Précédemment, son Excellence a notamment été Adjointe du département de la Politique de voisinage oriental, Ministère des Affaires étrangères de Lituanie.
Propos recueillis par Pierre Verluise, Docteur en Géopolitique, Chercheur à l’IRIS, associé à la Chaire Raoul Dandurand (Canada), Directeur du diploweb.com.
Après un bilan de l’adhésion de la Lituanie à l’Otan et à l’UE, cet entretien exclusif aborde les évolutions de la corruption dans tous les pays membres de l’UE. Puis Son Excellence présente sa perception des relations UE-Russie, la situation en Géorgie et en Ukraine.
Pierre Verluise : La Lituanie est membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et de l’Union européenne (UE) depuis 2004. Quel bilan faîtes-vous de cette double intégration ?
Jolanta Balčiūniené : Depuis le rétablissement de notre indépendance, le 11 mars 1990, l’intégration de la Lituanie à l’Otan et à l’UE ont été conçues comme des objectifs stratégiques complémentaires. Lorsqu’on demandait au Président du Parlement V. Landsbergis quel était la plus importante à ses yeux, il répondait : « J’aime autant ma mère que mon père ». Plus de cinq ans après notre adhésion à ces deux organisations, nous en tirons un bilan positif.
L’histoire récente de la Lituanie est une success story. Voici 20 ans, personne ne prévoyait l’éclatement de l’URSS dont la Lituanie était partie prenante depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Notons qu’il existe en 2010 un contresens sur l’objectif initial du Secrétaire général Parti communiste d’URSS, M. Gorbatchev. Il voulait renforcer l’URSS et non son éclatement. Quoi qu’il en soit, peu de gens avaient prévu que la Lituanie deviendrait un Etat moderne, capable de négocier le retrait des troupes soviétiques et de faire des réformes difficiles mais nécessaires. En 2010, la Lituanie participe aux efforts de l’Otan en Afghanistan, à hauteur de plus de 150 soldats. Ce qui représente pour nous un effort important et le signe que la Lituanie tient ses engagements. Pour autant, il est vrai que la situation est difficile en Afghanistan, voire au Pakistan. Nous avons aussi fermé la centrale nucléaire d’Ignalina, comme Bruxelles le demandait. Cela nous a coûté très cher aussi bien économiquement que socialement donc politiquement. Nos partenaires doivent maintenant être solidaires. Nous espérons que les opinions publiques des anciens pays membres vont peu à peu apprendre à mieux nous connaître. Nous avons tellement de choses belles à montrer et à partager.
P. V. Qu’en est-il de la lutte contre la corruption ? En 2004, la Lituanie affichait un Indice de perception de la corruption de 4,6 sur 10. En 2009, l’IPC de la Lituanie est de 4,9 soit presque au niveau de la moyenne mondiale (5 sur 10).
J. B. L’amélioration de l’IPC de la Lituanie résulte de la démocratisation et de la création progressive d’une société civile. Les gens deviennent plus forts, défendent mieux leurs droits individuels en s’appuyant sur la Loi. La Loi est la même pour tout le monde. Si les dirigeants ne respectent pas la Loi, qui va la respecter ? La société devient plus mûre et comprend que la liberté donne des droits mais aussi des devoirs et des responsabilités.
La crise économique actuelle est aussi une crise des valeurs. Depuis l’indépendance nous avons connu une rapide évolution des modes de vie et jeté par-dessus bord certaines pratiques, comme par exemple le respect des professeurs. Les élites connaissent très bien leurs droits mais oublient leurs devoirs. Nous sommes assez intelligents pour devenir plus forts à l’issue de la crise. Bruxelles a perdu de son aura miraculeuse, nous devons trouver nous-mêmes la solution. Nous avons réduit les dépenses de l’administration, changé les habitudes de consommation, étudié les comportements des banques à la loupe… et partons à la recherche de nouveaux marchés. La crise nous a poussés à avancer dans les réformes structurelles. Elles sont ambitieuses et nécessaires pour la Lituanie. Les mesures anti-crise sont prises en étroite coordination avec les gouvernements des autres pays baltes et nordiques.
P. V. Alors que 10 des 12 nouveaux Etats membres ont amélioré leur Indice de perception de la corruption entre 2004 et 2009 [1], 12 des 15 anciens Etats membres voient leur IPC se dégrader [2]. Comment l’expliquez-vous ?
