Voici un regard souvent décapant sur des situations géopolitiques revisitées. Le Professeur Serge Sur propose une vaste réflexion sur le monde contemporain et l’évolution de l’Union européenne à l’occasion de la publication de « Un monde en miettes. Les relations internationales à l’aube du XXIe siècle », Paris, La Documentation française, 2010, 176 pages, 16x24 cm, ISBN : 978-2-11-007887-2.
Serge Sur explique d’abord pourquoi le monde est "en miettes", puis la place de l’Union européenne élargie dans ce contexte. Il revient de manière critique sur la manière dont les élargissements de 2004 et 2007 ont été mis en oeuvre, puis explique le "non" français au projet de traité constitutionnel pour l’Europe communautaire (2005). S. Sur aborde ensuite la question de la corruption dans l’UE élargie. Il s’interroge enfin au sujet de la capacité du monde contemporain à trouver des solutions à des problèmes globaux.
Pierre Verluise : Pourquoi avoir intitulé cette synthèse des dossiers publiés dans Questions internationales au cours des sept dernières années : « Un monde en miettes » ?
Serge Sur : Un monde en miettes parce que, contrairement à ce que donne à penser la rhétorique internationale actuelle, il n’y a pas aujourd’hui de gouvernance mondiale, ni même de gouvernance internationale. Nous constatons bien au contraire que les forces de repli et de dissociation sont plus importantes que les dynamiques d’unification. Le titre « Un monde en miettes » exprime l’idée d’une parcellisation des Etats, des problèmes et des solutions.
Pierre Verluise : Dans ce contexte, le concept d’un monde multipolaire a-t-il un sens ?
Serge Sur : Oui, le contexte d’un monde multipolaire a un sens. Notons qu’il faut distinguer multipolarité et multilatéralisme. Le multilatéralisme suppose une démarche collégiale, la recherche d’une majorité qui soit aussi large que possible, avec une conviction commune qui permet de rassembler, autour du leadership d’un Etat ou d’un groupe d’Etats, une opinion générale. La multipolarité est quant à elle une forme de division et d’équilibre des puissances. Il peut s’agir de 4, 5 ou plus de pôles, qui peuvent être des Etats ou leurs regroupements.
Dans un monde multipolaire, on identifie aisément les Etats-Unis, la Chine, la Russie … et l’Union européenne, bien qu’elle soit d’une nature différente. La régulation internationale passe alors par un accord entre ces principaux pôles. On se rallie ainsi à une vision plus hiérarchisée de la société internationale, mais aussi à l’idée qu’il n’existe pas un leadership unique et qu’il doit y avoir des compromis. A l’époque du président Jacques Chirac, la France a mis l’accent sur la multipolarité, avec l’idée que l’UE devait apparaître comme un acteur autonome à part entière - ce qui a suscité de vives critiques aux Etats-Unis. Chacun se souvient notamment de Condoleeza Rice reprochant à ce système de prôner un équilibre impossible qui a déjà conduit en Europe à des guerres qui sont devenues mondiales. Il faut donc un leader, et un leader unique, ce qui fait revenir à la conception du leadership voire de l’hégémonie.
De façon rhétorique, la France est revenue au vocabulaire du multilatéralisme, mais cela est peut-être une formule diplomatique qui cache une volonté de multipolarité. En toute hypothèse, la question ne concerne pas seulement les relations transatlantiques, quand on voit la position de la Chine, de la Russie, de l’Inde, du Brésil… il devient clair que ce qui permet le mieux de définir les relations internationales aujourd’hui c’est une multipolarité émergente.
Pierre Verluise : Dans ce contexte d’un monde en miettes marqué par une multipolarité émergente, l’Union européenne est–elle un modèle multipolaire ?
Serge Sur : C’est une question tout à faire intéressante. L’Union européenne est une sorte de structure molle. On constate dans l’UE depuis quelques années une dérive vers une multipolarité qui n’a pas que des caractères positifs. Cela se traduit par un affaiblissement de sa dynamique et de sa cohérence.
