Les politiques actuelles, en Occident, tentent de concilier la réalité des rapports de forces avec les réactions émotionnelles, les contraintes de l’opinion publique et le désir de poser (et de s’imposer) certains principes éthiques. Il en résulte une incurie face à un monde de plus en plus instable. La question est de savoir si l’on peut poursuivre dans cette voie ou si l’on devrait revenir aux principes classiques de la realpolitik. Et d’ailleurs, le pourrait-on ?
Alors que les télévisions multiplient les images de chaos, Arnaud Blin offre ici aux lecteurs du Diploweb une puissante réflexion sur l’ordre, les désordres et la gouvernance du monde.
LA realpolitik a mauvaise presse de nos jours. Associée aux politiques froides et égoïstes d’un passé révolu, symbole des atavismes dont le village global doit se débarrasser au plus vite, la realpolitik telle qu’elle fut encore pratiquée par un Kissinger, à une époque qui nous semble aujourd’hui bien lointaine, est désormais supplantée par les visions exaltées de politiques multilatérales menées par un collectif de bonne volonté, plus ou moins institutionnalisé, mais bien décidé, du moins en théorie, à refouler le réchauffement climatique et à reléguer l’usage de la force aux oubliettes d’une histoire en pleine mutation. Aujourd’hui, les épanchements émotionnels font partie du quotidien des dirigeants en charge de « gouverner » le monde et les grands principes moraux semblent parfois prendre le pas sur les tractations secrètes que les diplomates d’antan menaient avec doigté en dehors des regards de tous. Ajoutons à cela le regard fixé en permanence par nos mêmes gouvernants sur les sondages d’opinion et sur la prochaine échéance électorale et l’on ne peut que constater combien le passage de la politique internationale à la politique globale a transformé les attitudes et les pratiques dans un domaine qu’on désignait comme celui de la « politique étrangère » et qui devient peu à peu celui de la « gouvernance mondiale. »
A priori, nous devrions nous réjouir de ces changements. Dans nos esprits, la realpolitik classique s’articulait bassement autour de l’intelligence des rapports de force et des intérêts nationaux alors que la politique globale s’intéresse aux biens communs et prône consultation, participation et transparence. Aujourd’hui, les actions unilatérales sont déplorées et montrées du doigt alors que le sacro-saint principe de non-ingérence dans les affaires d’autrui sous-jacent à la realpolitik laisse place au devoir de protéger les populations en péril. Pour autant, ces changements d’attitude n’ont pas vraiment produit les résultats qu’ont pouvaient espérer et le vent d’espoir qui, durant les années 1990, avait commencé à souffler s’est considérablement affaibli avec les attentats du 11 septembre 2001. L’attaque terroriste la plus foudroyante de toute l’histoire venait rappeler que les émotions ne sont pas toujours positives, que la morale se conjugue de diverses façons et que les peuples ont de la mémoire. La réaction américaine de G.W. Bush et plus tard la contre-réaction de Barack Obama, toutes deux motivées en partie par des considérations sentimentales ou par principes moraux, ont produits les résultats désastreux que l’on connaît, avec l’émergence d’un Daesh infiniment plus dangereux que ne l’était Al-Qaeda. Bush désirait venger son père et son entourage pensait naïvement ré-agencer le Moyen Orient à l’image des Etats-Unis (et moins naïvement profiter de sa production pétrolière) ; Barack Obama agit quant à lui selon le principe qui avait si mal servit le président Wilson durant la Première Guerre mondiale, celui de respecter une promesse électorale, dans son cas d’évacuer toutes les troupes d’Iraq, quelles que soient les circonstances.
Woodrow Wilson, ce professeur de sciences politiques engoncé dans une éthique protestante puritaine, avait fait la promesse de ne jamais intervenir dans le conflit européen mais il avait dû céder en 1917 face à une situation intenable. Contre toute attente, cette expérience l’avait conforté dans ses convictions que désormais, la politique internationale devrait se conjuguer à travers une éthique gouvernée par quelques principes moraux immuables. Disciple d’Emmanuel Kant, Wilson fut à l’origine de l’approche dite « rationaliste » (ou « idéaliste ») qui a fait son chemin depuis et dont la meilleure incarnation contemporaine est Samantha Power, influente conseillère d’Obama et ambassadrice des Etats-Unis aux Nations Unies. La révolution wilsonienne introduisit la confusion des genres mais sans offrir d’alternative viable et cette confusion est toujours avec nous, près d’un siècle après les faits.
