L’ONG « Ukraine Crisis Media Center » (UCMC) travaille à étudier le problème de la désinformation depuis le début de l’agression militaire russe contre l’Ukraine en 2014. Le Groupe d’analyse des menaces hybrides de l’UCMC étudie et anticipe de nouveaux scénarios potentiels de guerre hybride mondiale et aide l’Ukraine et ses partenaires internationaux à élaborer des politiques et des solutions visant à prévenir et à résoudre le problème de la propagande. Le groupe comprend des experts qui étudient les opérations d’information russes en Ukraine depuis trois ans.
Passez de l’autre côté du miroir : on a peu l’occasion de se faire une idée par soi-même de l’image que donne la télévision russe de l’Union européenne. L’équipe de l’Ukraine Crisis Media Center (UCMC) a analysé pour vous 8 émissions des 3 chaînes principales sur une durée de 3 ans. Cette vidéo sous-titrée en français vous permet de voir les télévisions russes comme si vous étiez en Russie. La vidéo est accompagnée d’une présentation de l’étude et de ses enseignements.
Cette vidéo peut facilement être diffusée en classe ou en amphi pour illustrer un cours ou un débat.
Les experts du Groupe d’Analyse des Menaces Hybrides de l’UCMC, soutenus par le Centre du Partenariat de l’Est de l’Estonie, ont analysé l’image de l’Union européenne dans les médias russes, et plus particulièrement à la télévision.
Ce média intervient de manière décisive dans la formation des représentations de la population, et ipso facto sur les relations entre les russes et les peuples de l’Union européenne, ainsi que sur le soutien interne porté à la politique du Kremlin vis-à-vis de cette dernière.
Dans le cas qui nous concerne, la dépendance du public vis-à-vis des médias d’État est un point particulièrement critique. En effet :
. Seuls 5% de Russes parlent une langue étrangère, dans la plupart des cas, l’anglais ;
. 6% d’entre eux puisent leurs informations des sources étrangères ;
. 7% d’entre eux voyagent en dehors du territoire de l’ancienne Union soviétique.
De plus, selon un sondage du Russia Public Opinion Research Center (2016), la plupart des Russes obtenaient des informations via la télévision et font surtout confiance aux chaînes fédérales et régionales.
C’est pourquoi l’enquête s’est concentrée sur les médias les plus suivis sur le marché médiatique, contrôlé financièrement et politiquement par le Kremlin. Ce sont les trois principales chaînes russes : « Perviykanal », « Rossia 1 » et « NTV ».
Huit émissions de ces 3 chaînes ont été analysées sur la période qui va de juillet 2014 à juillet 2017. Pour ces émissions, les nouvelles ont fait l’objet d’une classification par pays et par thème. Au total 28 pays de l’UE, ainsi que la Norvège, la Suisse et les pays du partenariat oriental ont été sélectionnés.
Suite à cette étude, les spécialistes ont découvert que, pour les trois dernières années, les émissions concernées ont montré plus de 45 000 nouvelles négatives sur l’Union européenne, les États-Unis, l’Ukraine et les pays du partenariat oriental. La part des États européens dans ce nombre est la plus élevée. En moyenne, 18 fois par jour, les pays de l’Union européenne sont mentionnés sous un angle négatif (ton méprisant, expressions violentes…). À titre de comparaison, la publicité pour Coca-Cola sur ces mêmes chaînes a été diffusée 6 fois par jour.
En général, le ratio moyen de nouvelles négatives, comparé à des nouvelles neutres ou positives des pays européens, est de 85% contre 15%. Ce que l’on constate ici, ce n’est pas seulement la tendance des médias du monde entier à favoriser les événements négatifs. En effet, deux pays à la télévision russe sont présentés sur un ton plus positif / neutre que négatif. Il s’agit de la Biélorussie (40% contre 60%) et de la Suisse (43% contre 57%).
Il est facile de deviner les raisons du traitement de faveur réservé à ces pays : la Biélorussie est l’allié politique de longue date de la Russie, et la Suisse reste neutre, avec des dirigeants qui ne manifestent pas d’hostilité à son égard.
L’étude a également mis en évidence que le principal genre littéraire employé était le récit, forme plus subtile pour orienter les perceptions que la fausse nouvelle, qui est facile à détecter et à réfuter.
Le contenu de toutes les nouvelles négatives a été classé en 6 récits principaux.
1) Les horreurs de la vie. Le récit le plus commun est celui qui décrit la vie dans l’Union Européenne comme dangereuse, non protégée et pleine de menaces. La majeure partie des nouvelles de cette catégorie concerne des catastrophes naturelles ou causées par l’homme, des accidents et des infractions criminelles. Ce récit est souvent construit à partir d’événements mineurs qui sont exagérés et décrits comme des tendances, comme des faits habituels. Le pouvoir local est généralement représenté comme faible, incapable de faire face aux défis. Quand il s’agit de la police ou de l’armée, la télévision russe les montre presque toujours défaillantes et inefficaces.
