rosatom, et la reprise d’Opel par le canadien Magna et la banque russe Sberbank – annulée par General Motors – aurait dû, pensait-on à Berlin, ouvrir le marché russe à l’automobile allemande, avec pour toile de fond un calcul politique : l’insertion de la Russie en Europe par la modernisation de son économie » [15]. Des analystes allemands aussi appellent à la prudence : « Quand les Russes investissent chez nous, nous devons savoir qu’il y a derrière cela d’impitoyables intérêts politiques du Kremlin en jeu » [16].
Moscou sait également mener sa politique économique de façon à diviser les pays membres de l’UE, notamment concernant l’énergie. « La Russie refuse de signer la Charte de l’énergie et remet en question les contrats des majors européens, comme Total et BP. Comme le montre le gazoduc nord-européen en cours de construction entre la Russie et l’Allemagne, le Kremlin utilise aussi l’énergie pour diviser entre eux des Etats membres. En effet, les Pays Baltes et la Pologne sont en désaccord avec ce projet, mais l’espoir d’un approvisionnement privilégié l’a emporté à Berlin ». En ce qui concerne le gaz, un nouvel accord polono-russe devrait intervenir et rester en vigueur jusqu’en 2037. Mais, à la mi-décembre 2009, le gouvernement polonais se voyait dans l’obligation d’en bloquer la signature jusqu’au règlement par Gazprom de plus de 300 millions de zlotys de dette pour le transit du gaz russe par la Pologne jusqu’en Allemagne.
Une autre question clé pour la Pologne, pour sa sphère d’action à l’Est et pour l’Europe : « Sommes-nous voués au seul pétrole russe ? » Les raffineries de Plock ou de Gdansk raffinent surtout du pétrole brut russe, et une faible quantité de pétrole norvégien ou arabe. On étudie une alternative de prolongement de l’oléoduc d’Odessa-Brody jusqu’à Plock, ce qui permettrait l’accès au pétrole d’Asie centrale. Des livraisons de pétrole du Koweït à Gdansk en 2006 ont permis d’envisager aussi un approvisionnement par le Proche-Orient et l’Afrique du Nord.
Les Polonais connaissent l’autre face du problème : « Jusqu’à présent, la Russie était vouée à exporter son pétrole, par la Pologne, en Europe de l’Ouest. En l’absence d’autres opportunités, le prix du pétrole de type Oural était inférieur à celui du pétrole de type Brent. Cependant, cette époque se termine : la construction d’un oléoduc vers la Chine permettra aux Russes de ne plus devoir exporter tant de pétrole vers l’Occident. » [17] Le 14 janvier 2010 à Batoumi en Géorgie, le Président Kaczynski et son vice-Premier ministre Pawlak se sont entretenus avec les dirigeants de l’Azerbaïdjan, de la Géorgie, de la Lituanie et de l’Ukraine pour discuter de la possibilité de livraison vers la Pologne et l’Europe du pétrole de la Caspienne. Il s’agissait aussi de confirmer le financement commun dans ce but du projet d’oléoduc sur le tronçon Brody (en Ukraine) – Plock. Est-on certain toutefois que l’Azerbaïdjan fournira bien ce pétrole, et qu’au-delà de l’Ukraine et de la Pologne, l’Europe sera intéressée ? Or, il est à craindre que le nouveau président ukrainien Ianoukovitch « ne veuille même plus discuter d’un projet d’oléoduc critiqué par les Russes » [18].
A Minsk également, le vice-Premier ministre Pawlak s’est entretenu avec le chef du gouvernement de Biélorussie pour savoir si les raffineries polonaises pouvaient toujours compter sur l’arrivée de pétrole par l’oléoduc Przyjazn (Amitié), malgré les différends russo-biélorusses sur les tarifs douaniers de ce pétrole. En effet, « si les Russes trouvent les exigences biélorusses trop élevées, ils peuvent leur couper le robinet (…). Il est vrai que les Russes peuvent hésiter à le faire devant la menace des Biélorusses de stopper en revanche l’envoi de l’énergie électrique vers l’enclave de Kaliningrad. » [19] Voilà des situations que la Pologne doit gérer à l’Est de l’Europe.