Les moyens de communication modernes ont ajouté au problème en érodant la diplomatie classique, qui avait l’avantage d’évacuer les passions de l’équation. Désormais, les chefs d’Etat ou de gouvernements traitent directement entre eux, les égos des uns et des autres, le manque de professionnalisme et de connaissances caractéristique de nombreux politiques n’étant pas pour améliorer certaines situations. Ajoutons à cela les propos à chaud face à la presse – on pense à la fameuse phrase d’Obama sur la « ligne rouge » (20 août 2012) à propos de l’usage d’armes chimiques par Bachar el-Hassad où le président américain se montra incapable de mettre sa menace à exécution une fois la « ligne rouge » dépassée, démontrant sa faiblesse et son manque de résolution – et l’on constate un certain amateurisme au plus haut niveau de la politique internationale. Quant aux diplomates eux-mêmes, eux aussi ont tendance dorénavant à prendre position par pulsion émotionnelle et sans trop réfléchir : toujours dans le cas syrien, on pense à l’ambassadeur américain Robert Ford qui, en 2011, de sa propre initiative, s’affichait publiquement avec l’opposition à Bachar el-Assad, celle-ci voyant là le signe d’un soutien de Washington qui, dans les faits, était inexistant. Conséquence : se sentant trahie et dépitée, celle-ci se jeta dans les bras de Daesh et facilita son implantation en Syrie.
Ce rôle d’arbitre ou de balancier fut crucial lors de la période de l’équilibre classique allant de 1648 à 1789 et puis de 1815 à 1914 et les Etats-Unis héritèrent du rôle avec l’effondrement de l’URSS en 1991.
Les errements des Etats-Unis, s’ils en réjouissent certains, ont pourtant des conséquences qui pourraient s’avérer tragiques pour le monde à plus ou moins long terme. Car si l’on peut effectivement applaudir le recul d’une nation aux réflexes impérialistes, nul ne peut nier qu’elle est la seule qui peut s’acquitter aujourd’hui de la lourde tâche d’arbitrer le fragile équilibre géopolitique mondial, tâche qui incomba en son temps à la Perse sur l’échiquier eurasiatique et plus fameusement à l’Angleterre à l’époque moderne, cette fois sur l’échiquier européen. Ce rôle d’arbitre ou de balancier fut crucial lors de la période de l’équilibre classique allant de 1648 à 1789 et puis de 1815 à 1914 et les Etats-Unis héritèrent du rôle avec l’effondrement de l’URSS en 1991. Dénués de toute expérience dans ce domaine, peu encouragés par une communauté internationale par trop méfiante et trop vite tombés dans l’idéalisme naïf de la période, les dirigeants américains furent incapables de saisir les enjeux du moment. Avec les attentats de 2001, ils plongèrent tête la première dans le piège de Ben Laden et purent dire adieu à l’opportunité historique qui leur tendait les bras.
Malheureusement, les Nations Unies, pour diverses raisons trop longues à évoquer ici, sont incapables de prendre ce rôle à leur compte. L’ascendant pris par le Pape François sur Ban Ki-moon comme première figure morale de la planète illustre les insuffisances de la vénérable institution. La Chine, trop absorbée par son propre poids, n’est pas prête à assumer ce rôle et la Russie de Poutine n’a aucune légitimité pour le faire. Les pays « émergents, » au-delà des rodomontades, semblent encore loin de pouvoir assumer de telles responsabilités sur un plan mondial. Reste l’Europe qui est un peu l’éléphant au milieu du salon. Mais celle-ci peine aussi à comprendre les enjeux et elle n’a ni politique étrangère commune, ni appareil militaire commun, et encore moins de grande stratégie. Candidate naturelle pour ce rôle d’arbitrage global, sa propre défaillance n’en est que plus cruelle. Pourtant, c’est d’elle que doit venir le salut.
Les effets conjugués de l’incurie politique des Américains, de l’incapacité de l’Europe à peser sur les affaires du monde, illustrée par les événements en Ukraine (2013- ) et ailleurs, et de la volonté des autres puissances à exploiter ces faiblesses ont pour conséquences immédiates de contribuer à l’instabilité géopolitique grandissante. Comme le souligne très justement Zbigniew Brzezinski, « sans une base géopolitique stable, tout effort pour réaliser la coopération globale nécessaire est voué à l’échec. »(Strategic Vision, 2012).
