Faut-il lever l’embargo de l’Union européenne sur les armements en direction de la Chine ? Telle est la question embarrassante et récurrente qui se pose tant au niveau national qu’au niveau communautaire.
Fort d’une expérience d’attaché de défense en Chine, l’auteur propose une réponse largement mise en perspective et solidement argumentée.
Au final, il apparaît faisable de lever l’embargo de l’UE sur les armements à l’encontre de la Chine, mais sous les réserves préalables suivantes :
. Que la « Position commune » de l’Union européenne sur les exportations d’armement et de technologies à double usage, d’une part devienne juridiquement contraignante, et d’autre part que l’information mutuelle des partenaires européens ne se limite plus à une simple déclaration sur les exportations refusées.
. Qu’une information complète et immédiatement visible soit portée sur les écrans de toutes les instances gouvernementales et européennes sur le contenu de la « Position commune », les huit critères en particulier, avec toute la signification qu’ils contiennent.
. Que les procédures d’autorisation d’exportation des armes de guerre et des technologies à double usage soient uniformisées entre pays membres de l’Union européenne.
. Qu’il soit fait œuvre d’une authentique pédagogie auprès des pays sujets à caution sur les modalités d’application de la « Position commune » et de ce que cela entraîne au plan de la délivrance des autorisations d’exporter vers eux armements et technologies sensibles.
Faut-il lever l’embargo sur les armements en direction de la Chine ? Telle est la question embarrassante et récurrente qui se pose tant au niveau national qu’au niveau européen. Et paradoxalement, l’on peut y répondre aussi bien par la négative que par l’affirmative puisque le sens de cette réponse, qu’il soit négatif ou positif, est en tout état de cause assujetti à quatre conditions préalables. Ainsi, dans le cas d’une réponse négative, elle sera sous la forme : « non, il ne faut pas lever l’embargo, sauf si… ». A l’inverse, dans l’affirmative, elle sera alors : « oui, l’embargo peut être levé, sous réserve que… ». Mais, en tout état de cause, il doit être impérativement répondu aux quatre conditions préalables qui suivent
1 - Profitant de ce que la « Position commune 2008/944/PESC du Conseil du 8 décembre 2008 définissant des règles communes régissant le contrôle des exportations de technologie et d’équipements militaires » [1] remplace depuis cette date le « Code de conduite de l’Union européenne en matière d’exportations d’armement » (CCUEEA), il faut que soit conduite et entretenue sans solution de continuité une authentique et permanente communication sur ce nouveau document, et cela au travers d’un affichage clair et d’accès immédiat sur tous les sites internet officiels européens et nationaux. Dans le même temps une connaissance toute particulière de ces dispositions doit être apportée à toute autorité politique, représentative comme exécutive, amenée à rencontrer et à négocier avec les Chinois.
2 - Même si les dispositions nouvelles constituent, en plusieurs points non négligeables [2], un fort progrès par rapport à certaines des dispositions antérieures incluses dans le CCUEEA, et aussi par rapport aux dispositions complémentaires toujours en vigueur telles que le « règlement N° 1334/2000 instituant un régime communautaire de contrôle des exportations de biens et de technologies à double usage » [3], régulièrement mis à jour, les conditions actuelles d’application du nouveau texte demeurent insuffisantes.
En effet, elles ne contraignent pas juridiquement les Etats et, avec des dérogations possibles, elles ne les obligent à déclarer à leurs autres partenaires européens que les exportations refusées, comme dans le système précédent. Autrement dit la « Position commune » ne constitue, comme auparavant le CCUEEA, qu’un engagement moral dont chaque Etat est libre de se désengager s’il le souhaite et ce, pour des raisons purement mercantiles. Il continue de ce fait à offrir des fenêtres d’opportunité ouvertes aux Etats qui veulent, envers et contre tout, et malgré les justifications qu’ils doivent produire ensuite devant leurs partenaires européens, autoriser une exportation de défense ou duale en direction de la Chine, tout comme en direction d’autres pays d’ailleurs. L’idéal serait donc que toutes les décisions d’autorisations d’exportations de matériels de guerre et de technologies duales soient, au sein de l’Union européenne, déclarées aux autres partenaires, ce qui instituerait somme toute un dispositif moins bancal que celui actuellement maintenu. Un tel système apparaîtrait d’autant plus se justifier que se sont créées des entreprises multinationales de l’armement au sein de l’Union européenne.