2) Les protestations. À en croire les informations russes, tout le monde en Europe proteste sans cesse : les concierges, le personnel infirmier, les agriculteurs, les délégués syndicaux, les travailleurs de la Tour Eiffel, etc. Et si, dans une société occidentale, la possibilité de protester est un signe de démocratie développée, la télévision russe, au contraire, affirme que la démocratie elle-même est inefficace. Le propos de ce récit est de montrer que les gens sont insatisfaits et obligés de sortir dans les rues pour protéger leurs intérêts.
3) Le déclin de l’Ouest. L’ensemble de ce récit est basé sur la « désintégration de l’Europe », le manque d’unité et le déclin supposé des valeurs morales. « L’Union européenne est une formation artificielle. Les valeurs européennes n’existent pas ».
Les Européens sont dépeints comme des personnes sans grande moralité. À en croire la télévision russe, l’hypocrisie des élites politiques, le néonazisme, la pédophilie, l’inceste sont des réalités répandues dans l’Union européenne. Le sujet du statut des personnes LGBT est souvent utilisé comme signe d’une morale décadente au même titre que la pédophilie et l’inceste. Dans ce contexte, le pouvoir russe affiche son opposition aux Européens, et se proclame porteur de vraies valeurs pour lesquelles il doit se battre, parfois agressivement, contre l’« Ouest en décomposition », qui, tel un virus, pourrait s’emparer de la Russie elle-même.
4) Le terrorisme est mentionné en quatrième position à la télévision russe. Sans aucun doute, le terrorisme est couvert partout dans le monde. Cependant, les médias russes donnent l’impression que l’UE est sous une menace terroriste constante. Pour ce faire, certains épisodes criminels sont traités comme actes de terrorisme. Et le terrorisme est presque toujours renforcé de commentaires concernant la faiblesse des forces de l’ordre, des services de renseignement et autres. Les tragédies sont souvent présentées comme des formes de punitions pour les Européens en raison de leurs mauvaises politiques, de leur incapacité à faire face aux réfugiés et de leur réticence à coopérer avec la Russie.
5) Les réfugiés figurent à la cinquième place du classement des sujets les plus traités dans le journalisme russe. Dans cette crise il accuse l’UE pour son soutien aux États-Unis qui sont intervenus en Syrie. L’image générale reçue par le Russe moyen est très alarmiste. L’UE est littéralement inondée par des millions de réfugiés malheureux qui commettent des infractions pénales, des actes terroristes et mettent en danger l’Europe en tant que telle.
6) Les sanctions imposées à la Russie. Selon les médias russes, les sanctions ne nuisent pas à la Russie, mais à l’Europe elle-même. En Russie, cependant, des sanctions sont utilisées pour démontrer la force et l’indépendance de la Russie face à l’Occident.
Un dernier point, qui surprendra peut-être le lecteur français : la France occupe souvent la première place dans les récits (première dans « Horreurs de la vie », « Protestations », « Terrorisme », troisième dans « Déclin de l’Ouest » et « Sanctions »).
Conclusion
Pour celui qui n’a vu qu’un seul sujet ou un seul programme, il est difficile de comprendre l’étendue du problème. Il ne devient évident qu’à condition de regarder systématiquement la télévision russe, et de réaliser que ce même discours hostile véhicule uniformément les mêmes messages dans des nombreuses sources, en position dominante par rapport à leurs alternatives.
L’une des conclusions de l’étude Hybrid Warfare Analytical Group concerne la déshumanisation de l’Européen moyen, dans le cadre d’une confrontation entre « nous » et « ils ». Les médias russes présentent les Russes comme les porteurs de la spiritualité, de la stabilité, des vraies valeurs. À les en croire, les habitants de l’UE sont différents : immoraux, matérialistes, insaisissables.
Afin que ces données ne soient pas seulement des chiffres bruts, plusieurs vidéos ont été réalisées, afin que le spectateur puisse voir par lui-même de manière tangible la technique utilisée pour la diffusion de ces récits et ceux qui les réalisent.
Ce n’est qu’à première vue que la propagande russe est un problème interne russe. Alors que l’UE réagit avec retard contre la désinformation, les médias du Kremlin créent activement une image de l’ennemi à usage interne. Et cet ennemi n’est pas un visage flou de l’Occident collectif, ce sont des pays précis et des peuples qui ne savent pas qu’ils sont les objets d’une longue et très intense campagne d’information.
Copyright 2018- Hybrid Warfare Analytical Group - de l’Ukraine Crisis Media Center
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