De fait, l’expérience tragique du wilsonisme et de la Société des Nations durant l’entre-deux guerres sont là pour nous rappeler cet impératif de stabilité géopolitique que, pourtant, l’on semble résolu à oublier et à vouloir mettre la charrue devant les bœufs, et l’on est effectivement en train de détruire la charrue. De cette stabilisation dépend la santé économique de la planète, sans parler du succès éventuel de mesures destinées, entre autres, à sauver l’environnement, car avec l’instabilité croissante et mal contrôlée de l’environnement géopolitique, des régions entières menacent de tomber dans la spirale de la violence, spirale qui provoque les épidémies, la faim, le dénuement, la misère, le désarroi de millions de personnes. Le problème actuel des migrants constitue à ce titre la pointe d’un immense iceberg. Pourtant, c’est une erreur que de vouloir trouver des demi-solutions qui répondent aux émotions du moment mais qu’aucune opinion publique n’est capable de soutenir sur le long terme. L’expérience montre que les interventions pour raisons humanitaires, souvent mal pensées et mal exécutées, produisent inévitablement des effets pervers et font parfois empirer les choses plus qu’elles n’apportent de solutions, surtout lorsqu’il s’agit de violences politiques et de conflits armés. Plutôt que de nous enfoncer plus avant dans une voie sans issue, peut-être est-il temps de repenser de fond en comble nos schémas de pensée. A ce titre, l’histoire peut encore apporter quelques enseignements utiles et dans le domaine de la gouvernance internationale, aucun régime n’a eu autant d’impact que le système dit « de Westphalie. »
Justement, dans l’intéressant rapport que vient de publier l’ONU (juin 2015) sur sa vision de l’avenir de la géopolitique mondiale (Confronting the Crisis of Global Governance), il est fait état qu’ « à la veille du 70e anniversaire de l’ONU, le monde est de moins en moins westphalien. » Pauvre système westphalien : que n’a-t-il pas entendu sur son compte depuis sa disparition lors de la Première Guerre mondiale ?! Associé dans l’esprit du temps aux systèmes géopolitiques les plus instables, les moins sûrs, voir les plus abjects, voilà qu’on ne cesse d’annoncer sa mort, lui qui repose (je n’oserais dire en paix…) avec les millions de morts de la Grande Guerre qu’il n’avait pu, faute de moyens et de confiance, sauver du feu, des gaz, des tranchées et, surtout, de la folie des hommes.
Pour sûr, il serait mal séant de demander à l’organisme qui incarne aujourd’hui la sécurité collective, nous parlons de l’ONU évidemment, de défendre le système que sa devancière, la Société des Nations, s’était fixée pour mission d’effacer à tout jamais. Et si la SDN, comme on le sait trop bien, échoua misérablement dans cette tentative, tel n’est pas le cas de l’ONU qui, sans grands moyens, ne s’est pas trop mal acquitté de la tâche qui lui avait été confiée en 1945 : éviter une troisième guerre mondiale, même si l’équilibre des puissances, auquel on associe généralement le système westphalien, fut pour beaucoup dans ce succès, tout comme l’improbable équilibre de la terreur instauré par le développement de l’arme nucléaire des deux côtés du détroit de Béring.
Mais revenons instant à ce fameux système westphalien sur la tête duquel on se complait à casser du sucre mais sans qu’on sache vraiment ce qui se cache derrière. Car l’ordre westphalien, dans son pragmatisme efficient, prenait en compte des données immuables de la grande politique qu’on aurait tort de vouloir éluder. Or, les reproches qu’on peut lui faire aujourd’hui, différents de ceux qu’on lui faisaient en 1918, tiennent plutôt à l’image qu’il véhicule, à tort et à raison, plutôt qu’à ses capacités réelles à gérer un groupe d’Etats-nations potentiellement belliqueux et prêts à en découdre pour une frontière, un territoire ou un contentieux quelconque. A trop vouloir enterrer l’Etat-nation l’on désire logiquement enterrer son symbole le plus fort. Mais l’Etat-nation n’est pas mort, loin s’en faut, et les sources de conflits ne sont pas sensiblement différentes aujourd’hui de ce qu’elles pouvaient être au XVIIe ou XVIIIe siècle. De nouvelles causes de guerres sont certes venues s’ajouter aux anciennes et aux systèmes géopolitiques régionaux s’est substitué un système mondial. Mais la dynamique géostratégique, malgré tout ce qu’on peut supputer sur les changements à venir, reste essentiellement la même : un flux incessant d’intérêts à la fois communs et divergents gérés par des rapports de forces eux-mêmes en fluctuation constantes. Du reste, nos attitudes ont changé : l’usage de la force considéré autrefois comme une composante de la diplomatie est désormais perçu par la grande majorité comme un moyen de dernier recours ou même comme une faillite de la politique. Mais cet usage était limité–dans ses objectifs et donc dans ses moyens – alors que depuis le XXe siècle, le recours à la violence légitime (et non légitime) entraîne une escalade qui mène rapidement au paroxysme de la violence. Mais ne sommes-nous pas, justement, dans une phase de violence régressive où les acteurs les plus puissants se trouvent dans l’incapacité politique à exploiter leur surpuissance militaire et donc, à fortiori, dans une configuration où l’usage de la force est forcément limité, en termes de capacités réelles ou dans les faits ?