3 - Les législations nationales des Etats européens en matière de procédures de délivrance des autorisations d’exportation d’armement doivent être harmonisées entre elles au niveau européen afin de supprimer les inégalités de traitement des dossiers au sein de chaque Etat membre.
4 - Les discours dilatoires parfois tenus auprès des pays soumis à une restriction de fourniture d’armement par les Etats européens, auprès de la Chine en l’occurrence, doivent faire place à une œuvre plus courageuse de pédagogie à leur égard à propos des dispositifs européens et nationaux de contrôle des exportations d’armement et de technologies à double usage.
La décision prise depuis peu au niveau communautaire d’adopter une « Position commune sur le contrôle des exportations de technologie et d’équipements militaires » [4] arrive à point nommé pour réinitialiser d’authentiques pédagogies nationales autour de ce thème des exportations militaires ou duales. En effet, à l’exception des sites d’information du Conseil de l’Europe et de celui du Groupe de Recherche sur l’Information et la Sécurité (GRIP), site qui fournit en abondance références, textes officiels et analyses sur toutes les problématiques liées aux exportations d’armement, le citoyen ne peut accéder à l’information sur les textes officiels relatifs au contrôle des exportations de défense ou à double usage qu’à la suite de longues et laborieuses recherches.
Ainsi mettre clairement en évidence la « Position commune sur le contrôle des exportations de technologie et d’équipements militaires » permettrait d’exhumer une information qui, en ce qui concerne le CCUEEA, avait disparu depuis longtemps, ou tant s’en faut, des scopes de l’information officielle nationale française immédiatement disponible. Autant dire que dans ces conditions le CCUEEA, inaccessible d’emblée, apparaissait en quelque sorte enterré et oublié par le plus grand nombre, y compris au sein de nos instances tant représentatives que régaliennes. Des exceptions existent cependant à ce constat. Il s’agit en effet de tous les fonctionnaires qui évoluent dans le domaine du contrôle des exportations d’armement et de tous les législateurs qui travaillent à l’évolution des dispositions en vigueur.
Avec la « Position commune sur le contrôle des exportations de technologie et d’équipements militaires » devrait également disparaître la confusion qui existait dans les esprits entre les multiples codes de conduite existants. En effet, par facilité de langage, l’habitude était prise de parler de « code de conduite », sans préciser duquel il s’agissait. De ce fait la confusion était complète, parce que le « code de conduite » qui faisait l’objet des préoccupations principales du moment était celui qui dominait conversations, travaux d’états-majors et échanges. C’est ainsi que le « Code de conduite de l’Union européenne en matière d’exportations d’armement » était occulté pour faire place au « Code de conduite sur les marchés publics de défense », code dont l’objectif vise à l’harmonisation des relations et à la bonne coopération entre industriels européens de l’armement. Par voie de conséquence, le CCUEEA devenait oublié. Encore faudra-t-il, pour éviter de tomber dans des travers identiques, préciser à chaque fois à quelle "position commune" il sera fait référence, tant sont innombrables ces positions communes adoptées au niveau de l’Union européenne dans de multiples autres secteurs.
En tout état de cause il résultait de cette occultation du CCUEEA, sans doute plus irréfléchie que volontaire, deux déficits graves : un déficit de connaissance intégrale de ce code et de son contenu, et un déficit d’interprétation. Tant est si bien que tout un chacun s’imaginait, et imagine encore, que le seul critère qui ouvre ou qui ferme les autorisations d’exportation d’armement vers la Chine, mais aussi des technologies duales, ce que l’on ne saurait oublier, est celui de la levée ou du maintien de l’embargo. Et, chose plus grave encore, l’on entretient les Chinois dans l’illusion que c’est le seul critère qui conditionne la reprise des dites exportations vers eux ou pas.