J. B. La dégradation des Indices de perception de la corruption dans certains anciens pays membres s’explique en partie par un libéralisme poussé à l’extrême – c’est mon avis personnel et je peux avoir tort. Tout est permis. Il n’y a plus de limites. On est allé très loin dans le diktat de l’efficacité. Cela peut créer des comportements corrupteurs. Il s’agit ici d’une responsabilité des Etats, ce n’est pas vraiment l’affaire de Bruxelles. Chaque pays doit s’engager à de bonnes pratiques. Cela pose le problème de la confiance dans les élites politiques.
P. V. Comment s’organisent maintenant vos relations avec la Russie ?
J. B. La Russie reconnaît l’indépendance de la Lituanie depuis 1991, date de la signature du Traité sur les fondations de relations interétatiques entre la République de Lituanie et la République fédérale socialiste soviétique russe. Cet accord constitue la base de nos relations. La politique de bon voisinage avec la Russie reste une des priorités de notre politique étrangère. Nous essayons de maintenir un équilibre entre la politique des valeurs et le pragmatisme. Il existe parfois des tensions parce que nous n’avons pas les mêmes vues sur l’avenir – tout comme sur notre histoire - de l’espace post-soviétique. Nous le souhaitons prospère et démocratique. La Russie donne parfois l’impression d’un Etat post-colonial, un peu comme la Grande-Bretagne et la France qui ont mis longtemps à digérer la perte de statut d’empire colonial. De plus, la Russie a subi des changements brutaux, passant d’un régime totalitaire à un pays démocratique lors des années Eltsine. Depuis le début des années 2000, il reste beaucoup à faire dans ce domaine.
P. V. Comment comprenez-vous les relations de la France et de la Russie ?
J. B. Des racines historiques expliquent dans les deux cas certaines relations. Vue de Russie, la France est à la fois le pays des guerres napoléoniennes et celui dont la cour impériale parlait la langue. En France, l’image de la Russie a été aussi formée par le rôle du Parti communiste et un à priori favorable à l’égard du rayonnement culturel russe, autre Etat centralisé. Il s’agit parfois d’une vision assez romantique des deux côtés. Mais quand nous trouvons quelqu’un sympathique, nous avons tendance à voir en lui ses facettes les plus positives. Cependant, de vrais amis savent aussi parler de ce qui ne va pas. Nous partageons le point de vue qu’il faut communiquer avec la Russie, mais comment ? Oui, l’avenir de la Russie est en Europe, mais comment parle-t-on ensemble ? Pour le moment, l’Union européenne n’a pas encore su trouver le ton juste.
P. V. Comment l’UE devrait-elle parler avec la Russie ?
J. B. La Russie est un partenaire inévitable, du seul fait de sa position géographique. Certains domaines de coopération fonctionnent bien : la lutte anti-terroristes, anti-drogue et contre le trafic humain ainsi que la coopération scientifique et culturelle.
Il faudrait cependant demander à la Russie de tenir tous ses engagements comme avancer davantage sur le dossier de l’Organisation mondiale du commerce et peut-être devenir plus coopérative au sujet de l’Afghanistan comme de l’Iran. Il faut un dialogue franc et réaliste.
Il faut aussi oser parler des conflits d’intérêts en matière de voisinage commun. L’Union européenne doit apprendre à se faire entendre d’une Russie qui n’est pas autant en position de force qu’on l’imagine parfois, ne serait-ce que pour des raisons démographiques. Moscou ne doit plus utiliser l’économie comme un moyen de pression, contrairement à ce qui a été fait avec la viande polonaise ou les produits laitiers lituaniens. L’instrumentation de l’économie à des fins politiques nous inquiète. La Commission européenne doit devenir plus ferme. Le monde bouge, nous n’avons plus le temps de jouer à cache-cache.
P. V. Les relations énergétiques UE-Russie restent sensibles.
J. B. La politique énergétique de l’Union européenne n’avance pas. Avec les gazoducs Nord Stream et South Stream, la Russie a réussit à lui couper les ailes. La Russie est un fournisseur important de l’UE, mais l’UE est un acheteur important de gaz russe. Et la Russie a besoin de la technologie européenne pour développer l’extraction de nouveaux champs gaziers. Puisque la Russie veut avoir accès à la distribution énergétique dans les pays de l’UE – ce que lui permet la libéralisation du marché de l’énergie – les pays de l’UE doivent pouvoir avoir accès à la production sur son territoire. Moscou doit apprendre à renvoyer l’ascenseur.