Le système ou ordre westphalien naquit avec la paix éponyme de 1648 qui mit fin à l’un des conflits les plus terribles de tous les temps, la Guerre de Trente Ans.
Si tel est effectivement le cas, comme semblent le confirmer les tendances de ces dernières années, nous pouvons nous intéresser à un régime de gouvernance international qui, en fin de compte, nous renvoie à la situation actuelle avec une limitation de l’usage de la violence, un désir de maintenir l’intégrité territoriale du grand échiquier et son statu quo et une homogénéisation des systèmes politiques.
Le système ou ordre westphalien naquit avec la paix éponyme de 1648 qui mit fin à l’un des conflits les plus terribles de tous les temps, la Guerre de Trente Ans, dernier avatar des guerres de religions européennes. Conçu en grande partie par Richelieu et Mazarin, le système géopolitique qui découla des accords de paix prônait d’une part la non-ingérence dans les affaires d’autrui, pour éviter les alliances religieuses potentiellement causes de conflits, et d’autre part l’équilibre des puissances, afin de maintenir le statu quo et éviter qu’un pays ne domine tous les autres. De surcroît, c’est en Westphalie que le droit international prit son envol. De fait, ce régime favorisa l’éclosion de l’Etat-nation moderne au dépend de l’impérialisme classique (celui-ci trouvant des débouchés à l’extérieur de l’Europe) et il reposait sur l’homogénéité politique des participants avec des régimes semblables les uns aux autres. La Révolution française mit le système à bas en brisant cette homogénéité et Napoléon le crucifia en remettant en cause l’équilibre des puissances et le statu quo. La volonté des uns et des autres de restaurer le système avec les accords de Vienne en 1815 permit de reconstituer une copie de l’original mais la boîte de Pandore était irrémédiablement ouverte et le nouvel ordre européen, qui devint bientôt mondial, fut condamné à terme. Les ambitions allemandes, surtout après le départ de Bismarck, et russes, l’éclatement des empires austro-hongrois et Ottoman et la montée des nationalismes firent se désagréger la seconde version de l’ordre westphalien qui disparut corps et âme avec l’étincelle de Sarajevo, après deux siècles et demi d’existence. Au bout du compte, les intérêts individuels étroits avaient tué ce système imaginé au départ comme un effort collectif.
De fait, le mécanisme directeur du système westphalien était celui de la raison avant d’être celui de la raison d’Etat, comme l’annonçait Richelieu dans son Testament politique. Et si l’intérêt national était important, on en oubliait pas moins que l’objectif premier du système était l’auto-préservation, élément fondamental que l’on a tendance à omettre lorsqu’on évoque l’ordre westphalien. Donc, dans son essence, le système était conçu pour l’intérêt général de l’Europe même celui-ci était liés aux intérêts égoïstes des uns et des autres mais qui s’auto-annulaient par l’effet du jeu des rapports de force.