En outre, lorsque les Européens disent conditionner la levée de l’embargo à une nette amélioration du respect des droits de l’homme en Chine, sans référence à la globalité du CCUEEA, la condition invoquée de cette manière est interprétée par les Chinois comme un instrument de chantage à leur encontre. En effet, présentée ainsi dissociée du code dans son ensemble, elle n’apparaît plus comme clause intégrante d’une « feuille de route » [5] générale et cohérente à respecter.
Or la « Position commune », qui reprend quasiment inchangées une grande partie des dispositions du CCUEEA, conditionne l’éligibilité d’un Etat à recevoir des armements européens à la capacité qu’a celui-ci à répondre à huit critères, et pas uniquement à un seul, le tout premier en l’occurrence.
Premier critère – absence d’embargo
Ce premier critère pose en effet que, pour être éligible à une exportation d’armement européen vers lui, le pays client ne soit pas assujetti à des mesures d’embargo prononcées à son encontre par un certain nombre d’instances internationales, parmi lesquelles l’Union européenne. C’est bien ici le cas de la Chine qui, en dépit de cela, notons-le au passage, bénéficie malgré tout très largement des failles du dispositif existant [6]. Il serait extrêmement aisé de dresser une liste des exportations qui ont été admises par plusieurs Etats européens au regard de ce que les produits autorisés à l’exportation ne constituaient, dans l’absolu, que des ensembles ou des composants non létaux. A titre d’illustration tel est le cas du moteur MTU 16V 396 SE de 6 092 chevaux qui, par le biais d’un transfert glissant d’une application civile vers une application militaire, équipe désormais les sous-marins classiques de la classe Song 039A.
Deuxième critère – respect des droits de l’homme
Le deuxième critère impose que le pays concerné doit appliquer les règles du respect des droits de l’homme chez lui. Sur ce point Chinois et pays authentiquement démocratiques n’ont pas la même grille de lecture. De ce fait, de réelles tentations existent parfois pour incliner dans un sens lénifiant en faveur des Chinois, essentiellement avec la perspective de répondre à de seuls intérêts économiques. Les nombreux évènements récents, à commencer par ceux qui ont concerné le Tibet en 2008, le Xinjiang à l’été 2009, les détentions arbitraires de défenseurs des droits de l’homme au motif de subversion, démontrent que Pékin est très largement en dessous la barre [7].
Troisième critère – absence de tensions ou de conflits armés dans le pays
Le troisième critère établit qu’il doit y avoir absence de tensions ou de conflits armés dans le pays de destination finale. Des tensions dans le pays, l’on en relève évidemment au Tibet, au Xinjiang où le mouvement indépendantiste ouïghour bien qu’amoindri depuis 1997 démontre aujourd’hui qu’il reste très actif et, chose moins connue, avec certains Mongols de Mongolie intérieure.
Mais la question la plus aiguë qui se pose ici est celle de Taiwan. Puisque tous les Etats qui ont reconnu la Chine populaire et instauré des relations diplomatiques avec elle ont admis que Taiwan était partie intégrante du territoire chinois, la situation démontre qu’il y a bien existence de tensions dans le pays de destination finale, soit la Chine. Il est en effet indéniable que la question de Taiwan reste toujours défendue comme une affaire intérieure chinoise par le régime de Pékin.
D’aucuns diront que le risque s’est aujourd’hui estompé avec le retour des nationalistes au pouvoir et que s’est évanouie la perspective d’une prise d’indépendance de l’île. Mais ce n’est pas parce que le Kuomintang a repris les rênes de la province, ce n’est pas non plus parce que les relations entre l’île et le continent se sont notablement améliorées, que la menace armée communiste à l’égard de l’île nationaliste a pour autant disparu. Elle s’est certes assagie mais, s’il venait à apparaître que Taiwan s’orientât vers une prise définitive d’indépendance, la menace du recours à l’usage de la force pour ramener l’île renégate dans le giron de la mère patrie reste solidement affirmée dans le discours officiel de Pékin.