P. V. D’une certaine manière, l’UE manque de cohérence.
J. B. Chaque pays membre de l’UE fait preuve d’un pragmatisme bilatéral dans ses relations avec la Russie. Moscou excelle dans ce type de relation, aussi bien avec l’Allemagne, la France ou l’Italie. Chaque pays s’imagine qu’il a des liens privilégiés avec Moscou. Il en résulte des difficultés dans les discussions à 27 avec la Russie. Il faudrait moins de naïveté et plus de pragmatisme mais à l’échelle communautaire. Les pays de l’UE doivent eux-mêmes respecter les valeurs communautaires. Par ailleurs, il convient de ne jamais sous-estimer la Russie.
P. V. Les pays d’Europe balte, centrale et orientale arrivent-ils à se faire entendre à Bruxelles ?
J. B. Chaque élargissement apporte de nouvelles compétences. Les élargissements des années 1980 ont apporté une sensibilité aux questions du Sud, l’adhésion des pays scandinaves nous a enrichi d’une expérience socio-démocrate. Avec les pays qui durant la Guerre froide étaient par force de l’autre côté du rideau de fer, l’UE gagne une expérience de ce monde. La politique orientale mise en œuvre depuis 2009 par l’Union européenne est pour partie inspirée par ces nouveaux pays membres. L’Europe communautaire fonctionne avec des alliances de circonstances sur certains dossiers. Nous souhaiterions des alliances plus stables, notamment pour les questions de sécurité et d’énergie. Nous espérons que la mise en œuvre progressive du Traité de Lisbonne apportera des règles du jeu plus clair, par exemple avec la formation du corps diplomatique européen.
P. V. La Russie a-t-elle déserté les Etats baltes ou les anciens satellites ?
J. B. Moscou donne parfois l’impression de vouloir garder son influence. Dans les Etats baltes, la Russie est tentée d’utiliser les minorités russes pour peser sur le jeu politique. La Russie développe de nouveaux points d’ancrage à travers des investissements dans des sociétés mixtes, dans la presse et dans le monde politique.
P. V. Comment analysez-vous la situation en Géorgie ?
J. B. A la faveur de la guerre de 2008, la Russie a reconnu l’indépendance de deux territoires géorgiens : l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud. La situation est dans une impasse. Elle peut rester gelée durant des décennies. L’avenir dépend de l’évolution de la Russie. En attendant, la Géorgie est un Etat souverain avec des territoires occupés.
P. V. Que vous inspirent les élections de février 2010 en Ukraine ?
J. B. Les sondages montrent que le président Viktor Iouchtchenko, élu en 2004, a déçu une grande partie de la population. Les élections présidentielles de février 2010 en Ukraine se sont, semble-t-il, passées de manière convenable. Viktor Ianoukovitch a été élu. L’Ukraine reste un pays important, avec des aspirations européennes. Toute la classe politique a pris le goût de l’indépendance. Il faut aider l’Ukraine à faire des réformes démocratiques et à lutter contre la corruption. La politique orientale de l’Union européenne est à leur disposition. La Lituanie souhaite voir lever l’obligation pour les Ukrainiens d’avoir un visa pour entrer dans l’UE.
Entretien réalisé à Paris le 23 février 2010. Texte revu par J. Balčiūniené. Manuscrit clos le 2 mars 2010.
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Plus
Le site du Ministère des Affaires étrangères de la République de Lituanie, en français Voir
[1] Entre 2004 et 2009, les Nouveaux Etats membres suivants améliorent leur Indice de perception de la corruption : Hongrie, Lituanie, Lettonie, Slovaquie, Estonie, Slovénie, République tchèque, Roumanie, Chypre et Pologne. Voir à ce sujet une prochaine étude de Pierre Verluise, à paraître.
[2] Entre 2004 et 2009, les anciens Etats membres suivants voient leur Indice de perception de la corruption se dégrader : Finlande, Espagne, Royaume-Uni, Autriche, Portugal, Italie, Grèce, Belgique, Luxembourg, Danemark, Allemagne et France.
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