La Pologne joue dans ces stratégies politiques et économiques un rôle particulier et important, non seulement avec les Pays Baltes, mais aussi avec la Géorgie. « Il semble que vous ayez des problèmes de définition de la ‘nouvelle Europe et de l’ancienne Europe’. Le problème ne se pose pas pour nous – nous sommes les plus vieux Européens », avait dit Mikheil Saakachvili, le président géorgien, à Javier Solana en visite officielle à Tbilissi en janvier 2004. Aujourd’hui, la Géorgie et la Pologne partagent une vision politique et diplomatique commune : la cohésion de l’esprit européen et de l’alliance américaine à la fois au fondement de leur conception géopolitique et économique favorables à l’Occident, à l’Europe et à un monde libre épris de démocratie. Pour cela, les deux pays considèrent qu’il faut mettre un frein à des manœuvres de Moscou ayant pour but d’empêcher des processus d’indépendance économique et énergétique de la CEI ou bien le processus d’adhésion de la Géorgie à l’OTAN ; et à la pratique du Kremlin de procéder à des menaces et à des pressions socio-économiques à l’encontre de pays pro-occidentaux et en voie de démocratisation de son ancien glacis. Pour sa part, la Pologne, qui est désormais de plein droit et de plain pied dans le monde libre, apporte son concours aux nations de l’ancien camp soviétique. Varsovie est décidée à lutter sur le forum international, notamment à Bruxelles, pour la limitation de l’emploi arbitraire par Moscou de sanctions contre des pays isolés – ses voisins et ses partenaires. Varsovie insiste également sur l’introduction dans les négociations de l’UE avec la Russie de cette Charte énergétique, qui empêcherait le Kremlin de menacer et de faire du chantage aux pays européens de l’Ouest, comme du Centre et de l’Est.
Dès la rentrée 2006, deux événements ont montré la proximité géopolitique de Tbilissi et de Varsovie. Le 21 septembre 2006, à New York, les ministres des Affaires étrangères des pays de l’OTAN ont confirmé l’ouverture d’un « dialogue intensif » avec la Géorgie en vue de l’entrée de celle-ci dans le Pacte Atlantique. Dès le lendemain, 22 septembre, le ministère des Affaires étrangères russe a menacé de considérer cette adhésion comme une menace contre la sécurité dans le Caucase. De surcroît, Moscou a prévenu Tbilissi qu’elle ne tolérerait pas d’action géorgienne de coopération avec l’Ukraine et la Moldavie ; et pas davantage d’initiatives de création d’institutions alternatives à la CEI, par exemple de celle, qui était en cours, de « Communauté de choix démocratique ». Cela d’autant plus que la Géorgie avait élaboré à son bénéfice national un plan de sécurisation énergétique, par exemple en contribuant à l’alimentation des gazoducs BTC et BTE, ou en refusant de vendre au Gazprom russe le gazoduc principal reliant la Russie à l’Arménie, ou encore en recherchant des marchés alternatifs d’import-export. Dans tout cela, la Géorgie trouvait en la Pologne un interlocuteur, un médiateur et un appui international auprès d’autres puissances ou instances occidentales.
En particulier auprès de l’OCDE, qui aida à régler la crise qui venait de secouer les relations russo-géorgiennes le 27 septembre 2006 – cinq jours après les menaces proférées par Moscou à l’encontre de Tbilissi. Ce jour-là, le ministère de l’Intérieur géorgien fit arrêter quatre officiers russes (un cinquième réussit à s’enfuir et à se réfugier à l’état-major du Groupe des Forces militaires russes de Transcaucasie) et onze civils, tous accusés d’espionnage, ainsi que de « planification et organisation de provocations, diversions et actes terroristes » ; tout cela accompagné de matériaux audio et vidéo précis et de noms propres des personnes en état d’arrestation. Le 28 septembre, au cours d’une séance de travail Russie-OTAN en Slovénie, le ministre russe Ivanov accusa rageusement la Géorgie de « politique aventurière, menaçant la stabilité de la région ». Cependant, Moscou subit une défaite à l’ONU, qui rejeta la résolution russe « condamnant » la Géorgie, suivant en cela Washington, Londres, ainsi que l’avis de la Pologne. Varsovie démonta assez efficacement, notamment par voie de presse, la machine de propagande lancée, comme le titra Tygodnik Powszechny de Cracovie, par « Goliath contre David ».