Il existe d’abord une multipolarité au sein des institutions communautaires, avec différents pôles : le président, le président de la Commission, la haute représentante pour la Politique étrangère, les commissaires, le parlement… Où se trouve la cohérence de l’Union européenne ? L’UE donne l’impression d’être devenue une polyarchie institutionnelle, ce qui ne fait que renforcer le rôle des Etats membres.
Quant aux Etats membres, ils sont eux-mêmes assez divisés. Sans faire un inventaire des différentes coalitions, nous distinguons à côté de l’axe franco-allemand qui se trouve affaibli, d’abord par l’Allemagne qui a d’autres partenaires, ensuite par le Royaume-Uni ; les pays d’Europe du Nord ; enfin les nouveaux pays membres de l’Europe centrale et orientale qui ont une vision plus atlantique qu’européenne des relations internationales.
Tout cela crée une galaxie plutôt multipolaire. Ce n’est pas étonnant dans la mesure où l’Union européenne a connu des évolutions contrastées depuis une dizaine d’années. D’un côté, la création de l’euro renforce l’unité de l’Europe communautaire. D’un autre côté, il existe une tendance, sinon à la dislocation du moins à la distanciation avec les élargissements de 2004 et 2007.
Pierre Verluise : Vous avez l’impression que les élargissements ont produit de la distanciation des Etats par rapport à la construction communautaire ?
Serge Sur : Oui, très clairement pour les nouveaux Etats membres d’Europe centrale et orientale, parce qu’ils n’ont pas véritablement – pas encore peut-être - intégré l’idée européenne. L’idée européenne, c’est une conversion à des relations pacifiques harmonieuses dans lesquelles on oublie les querelles du passé. L’UE a été faite par des sociétés qui étaient en paix avec elles mêmes et en paix avec leurs voisins. La France et l’Allemagne en particulier ont dépassé un siècle de conflits pour entrer dans une logique de coopération et de rapprochement.
Or nous constatons que les nouveaux membres restent en 2010 obsédés par ce qu’ils perçoivent comme une menace russe. Autrement dit, ils veulent nous faire rejouer le XIXe siècle au début du XXIe siècle. Voilà qui est très dangereux. La construction européenne n’est pas faite pour la confrontation mais pour la coopération. Il n’y a aucune raison d’antagoniser ou de diaboliser la Russie. Ces pays n’ont pas fait les efforts sur eux-mêmes qui devraient les amener à être Européens.
Pierre Verluise : Comment l’expliquez-vous ?
Serge Sur : L’admission des 12 nouveaux Etats membres a été probablement prématurée. Ils avaient vocation à entrer dans l’Europe communautaire. Cependant cela impose une forme de conversion de la psychologie collective et des politiques publiques en faveur de la coopération. C’est beaucoup plus qu’un choix diplomatique, c’est un changement d’orientation profonde des Etats qui la composent. Cela a impliqué de la part des membres fondateurs un effort des Etats sur eux-mêmes, poursuivis durant plusieurs décennies, pour construire un patrimoine commun : l’acquis communautaire. Cet effort a changé la structure même des sociétés, leur droit, leur économie…
On a demandé aux pays entrés en 2004 ou 2007 de faire en une dizaine d’années cet effort d’assimilation, d’acculturation et d’incorporation de l’acquis communautaire. Alors même qu’ils avaient à faire face à un triple défi : défi de la démocratie, défi de l’économie de marché, défi de l’intégration européenne. Pour ces sociétés, il s’agit d’un traumatisme considérable. On l’a fait avec beaucoup de rapidité, pour des raisons politiques qui l’ont emporté sur les considérations objectives. Je pense qu’il aurait été préférable de faire les choses par étapes, de prévoir une intégration plus modulée. Cela aurait laissé à ces pays le temps de dépasser leurs frustrations, leurs peurs qui pouvaient être fondées mais qui n’ont plus aujourd’hui de raison d’être.