Certains observateurs tenteront de temporiser en soulignant que la menace est essentiellement maintenue pour contraindre les Taiwanais à poursuivre la négociation avec le Continent. Certes, mais quelles qu’en soient les raisons, elle demeure. En outre la Chine n’a, à ce jour, toujours pas abrogé la loi anti-sécession qu’elle avait adoptée au mois de mars 2005, autre menace ouverte, à l’époque où le courant indépendantiste de l’ancien président Chen Shui Bian était en place.
Quatrième critère – absence de risque d’agression contre d’autres pays
Le quatrième critère stipule qu’une autorisation d’exportation ne doit pas être délivrée « s’il existe un risque manifeste que le destinataire envisagé utilise l’exportation de manière agressive contre un autre pays ou pour faire valoir par la force une revendication territoriale ». Comme pour le troisième critère, il est ici possible de jouer sur l’ambiguïté du statut de Taiwan pour faire valoir qu’il s’agit d’une revendication territoriale chinoise.
En revanche, il est clair que, en regard du droit de la mer, la Chine avance des revendications territoriales infondées en Mer de Chine méridionale [8], infondées en regard du Droit de la mer, infondées en regard du droit international relatif à la question des frontières héritées de l’ère coloniale. A cet égard, même si elle prétend privilégier le dialogue avec les autres pays riverains sous couvert de sa nouvelle doctrine dite du « développement pacifique », elle a maintes fois recours à des opérations militaires, parfois d’intimidation, parfois d’agression, contre eux. Les exemples d’agression sont nombreux même si depuis mars 1988, date de la conquête de vive force d’une partie des îles Spratleys, il n’y en a plus eu de cette ampleur. Les actes d’intimidation par voie militaire ou paramilitaire sous couvert d’opérations de police le sont plus encore. Les programmes militaires d’équipement qu’elle a entrepris visent, entre autres préoccupations, à instaurer une hégémonie sur l’ensemble du bassin [9], au risque de « finlandiser » les autres pays adjacents si elle parvient à ses fins.
Cinquième critère – absence de risque d’atteinte contre la France ou ses alliés
Le cinquième critère détermine que le matériel vendu ne doit pas risquer de porter atteinte à la « sécurité nationale des Etats membres et des territoires dont les relations extérieures relèvent de la responsabilité d’un Etat membre, ainsi que celle des pays amis ou alliés ». Dès lors que nos armées européennes interviennent sur des théâtres où peuvent être mis en œuvre des armements réalisés directement ou indirectement par les Chinois, le risque est effectif. L’exemple type est celui des missiles de croisière iraniens construits avec l’aide de Pékin à partir des technologies cédées des missiles chinois C 801, eux-mêmes largement inspirés des Exocet français. C’est aussi celui des sous-marins Song, indirectement motorisés par les Allemands, susceptibles de menacer dans le Pacifique la marine américaine qui, jusqu’à nouvel ordre est une marine au moins alliée, si ce n’est amie. Ce peut-être enfin la coopération de l’Italien IVECO avec le Chinois NORINCO pour la construction d’un véhicule léger, type jeep, susceptible d’emporter le missile antichar chinois HJ-9A, moyen que les Français seraient susceptible de trouver en face d’eux sur les divers théâtres extérieurs d’opération, notamment de maintien ou de restauration de la paix, où ils sont engagés [10].
Sixième critère – comportement à l’égard de la communauté internationale
Avec le sixième critère doit être pris en considération le "comportement du pays acheteur à l’égard de la communauté internationale, et notamment son attitude envers le terrorisme, la nature de ses alliances et le respect du droit international". Sur ce point, il est difficile de juger la Chine dont le comportement, sur l’ensemble des sous-critères évoqués, nécessiterait une étude approfondie.