La vengeance du Kremlin consista aussitôt à déstabiliser quelque peu la région : le président Poutine reçut à Sotchi les leaders séparatistes d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie, et ceux-ci annoncèrent que leurs républiques rompaient les négociations de paix avec Tbilissi. Cela rappela à Varsovie le temps où la Russie bolchevique entretenait une instabilité permanente aux confins orientaux de l’Etat polonais après la victoire polonaise contre les bolcheviques en 1920. Aujourd’hui, « le seul moyen d’apaiser le conflit russo-géorgien et d’élaborer pour l’avenir des mécanismes pour résoudre des problèmes semblables, ce serait que l’UE et les Etats Unis s’impliquent plus activement pour résoudre les accrocs Moscou-Tbilissi », estimèrent des experts polonais, eux-mêmes actifs dans ce sens dans l’arène diplomatique [20]. Le 24 novembre 2006, la Pologne mit son veto à des lacunes ou à des formes imprudentes dans les accords entre l’UE et la Russie. Moscou « cracha le feu » contre Varsovie, mais si quelques « compagnons de route » à Paris retrouvèrent de vieux accents pour dénoncer « les aventuriers polonais », les capitales occidentales, y compris Paris, appuyèrent la position de Varsovie qui rejoignait celle de la Géorgie : « La réaction émotionnelle et excessive du Kremlin et de ses hommes-liges témoigne de leurs sérieuses inquiétudes. Moscou s’est rendu compte que, sous l’effet de la position de Varsovie, l’UE pourrait commencer à réagir solidairement dans le cas où la Russie appliquerait arbitrairement des sanctions économiques à l’encontre de pays isolés. En résultat de quoi son interdiction d’importations en provenance de pays politiquement insoumis pourrait se terminer pour la Russie par des pertes considérables (plus de 60 % des échanges commerciaux de la Russie se font avec l’UE). Le sujet de la ratification d’une Charte énergétique et d’un Protocole de transit est encore plus embarrassant pour le Kremlin. Le postulat d’une libéralisation du secteur énergétique russe (avec accès d’investisseurs occidentaux à l’exploitation des nappes de pétrole et de gaz) et un énoncé de principes concernant le transit des matières premières d’Asie centrale par le territoire de la Russie vers l’Occident sont ressentis, en effet, comme une atteinte à l’empire naissant de Vladimir Poutine. » [21]
Voilà pourquoi l’insoumission de la Géorgie au Caucase et la liberté d’action de la Pologne dans un espace allant de l’Est à l’Ouest sont des facteurs communs de politique étrangère et économique de cette Europe la plus ancienne, et rompue à la connaissance de la Russie, afin de mettre l’UE à l’abri des diktats, une tentation autoritaire du puissant voisin moscovite. En avril 2008, la crise de l’énergie a quelque peu affaibli la position occidentale au sommet de l’OTAN à Bucarest, et Washington a fait une concession à Moscou en décidant de remettre à plus tard l’entrée, soutenue par Varsovie, de la Géorgie et de l’Ukraine dans l’OTAN.
Nous n’allons pas faire ici d’analyse précise des causes et effets de la crise armée russo-géorgienne d’août 2008. Disons simplement que l’opération militaire géorgienne contre l’Ossétie du Sud, dont les séparatistes avaient été encouragés au conflit par Moscou, fut une crise et une opération provoquées tant par l’attitude russe que par des assurances que semblait donner Washington. Cela servit d’excellent prétexte à Moscou pour une intervention armée en force en Géorgie et pour une offensive diplomatique russe d’envergure empêchant l’entrée de la Géorgie dans l’OTAN. La démonstration de force russe voulait impressionner et elle y réussit. Même le Président français Nicolas Sarkozy, à l’époque présidant l’UE, tout d’abord choqué par l’agression russe, céda à l’autorité magnétique des deux « types formidables » du Kremlin (Poutine et Medvedev), ainsi qu’à son Premier ministre François Fillon « qui a toujours été partisan de rapports très étroits avec Moscou ». Le Président Sarkozy renonça à exiger des Russes une mention écrite de l’intégrité territoriale géorgienne [22]. Varsovie prit énergiquement la défense de Tbilissi, n’oubliant pas qu’à Yalta – toutes proportions gardées – ses alliés occidentaux avaient renoncé à exiger l’intégrité territoriale et la souveraineté nationale de la Pologne, tant ils étaient impressionnés par Staline, ou en cédant à ses pressions.