Les règles de ce jeu étaient clairement établies – on pouvait même user de la force, en théorie avec modération – et il y avait des limites à ne pas dépasser, sous peine de sanctions, dans ce cas, réelles. La communication, sous la forme d’échanges diplomatiques, était permanente, avec des plénipotentiaires disposant d’un réel pouvoir de décision. Donc, des professionnels rompus à cet art complexe. A l’image de Louis XIV, chacun tentait de contourner les règles mais au bout du compte, même les plus puissants se voyaient remettre à leur place, l’Angleterre jouant son rôle d’arbitre de manière implacable. Contrairement à une autre idée répandue, l’ordre westphalien ne fut pas immoral, ni même amoral puisque son objectif premier fut d’éviter un nouveau bain de sang aux populations européennes. A l’époque, seuls les philosophes parlaient de paix perpétuelle et les politiques et diplomates, ces derniers souvent des hommes d’église, voyaient dans la nature imparfaite de l’être humain un frein irrémédiable à l’établissement ici-bas d’un monde sans violences. En conséquence, on tâchait d’avancer mais sans se bercer d’illusions, en recherchant un équilibre entre les principes moraux de l’éthique judéo-chrétienne et la réalité d’un monde parfois brutal mais globalement soumis à la raison, dont Richelieu résumait mieux que quiconque l’essence : « S’il est vrai que la raison doit être le flambeau qui éclaire les Princes en leur conduite et en celle de leurs Etats, est-il encore vrai que n’y ayant rien au monde qui compatisse moins avec elle que la passion qui aveugle tellement, qu’elle fait quelquefois prendre l’ombre pour le corps ; un Prince doit surtout éviter d’agir par un tel principe, qui le rendrait d’autant plus odieux, qu’il est directement contraire à celui qui distingue l’homme d’avec les animaux. [1] »
Pour autant, ce système qui privilégiait la raison et l’intelligence des rapports de forces était anti-progressiste, pour ne pas dire réactionnaire, et ses thuriféraires furent incapables de prendre en compte les évolutions sociales : à trop désirer que les choses ne changent pas et l’on se rendit aveugle face aux changements. Mais ce défaut était principalement imputable à aux gouvernements de l’Ancien régime plutôt qu’au système en tant que tel.
Si je me suis attardé sur le système westphalien, c’est parce que celui-ci offre une mine de renseignements sur la nature et les mécanismes des relations interétatiques. Durant l’entre-deux guerres, et puis après 1945, divers penseurs de premier plan comme Reinhold Niebuhr, un théologien, Hans Morgenthau, un universitaire, ou encore Raymond Aron, qu’on ne présente plus, envisagèrent dans la realpolitik classique de type westphalienne une alternative aux dangereux conflits idéologiques du XXe siècle, guerre froide comprise. Aron, notamment, insistait sur la dichotomie entre les environnements géopolitiques homogènes ou hétérogènes, contrairement à la majorité des analystes qui se concentraient sur leur « polarité ». Avec la fin de la guerre froide, d’autres paradigmes plus ou moins sérieux (fin de l’Histoire, choc des civilisations, alter-mondialisme, etc…) s’affichèrent en opposition à la realpolitik classique mais aucun n’a été convainquant.
La question qu’on peut se poser aujourd’hui est donc la suivante : un régime de type « westphalien » pourrait-il présenter une alternative viable pour le XXIe siècle ?
Un tel choix impliquerait un certain nombre de changements, tant au niveau des attitudes que des pratiques :
. Cesser de se bercer dans l’illusion de la sécurité collective : l’ONU a sa place mais elle ne pèsera jamais assez sur le cours des choses pour inverser les règles de la politique internationale ni effacer le poids des rapports de forces.
. Accepter l’idée d’un équilibre mondial multipolaire et établir collectivement un certain nombre de mécanismes pour maintenir et arbitrer cet équilibre. Pour fonctionner, l’équilibre doit refléter les rapports de forces du moment et doit surtout prévenir la montée en puissance d’un acteur susceptible de renverser l’équilibre. Rappelons qu’à travers le Conseil de sécurité permanent, le fameux « P5 », l’ONU a contribué sensiblement à maintenir artificiellement l’équilibre de 1945, au grand dam des pays « émergents » qui, à l’image du Brésil, réclament leur dû depuis près de soixante-dix ans…
. Envisager l’Etat-nation non plus comme un problème, un obstacle ou un anachronisme mais comme l’agent principal de la stabilité mondiale et le principal garant du respect du droit international (qui, comme on le sait, n’a quasiment aucun pouvoir institutionnel).Encourager la participation d’autres acteurs mais sans pour autant se méprendre sur leur influence effective.
Dans les cas compliqués, favoriser la politique du moins pire, c’est-à-dire celle aux conséquences potentiellement les moins dangereuses.
. Ne pas rechigner à user de la force le cas échéant, si possible par des actions multilatérales. A trop vouloir l’éviter et l’on s’expose à des actions unilatérales sans grande légitimité ou trop faibles et, surtout, à voir un nombre croissant d’éléments perturbateurs, étatiques ou autres, tenter de renverser l’équilibre global.