Pierre Verluise : Derrière l’expression « modèle multipolaire », faut-il entendre exemplarité de l’Union européenne ?
Serge Sur : Quand on parle de « modèle multipolaire », cela signifie une construction intellectuelle abstraite, qui ne doit pas nécessairement être imitée. De fait, la multipolarité interne de l’Union européenne n’est pas une bonne chose, elle me semble plutôt une évolution régressive. L’UE peut incarner une autre forme de gouvernance internationale. Au fond, l’UE est celle qui incarne le mieux les objectifs les plus profonds de l’Organisation des Nations Unies.
Il faut se souvenir que, dans la Charte de l’ONU, il existe deux conceptions de la sécurité. La première est la sécurité collective, qui entraîne que toute atteinte militaire à la paix doit être suivie d’une réaction collective. La seconde conception, définie par l’article 55 de la Charte, comprend les droits de l’homme, le plein emploi, la santé publique, la culture, l’éducation. Si ces principes ont été réalisés quelque part, c’est bien dans l’Union européenne. Il n’existe donc pas de contradiction entre l’ONU et l’UE. L’UE va plus loin et mieux : elle a établit entre ses membres une paix structurelle, de sorte que les questions d’ordre militaire ne se posent pas entre les membres. Toute guerre devient impensable, inconcevable entre pays membres de l’UE. Voilà une réussite absolument merveilleuse de l’Union européenne. Il n’y a pas d’exemple historique d’une réussite semblable. Il est très étonnant que les Européens boudent, soient réticents, se méfient de l’Union européenne alors qu’elle leur apporté ce qu’ils n’avaient jamais connu dans l’histoire.
Ceci étant, l’évolution des dernières années ne semble pas satisfaisante. On attend le prochain franchissement de seuil. Après l’échec de la CED (1954), l’Europe communautaire a avancé depuis 1957 en surmontant des crises, puisque l’on a signé le traité de Rome quelques années plus tard. Depuis la relance de Maastricht et la mise en œuvre de l’euro, on patine. On a pratiqué une fuite en avant avec les élargissements récents. L’Europe communautaire aurait bien besoin d’un rebond qui lui redonne sens et cohérence, aux yeux de ses populations et par rapport aux problèmes internationaux. La crise de l’euro peut avoir sur ce plan des effets salutaires. Elle souligne l’inachèvement de l’entreprise. D’une certaine manière l’euro n’était pas assuré de lui-même avant d’avoir surmonté une grande crise. Nous y sommes. Il faudra renforcer la cohérence entre les Etats membres, les instances de la Banque centrale européenne, rapprocher les mesures de contrôle, les politiques économiques et fiscales.
L’Union européenne est une forme de fédéralisme au sens très large du terme mais je ne crois pas que l’UE puisse jamais devenir un Etat fédéral, parce qu’elle est construite à partir des techniques du droit international. D’ailleurs, les électeurs ne se sont pas laissé tromper par l’abus de langage du traité constitutionnel, qui n’était qu’un traité entre Etats. Au fond nous raisonnons toujours avec des concepts des Temps Modernes, l’Etat, ou du XIXe siècle, le concept d’organisation internationale. Jean Monnet a inventé le concept de communauté. Il nous faut inventer un nouveau concept politique qui permettra de penser et désigner la nature de l’Union européen. Pour l’instant c’est un processus en cours, un chantier, mais on ne voit ni l’architecte, ni la forme finale du bâtiment.
Alors les pessimistes diront que l’UE est une tour de Babel qui est vouée à s’écrouler, et les optimistes diront qu’il est préférable de ne pas se poser les questions qui ne se posent pas au moment où elles ne se posent pas. Résultat, la destination finale reste ouverte, laissons faire et laissons venir les générations. D’ici là, conservons les acquis et gardons un œil sur l’étape suivante. Il ne faut pas être rigide et encore moins dogmatique. Ne nous laissons pas enfermer dans la dialectique de la fédération ou de la confédération. Cherchons plutôt à définir les termes d’un concept nouveau, original et qui, lui, pourrait servir de modèle, non pas à l’échelle planétaire mais à d’autres régions.