La Pologne fut en butte à des attaques officielles russes qui tenaient au ressentiment anti-polonais pour les raisons suivantes : la chute du système communiste et celle de l’URSS ; la recherche historique de la vérité rendue publique ; la défense des droits de l’homme en Tchétchénie ; la démocratisation de l’Ukraine ; l’aide à la chute future du bastion totalitaire en Biélorussie ; l’alliance avec la Géorgie démocratique ; la mise en garde contre des diktats économiques et politiques russes et l’élaboration de protections empêchant le contournement de la Pologne et une éventuelle soumission de l’UE ou de ses membres. « De quoi les Russes ont-ils si peur ? », se demandaient les observateurs à propos de « l’opération médiatique » entreprise dès 2008, et du « grand projet d’éducation », chargés de « vacciner » les partenaires européens et atlantistes de la Pologne, les nations déjà entrées dans l’UE, ou encore candidates, contre « les idées, les contacts, les influences de la Pologne en tant que pays actif sur le forum international et potentielle concurrente (de la Russie) ». C’est pour cela que le Kremlin encourage toujours le silence sur les crimes soviétiques du passé contre la Pologne et s’efforce de dévaluer le combat des Forces armées polonaises et de la Résistance contre le nazisme, ainsi que leur apport à la Victoire de 1945. L’affabulation russe de 2009 concernant un prétendu axe Pologne-Japon-Allemagne contre l’URSS en 1939, c’est l’exagération exaspérée qui neutralise cette propagande. Contrairement à de sérieux historiens russes, le Kremlin, ou les milieux ultra-nationalistes et nationaux-communistes, tiennent à abaisser le rôle et la contribution de la Pologne et des Polonais au développement de l’Europe. En réaction, un historien compétent, rédacteur en chef de la revue historique polonaise Karta, a constaté qu’ « il est bon de rappeler ces moments-clé de l’histoire où, de l’attitude des Polonais a dépendu, non seulement la sécurité, mais aussi, dans une certaine mesure, l’âme de l’Europe. » Il serait souhaitable que la France, qui se proclame fidèlement « l’amie traditionnelle de la Pologne » approfondisse aujourd’hui sa connaissance de ce pays, afin d’être en mesure de prouver son amitié.
Manuscrit clos en février 2010
Copyright mars 2010-Viatteau
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[1] Alexandra Viatteau, Staline assassine la Pologne, 1939-1947, Seuil, 1999, Paris.
[2] Anna Mackiewicz, « Le capital aime les riches », Tygodnik Powszechny, 20-27.12.2009.
[3] Wojciech Roszkowski, « Le prix de l’euro », Rzeczpospolita, 11.1.2010.
[4] Alexandra Viatteau, dir. « L’Insurrection de Varsovie, la bataille de l’été 1944 », Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2003 ; et Varsovie insurgée, éd. Complexe, 1984, Bruxelles.
[5] Astrid Irrgang, « Peter Stolten, lieutenant de la Wehrmacht à Varsovie en 1944 », Newsweek Polska, 2.8.2009.
[6] Tygodnik Powszechny, 12.11.2006.
[7] Pour la connaissance de cette période et de l’histoire de la Pologne en Europe, Alexandra Viatteau, Pologne entre l’Est et l’Ouest, éd. Hora Decima, 2009, Paris.
[8] Rzeczpospolita, 9-10.1.2010.
[9] Alexandra Viatteau, Katyn, La vérité sur un crime de guerre, André Versaille Editeur, 2009, Bruxelles et Staline assassine la Pologne, 1939-1947, Seuil, 1999.
[10] Russkij Newsweek, 1.9.2009, Moscou.
[11] Alexandra Viatteau, « La République et les tsars blancs, les tsars rouges et les euro-tsars », www.diploweb.com.
[12] Tygodnik Powszechny, 5.3.2006.
[13] Le Monde, 18.4.2001.
[14] Rzeczpospolita, 9-10 et 11.1.2010.
[15] Anne-Marie Le Gloannec, Le Monde, 10.11.09.
[16] Joachim Trenkner, « Poutine tente les Allemands », Tygodnik Powszechny, 22.10.2006 ; Jean-Sylvain Mongrenier, La Russie menace-t-elle l’Occident ?, Choiseul.
[17] Bartlomiej Mayer, Rzeczpospolita, 11.1.10.
[18] Agnieszka Lakoma, Rzeczpospolita, 12.1.10.
[19] ibidem.
[20] Wojciech Bartuzi, Tygodnik Powszechny, 15.10.2006.
[21] Bartosz Cichocki, Tygodnik Powszechny, 26.11.2006.
[22] Alix Bouilhaguet, La Carpe et le Lapin, éd. du Moment, 2009 ; Hélène Blanc et Renata Lesnik, Les Prédateurs du Kremlin, 1917-2009, Seuil, 2009.
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