Sur le plan de la lutte contre le terrorisme, la Chine a contribué à l’adoption à l’unanimité de la résolution 1373 de l’ONU instaurant la lutte internationale contre ce fléau. Mais cet engagement, derrière lequel elle peut par ailleurs s’abriter pour justifier son action au Xinjiang contre le mouvement indépendantiste ouïghour pour partie imprégné de fondamentalisme islamiste, est-il suffisant quand par ailleurs, pour prendre un seul exemple, les roquettes tirées par le Hamas sur Israël à la fin de 2008 provenaient de Chine par voie de contrebande ? Quant à l’appui à la « criminalité organisée internationale », s’il est possible que les Triades agissent pour l’exécution de basses besognes avec le soutien complice de quelques individus qui ont place dans les hiérarchies locales chinoises, il n’est en aucun cas prouvé que les hautes autorités de l’Etat chinois couvrent sciemment ce type d’activités.
Enfin, pour ce qui concerne l’engagement de la Chine « en faveur de la non prolifération et d’autres domaines relevant de la maîtrise des armements et du désarmement », force est de constater qu’elle n’est toujours pas adhérente à l’arrangement de Wassenaar, que si elle a garanti à plusieurs reprises vouloir respecter l’esprit du Régime de Contrôle des Technologies de Missiles (MTCR), elle n’en est toujours pas partenaire. Enfin, il a bien été démontré que si les Pakistanais ont pu proliférer sur le plan des technologies nucléaires, sans nul doute militaires, c’était bien grâce à la Chine.
Au total, le doute demeure sur une incontestable éligibilité de la Chine à l’examen de ce sixième critère. Dans certains cas son attitude est manifestement claire. Dans d’autres, elle est plutôt ambiguë. D’un côté, elle peut soutenir des résolutions de l’ONU et en même temps, par divers biais, les contourner. C’est toute la dichotomie du comportement culturel des Han dans le discours et dans les actes, le discours n’engageant jamais systématiquement les actes.
Septième critère – absence de risque de détournement des équipements vendus
Le septième critère exige qu’il ne doive pas exister de "risque de détournement de l’équipement à l’intérieur du pays acheteur ou de réexportation de celui-ci dans des conditions non souhaitées". Les éléments d’analyse que suggère la « Position commune » pour déterminer si un pays répond à ce septième critère sont nombreux. A l’égard de la Chine, compte tenu de ses antécédents proliférants, il peut y avoir doute sur sa capacité à circonscrire les risques de réexportation d’une technologie importée d’Europe.
En revanche, les capacités chinoises en matière de rétro technique sont suffisamment connues dans les applications civiles pour ne pas douter de l’existence de cette capacité dans le domaine militaire. Cela a notamment été démontré autour de la coopération sino-allemande sur les moteurs MTU, mais aussi sur les moteurs Deutz [11]. De multiples autres exemples existent tels que les clones des missiles navals Crotale vendus à deux exemplaires par Thomson quelques années avant les évènements de Tian An Men, clones présentés lors du défilé militaire du 1er octobre 1999, date de la célébration du 50ème anniversaire de la création de la République populaire. Il est également reconnu que des contingents de scientifiques militaires visitent régulièrement les Zones de développement industriel des hautes technologies (ZDIHT), où sont encouragés les investissements étrangers dans les technologies de pointe, pour détecter celles qui pourraient être utiles à l’industrie chinoise de défense [12].