Pierre Verluise : Puisque nous parlons de l’avenir, je note que pendant longtemps les jeunes générations ont été globalement favorables au projet de l’Europe communautaire. Or lors du référendum du 29 mai 2005 au sujet du projet de traité constitutionnel, les jeunes ont le plus souvent voté « non ». Autrement dit, les générations montantes ne sont peut-être pas acquises autant que par le passé à l’idée communautaire.
Serge Sur : Il est vrai que beaucoup de jeunes en France ont voté « non » au référendum de 2005, mais je ne pense pas qu’ils aient voté contre l’Europe - plutôt contre un texte vide. Parce que dans ce projet de traité portant Constitution, il n’y avait rien, pas de nouveauté, sauf des innovations symboliques. Or, le génie de la construction européenne avait été jusqu’à présent de procéder étape par étape, de façon apparemment modeste mais en apportant à chaque fois quelque chose de concret. Chacun pense au marché unique, à l’euro.
Ce projet de Constitution européenne était un texte grandiloquent qui en réalité ne contenait que du vide, avec l’idée de faire comme les constituants américains, la Convention de Philadelphie. Cela n’avait rien à voir. Ce texte n’a fait qu’exprimer la mégalomanie de certains des prétendus constituants. Lorsqu’il existe un mensonge, même organisé, les corps électoraux ne se trompent pas. A mon sens, c’est à bon droit et à juste titre que les électeurs français ont rejeté ce qui était une illusion. Certes, le traité de Lisbonne a repris l’essentiel de ce projet de Constitution mais il en a ôté la partie la plus offensante et la plus offensive, toute cette dimension symbolique qui faisait croire qu’il y avait quelque chose qui n’existait pas. Le corps électoral a rejeté un mensonge, parce que ce texte n’était pas véritablement une Constitution.
Il a également rejeté l’insistance mise sur le marché et le libéralisme économique. Or, dans la perception la plus partagée, un marché commun c’est deux choses : d’une part l’unification d’un marché intérieur, d’autre part un tarif extérieur commun. En 2005, le sentiment qui s’était accumulé les années précédentes s’est cristallisé, polarisé autour de l’idée que l’Union européenne n’était plus une protection, à peine un relais pour une ouverture généralisée des frontières, avec toutes ses conséquences. Délocalisations, compétition internationale accrue, désindustrialisation… tout cela résulte d’une certaine dérégulation économique à l’égard du monde extérieur.
Je pourrais ajouter, à propos de la multipolarité, qu’il faudrait se pencher sur le rôle considérable à Bruxelles des lobbies. Aussi bien au Parlement qu’à la Commission, beaucoup des déréglementations qui ont été adoptées l’ont été à la suite des campagnes de pressions de lobbies anglo-saxons cherchant à favoriser l’ouverture généralisée de frontières.
Pierre Verluise : Le développement du lobbying à Bruxelles s’est accéléré à partir de l’entrée du Royaume-Uni dans l’Europe communautaire, en 1973. La France attend le début des années 1990, soit près de vingt ans pour en prendre conscience et commencer à s’organiser sur ce terrain stratégique.
Serge Sur : Le lobbying ne fait pas partie de la culture économique des Français. Lorsque la France a finalement accepté l’entrée du Royaume-Uni dans la CEE, nous n’avons pas assez mesuré ses effets à long terme. Il s’agit d’une responsabilité collective des autorités françaises, qui se sont en quelque sorte désintéressées de la question. Résultats : le développement de l’anglais dans les institutions communautaires et la moindre présence des Français à des postes clés. Alors que les Britanniques ont toujours eu une politique active, intelligente, obstinée en ces matières.