. Tant que possible, trouver les moyens d’évacuer l’émotionnel de l’équation : le ressentiment, la rancœur, la haine, la colère mais aussi la culpabilité et même la compassion doivent intervenir le moins possible dans les choix politiques, ni être exploités à des fins de propagande. Eviter de prendre des décisions graves pour satisfaire l’opinion publique à courte échéance.
. Adopter une ligne éthique basée sur les conséquences à court, moyen et long termes de l’acte politique plutôt que sur des principes moraux peut-être louables mais trop rigides. Eviter de donner des leçons de morale : le plus grand service à rendre à l’être humain est d’abord de lui épargner la violence. Dans les cas compliqués, favoriser la politique du moins pire, c’est-à-dire celle aux conséquences potentiellement les moins dangereuses.
La politique de l’entre-deux chaises, des demi-mesures, du mélange des genres caractéristique de notre époque est vouée à l’échec et l’instabilité croissante de la planète en est la preuve. Le système de sécurité collective incarné par l’ONU ayant depuis longtemps démontré ses limites, il est urgent de mettre en place un régime de gouvernance global digne de ce nom, capable comme tout régime de ce type, de gérer les sources de conflits et d’instabilité. L’ordre actuel s’étant de lui-même reconfiguré en un pré-système d’équilibre multipolaire, il convient de s’adapter au cours naturel des choses.
En d’autres termes, plutôt que de combattre la tendance naturelle, tâchons de l’accepter pour ce qu’elle est, de l’encadrer, de lui insuffler des règles, de mettre en place les mécanismes pour qu’elle soit efficace et, surtout, d’être en mesure de la contrôler et de la piloter. Car multipolarité n’équivaut pas à système multipolaire. Pour qu’il y ait système, il faut des règles, des mécanismes et des objectifs clairs. En cela, feu l’ordre westphalien peut nous aider à comprendre comment maîtriser les rapports de forces. Car la realpolitik n’est pas la machtpolitik, la politique de puissance. La realpolitik préconise plutôt de tenir compte des réalités et des possibilités, de servir l’intérêt des nations mais aussi celui de toutes les nations, l’un servant l’autre et vice-versa. Avant toute chose, la realpolitik prône la responsabilité et aujourd’hui, plus que jamais peut-être, celle-ci devrait être notre maître-mot. Mais qui, aujourd’hui, saura dynamiser l’échiquier géostratégique et lui donner l’impulsion nécessaire ? En théorie, l’Europe est la mieux placée et déjà, elle a su transcender les intérêts nationaux. Mais saura-t-elle saisir le moment ?
Septembre 2015-Blin/Diploweb.com
Plus
. Arnaud Blin, Gustavo Marin (coord.), Dictionnaire de la Gouvernance mondiale, éd. Nuis, 2015.
4e de couverture
Après l’ère des empires et celle de l’omnipotence de l’Etat-Nation, le IIIe millénaire nous projette vers une nouvelle période de l’histoire, celle de la gouvernance mondiale. Aujourd’hui, les enjeux, qu ils soient géopolitiques, économiques ou environnementaux, sont des enjeux planétaires qui réclament des solutions collectives impliquant les Etats mais aussi toutes les parties prenantes participant activement à l’identification et à la résolution de problèmes de plus en plus nombreux auxquels l’humanité doit impérativement faire face. Derrière le terme un tant soit peu mystérieux de « gouvernance mondiale » se cachent une réflexion dynamique et, surtout, des actions concrètes. Ce dictionnaire, premier du genre sur ce thème, tente de définir les enjeux de la gouvernance mondiale ainsi que ses attentes, ses potentialités et toute la pensée autour de laquelle s’organise, de manière formelle mais aussi informelle, la mise en oeuvre de stratégies qui cherchent à répondre aux menaces du moment et à celles de demain. A travers plus d’une centaine d’entrées, cet ouvrage couvre les thématiques qui préoccupent les spécialistes et les acteurs de la gouvernance mondiale, telles que le droit international, les droits de l’homme ou l’interdépendance. Il recense aussi toute l’historique de la pensée globale et explore des domaines sortant des sentiers battus et que l’on n’associe pas habituellement à la problématique de la gouvernance : ainsi de la poésie, du football ou encore du ressentiment.
[1] Maximes d’Etat, Vol. 1, Londres, Lefebure, 1770, p. 262.
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