Huitième critère – compatibilité avec la capacité technique et économique du pays destinataire
Enfin, en ce qui concerne le huitième critère, il doit y avoir "compatibilité des exportations d’armement avec la capacité technique et économique du pays destinataire, compte tenu du fait qu’il est souhaitable que les Etats répondent à leurs besoins légitimes de sécurité et de défense en consacrant un minimum de ressources humaines et économiques aux armements". Dans l’absolu, un regard froid sur les chiffres fait apparaître que, maintenant 3ème puissance économique mondiale, en passe de dépasser le Japon en raison des dégâts que celui-ci subit du fait de la crise économique mondiale, la Chine répond incontestablement à ce dernier critère. Et ce d’autant plus que, cette fois-ci, le gouvernement chinois apparaît vouloir réaliser et faire appliquer un certain nombre d’authentiques réformes sociales dans le but d’améliorer les conditions de vie de la frange la plus démunie de sa société, réformes qui doivent commencer par une remise en ordre efficace et vigoureuse du système complètement déréglé de santé publique. Cela dit, malgré cette résolution récemment affichée, l’on ne saurait oublier que 16% de la population vit encore au dessous du seuil de la pauvreté [13], que le revenu des campagnes n’a pas cessé de se dégrader depuis plusieurs années, que les manifestations populaires liées aux multiples spoliations dont est victime une partie de la société se multiplient, et que les immenses réserves chinoises de change, à hauteur de quelque 2 000 milliards de dollars à l’automne 2009, n’ont jusqu’à présent, même pas pour partie, servi à améliorer les conditions de vie du peuple.
Ainsi au bilan peut-on dire que la Chine répond aujourd’hui à un seul critère d’éligibilité pour la réception de matériels militaires européens : le huitième. Elle répondra à deux le jour où il sera décidé de lever l’embargo qui la frappe puisque le 1er ne s’appliquera plus. Dans cette hypothèse elle continuera incontestablement à ne pas répondre à quatre, du deuxième au cinquième, et il y aura litige sur deux, le sixième et le septième.
Dans ces conditions, la décision peut être prise de lever l’embargo sur les armements en direction de la Chine. Mais, dans une telle perspective, il apparaît fondamental d’instruire tout un chacun, notamment les décideurs politiques, de l’ensemble des dispositions que recouvre la « Position commune de l’Union européenne sur les exportations d’armement », sans en occulter aucune. Négliger l’une ou l’autre des dispositions qu’elle édicte reviendrait à reléguer la « Position commune » au rang de morituri. Les trahir pour des intérêts prioritairement mercantiles prévalant sur des exigences de sécurité stratégique globale ne ferait qu’ajouter aux hypocrisies qui entourent parfois les relations avec la Chine.
La troisième condition qui s’impose pour appliquer concrètement les dispositions de la « Position commune » est que tous les Etats européens harmonisent entre eux leurs dispositifs règlementaires d’autorisation d’exportation des matériels de guerre et de technologies à double usage.
En effet si tous les pays de l’Union européenne se réfèrent à la « Liste commune des équipements militaires de l’Union européenne (adoptée par le Conseil le 19 mars 2007) (matériel couvert par le Code de conduite de l’Union européenne en matière d’exportation d’armement) (actualisant et remplaçant la liste commune des équipements militaires de l’Union européenne adoptée par le Conseil le 27 février 2006) » [14] et au « règlement (CE) N° 1334/2000 instituant un régime communautaire de contrôles des exportations de biens et technologies à double usage », régulièrement mis à jour, les procédures d’autorisation d’exportation de tels matériels continuent, malgré les opérations progressives de resserrement des politiques à ce propos, à différer selon les pays. Et ces procédures sont devenues d’autant plus problématiques à appliquer aux niveaux nationaux que « la constitution de sociétés transnationales bouleverse les conditions » du contrôle [15].
Le rapport N° 2334 fourni par les parlementaires français en 2000 faisait clairement ressortir ces disparités de procédures à la lumière des exemples français, britannique, allemand, italien, espagnol et suédois. Pour résumer, si en France les industriels de l’armement présentent leurs demandes d’autorisation d’exporter devant la Commission Interministérielle pour l’Exportation des Matériels de Guerre (CIEMG), le Royaume uni, de son côté, ne délivre « pas d’agrément préalable à la demande d’exportation » [16]. Mais « c’est au moment de l’exportation physique du matériel que l’exportation est accordée ou refusée » [17].