Au fond, la construction européenne était à l’origine une idée largement française, mais la France s’est laissé déposséder de cette idée. Le rôle des Britanniques a été considérable dans cette évolution. Ils sont très habiles à capter les budgets communautaires, par exemple dans le domaine de la recherche. Sans les Britanniques on a beaucoup de mal à construire un projet de recherche, avec eux c’est possible mais en général à son propre détriment puisqu’ils s’attribuent l’essentiel des contributions - sans parler de leur avantage comparatif lorsqu’il s’agit de faire et publier des recherches en anglais.
Pierre Verluise : Pour autant, les élargissements de 2004 et 2007 ne sont-ils par le résultat d’une œuvre de politique étrangère considérable ? Puisqu’on a réussi – non sans imperfections – à conduire sur un chemin proche des valeurs communautaires des pays précédemment dans un toute autre système et menacé d’une instabilité qui nous aurait concerné de diverses manières si ces élargissements n’avaient pas été envisagés puis réalisés.
Serge Sur : Vous avez raison, je suis tout à fait d’accord. Je ne conteste pas du tout l’adhésion des nouveaux membres à l’Union européenne, ils ont tout à fait vocation à en faire partie. Je mets simplement en cause la rapidité de leur adhésion. On a intégré trop vite des Etats pour lesquels nous n’avions pas suffisamment de garanties de bonne administration et de bonne démocratie. Je pense qu’il aurait fallu pratiquer davantage de conditionnalité. Regardez la Bulgarie et de la Roumanie... Il ne s’agissait pas de désespérer ces pays, et certainement l’idée d’une confédération lancée par François Mitterrand après la chute du mur de Berlin était une erreur psychologique, parce qu’on donnait à ces pays l’impression qu’on leur refusait l’entrée, mais il fallait les persuader que le succès de cette adhésion passait par l’accomplissement préalable de réformes sérieuses, avec l’aide de l’Union européenne.
Pierre Verluise : Une étude de l’évolution de la corruption dans l’Union européenne entre 2004 et 2009 montre que, globalement, les nouveaux pays membres ont amélioré leur situation mais que ce sont les anciens qui ont souvent régressé. Comment l’expliquez-vous ?
Serge Sur : Quand on fait entrer des pays qui sont corrompus – je ne vise aucun d’entre eux en particulier – le risque est celui de la contagion. En même temps que vous luttez avec une efficacité relative contre les formes de corruption les plus voyantes, vous abaissez les standards, ce qui se traduit pas le développement d’une corruption rampante dans les pays qui en étaient jusqu’alors relativement préservés. Ceci étant, il ne s’agit pas seulement d’un problème européen, j’ai le sentiment que ces problèmes de corruption ont crû partout. Ils sont liés au triomphe du marché, à la dérégulation générale, à l’idée que peu importe l’origine du gain puisque désormais tout gain est bon à prendre. Il s’agit d’une sorte de prédation généralisée.
Cela produit un « Monde en miettes », l’absence de gouvernance, la prédominance du court terme sur le long terme, l’intérêt individuel sur l’intérêt collectif. Tout cela est dangereux, non pas seulement parce que cela aboutit à l’abaissement des standards démocratiques – la démocratie est à la fois en voie d’extension quantitative et de régression qualitative –, tout cela fait penser à une logique d’avant-guerre. Sans vouloir jouer les Cassandre, je ne dis pas que nous sommes dans un avant guerre, mais si les tendances actuelles ne sont pas corrigées, c’est la pente vers laquelle nous allons.
Pierre Verluise : J’entends ce que vous dites à propos du rôle du marché dans l’expansion de la corruption, mais celle-ci existait dans les pays d’Europe de l’Est dès l’époque de l’économie planifiée. Des systèmes antinomiques produisent des effets proches ?
Serge Sur : Economie planifiée ou économie de marché, ce sont des hommes. Il me semble que la corruption est naturelle à l’individu. Seules des règles peuvent le maintenir dans le droit chemin, c’est-à-dire une morale collective. Chacun aura tendance à mettre la main jusqu’au fond dans le pot de confiture si celui-ci est ouvert et que personne ne le regarde. Ces règles sont indispensables et elles doivent être intériorisées. Dans les systèmes communistes dont vous parlez, on savait bien qu’il y avait un compromis tacite : on faisait semblant de payer les fonctionnaires et ces derniers faisaient semblant de travailler. Le système reposait sur un mensonge organisé et personne n’était dupe. On a pensé que le développement du marché reposait sur une prospérité réelle, et tout d’un coup est survenue la spéculation qui a conduit à fausser les choses.
Alors on nous parle d’éthique. Il faut bien dire que l’éthique est le contraire de la morale, dans la mesure où elle consiste à arbitrer entre des exigences morales contradictoires. L’éthique n’est pas la morale qui s’opposerait au droit, c’est le contraire d’une morale unique et absolue. L’éthique cela veut aussi dire « pas de droit ». Pas de droit, cela veut dire « on fait ce qu’on veut », ce qui génère la corruption. Les comités d’éthique et autres fariboles sont là pour empêcher que l’on établisse des règles et qu’on fasse jouer le Code pénal. En principe l’éthique est une discipline que l’on s’applique à soi même pour rendre ses comportements conformes à la morale ; en pratique cela signifie aucune discipline, cela fait partie d’un camouflage. L’éthique est devenue une norme de communication mais en aucune façon une norme de comportement. Mon point de vue est celui d’un juriste. Je crois plus à la contrainte qu’à l’auto-contrainte. Si il n’y a pas de contrainte, les individus se livrent à leurs passions, personne ne peut leur reprocher, c’est un abandon de la discipline collective. Et cela se traduit par un « Monde en miettes ».
Pierre Verluise : Comment voyez-vous l’Union européenne dans dix ans ?
Serge Sur : En dépit de la corruption, l’Union européenne reste exemplaire, mais elle pourrait faire beaucoup mieux. Si vous considérez le reste du monde, l’UE est un paradis, une île enchantée. Il faut la préserver.
L’avenir est ouvert, il y a place pour la politique, parce qu’il y a une demande de gouvernance. Nous sommes dans un moment de latence : on demande hommes d’Etat. Le G 20 est une tentative tâtonnante pour arriver à établir les moyens d’une bonne gouvernance. Je ne suis pas convaincu que le G 20 soit la bonne solution, mais l’aspiration et la conscience existent. Résoudra-t-on la question ? C’est tout le problème. Rappelons-nous les années 1930, la lucidité était là, chacun voyait bien le danger de la pente suivie. Mais on n’a pas trouvé la solution.
Je ne pense pas que la situation soit en 2010 aussi dramatique que dans les années 1930, parce que personne ne veut la guerre, elle n’apparaît pas comme une option ouverte. Les grands Etats, lorsqu’ils entreprennent des actions militaires, demeurent dans des opérations de basse intensité par rapport à leurs capacités. Je ne vois aucun Etat qui entend réaliser ses objectifs par la guerre : c’est un changement considérable, dû à la transformation apportée par la Charte des Nations Unies. Il existe cependant des mécanismes qui peuvent conduire à la guerre de façon involontaire. Comment trouver des instances communes pour commencer à apporter des solutions à ce qui apparaît comme des problèmes globaux ? Il faut d’abord bien identifier ces problèmes globaux – pour moi le réchauffement climatique est un faux problème, la faim et le développement sont plus urgents - puis trouver les bons moyens.
Entretien réalisé à Paris, revu par l’auteur, clos le 24 mars 2010.
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Plus : Serge Sur, « Un monde en miette. Les relations internationales à l’aube du XXIe siècle », Paris, La Documentation française, 2010, 176 pages, 16x24 cm, ISBN : 978-2-11-007887-2.
Cet ouvrage constitue une synthèse des dossiers publiés dans Questions internationales au cours des sept dernières années. Il aborde de façon thématique les principaux domaines des relations internationales, dans une analyse pénétrante et rigoureuse. Un regard souvent décapant sur des situations géopolitiques revisitées.
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