En Allemagne, la sévérité des directives qui régissent les autorisations d’exportation était, jusqu’à la publication de la première liste commune des équipements militaires de l’Union européenne, contrebalancée par un système de contrôle en réalité « beaucoup moins rigide que le système français » [18]. En effet la loi sur le contrôle des armes de guerre, la Kriegswaffen Kontroll Gesetz (KWG), en date du 20 avril 1961, ne s’appliquait « qu’à une partie des exportations d’armement » [19], soit uniquement les « armes directement létales » [20]. Tout ce qui ne tirait pas ou n’explosait pas n’était pas une arme [21]. C’est ce qui a ainsi permis aux Allemands de procéder à un certain nombre d’exportations, notamment de technologies duales, qui n’auraient vraisemblablement pas été acceptées en France ou au Royaume uni.
La création de la liste commune, en incluant un certain nombre de moyens qui ne figuraient pas dans le registre allemand tels que les logiciels ou les simulateurs par exemple, a quelque peu changé la donne, mais l’empreinte de ce qui existait auparavant transparaît dans les compte rendus que l’Allemagne présente au Conseil sur ses exportations d’armements. Dans les rapports annuels établis par le Conseil « en application du point 8 du dispositif du Code de conduite en matière d’exportation d’armements », apparaît en effet dans les notes de fin de rapport que « l’Allemagne ne dispose pas de la capacité de fournir de données sur ses exportations effectives selon la classification établie par la liste commune ; elle peut rendre compte, pays par pays, de la valeur totale de ses exportations effectives d’« armes de guerre » telles qu’elles sont définies dans la ‘liste allemande des armes de guerre’, ce qui constitue une sous-liste de la liste commune » [22]. L’Autriche présente une situation presque analogue mais, dans ses comptes-rendus, elle établit toutefois une discrimination entre « matériels de guerre » et « équipements qui, dans la liste militaire commune, ne sont pas répertoriés matériels de guerre ». [23]
La procédure italienne, sans toutefois comporter de passage devant l’équivalent d’une CIEMG de type français, s’appuie sur un système dont le fonctionnement s’en rapproche. En Espagne c’est, comme en Angleterre, au « moment de l’exportation elle-même qu’est prise la décision » [24] d’accorder l’expédition hors du territoire national ou de la refuser. Enfin en Suède, « c’est le gouvernement lui-même et non la loi qui définit ce qui est matériel d’armement » et c’est un comité consultatif, présidé par l’Inspection des produits stratégiques (ISP), qui soit statue en dernier ressort, soit saisit le gouvernement pour décision.
Ainsi, une uniformisation, entre partenaires européens, des procédures amenant à délivrer les autorisations d’exporter des matériels de guerre et des technologies duales constituerait un authentique renforcement du contrôle de ce type d’exportations. Cela interdirait également à des pays comme la Chine de spéculer sur les divisions intra européennes générées par les intérêts nationaux pour acquérir chez l’un ce qu’elle n’aurait pu obtenir de l’autre. C’est l’un des consternants constats qui caractérisent les relations sino-européennes, comme l’établit sans complaisance et avec une éclatante lucidité le Conseil européen sur les affaires étrangères dans une étude publiée au mois d’avril 2009 [25].
La seconde action à mener, si ce n’est la première parce que plus facile à réaliser que l’harmonisation européenne des procédures d’autorisation des exportations sensibles, est celle d’une pédagogie, franche, loyale, honnête, sur la « Position commune », comme cela aurait dû l’être davantage avec le Code de conduite de l’Union européenne sur les exportations d’armement, à l’égard des pays clients ou clients potentiels.
Car en effet personne, sauf cas très exceptionnel, n’explique aux Chinois dans quelles conditions ils pourraient normalement avoir accès aux armements européens, français en tous cas, ainsi qu’aux technologies à double usage. Ainsi sont-ils entretenus dans une illusion permanente, celle de s’imaginer que, dès que la levée de l’embargo sera prononcée, ils pourront avoir accès à tout sans restriction. Or il serait davantage responsable de cesser de « tourner autour du pot » lorsque l’on s’adresse à eux et de leur faire connaître les dispositions effectives qui détermineraient une reprise du commerce des armements et des technologies sensibles vers eux. La perspective d’une levée de l’embargo pourrait leur être présentée mais à la condition, en même temps, d’avoir le courage et l’honnêteté de leur préciser qu’à lui seul l’abandon de la mesure d’embargo en vigueur ne pourrait constituer une condition suffisante pour une reprise. Il faut avoir le cran de leur expliquer que, en tout état de cause, les demandes d’autorisation de telles exportations sont légalement examinées à la lumière des sept autres critères. Il faut avoir la patience de conduire une authentique œuvre pédagogique au travers d’une explication méthodique sur la façon dont les demandes sont analysées au travers de ces critères.
Une telle pédagogie contiendrait par ailleurs en elle une autre vertu : éviter d’avoir à conduire de négociations embarrassantes ou désagréables telles que celles qui peuvent porter sur la position favorable ou non qu’un Etat peut avoir sur la question de la levée de l’embargo. En effet, les textes sur lesquelles porteraient les explications ont quasi valeur de loi européenne. Ils sont ainsi. L’on peut procéder à une salutaire explication de texte mais ils ne sont pas discutables, sauf en interne entre Etats membres de l’Union européenne. Dont acte.
Au total, finasser avec les Chinois à propos de la reprise des exportations d’armement et de technologies duales en leur expliquant gauchement que « nous souhaiterions bien lever l’embargo » mais que, comme la décision de le maintenir est une décision communautaire européenne, « nous sommes désolés » de ne pas pouvoir leur faire plaisir, ne les trompent pas. La décision communautaire fournit là un salutaire et bien commode paravent pour éviter de dire qu’en réalité et d’une manière générale, sauf de la part des industriels de l’armement et de la part de ceux qui s’imaginent que courber l’échine devant les Chinois va leur procurer des avantages, nous ne souhaitons pas voir des armements européens arriver en Chine.
C’est une question de sens des responsabilités stratégiques portant sur un ensemble de facteurs cohérents relatifs à la stabilité de toute une région, celle de l’Asie de l’Est. Certains exprimeront un scepticisme à ce propos mais lorsque l’on met en perspective les évènements liés à la politique extérieure de la Chine et au développement de sa défense depuis 1979, année du lancement des quatre modernisations, l’on mesure l’ampleur de l’évolution et de celle des ambitions stratégiques de l’Empire du milieu.
Même si le peuple chinois n’est pas par nature expansionniste par les armes, il a la capacité de les employer ou de menacer de le faire, tant de manière implicite qu’explicite, lorsqu’il estime ses intérêts compromis. L’histoire l’a démontré. Aujourd’hui cela demeure le cas face aux ethnies nationales de sa périphérie intérieure, face à Taiwan, face aux pays riverains de la mer de Chine méridionale, voire face au Japon. L’Armée populaire de libération n’a certes pas encore atteint les niveaux technologiques et opérationnels occidentaux, mais elle les rattrape à grands pas. La Chine n’a donc nul besoin des technologies de pointe, ni des armements, ni des savoir faire occidentaux dans le domaine pour accélérer la construction de sa défense et encore moins celle de sa menace. Et l’on ne saurait se laisser leurrer par ce nouveau thème de propagande destiné à endormir les peuples qu’est celui du « développement pacifique ».
Au final, il apparaît faisable de lever l’embargo sur les armements à l’encontre de la Chine, mais sous les réserves préalables suivantes :
. Que la « Position commune » de l’Union européenne sur les exportations d’armement et de technologies à double usage, d’une part devienne juridiquement contraignante, et d’autre part que l’information mutuelle des partenaires européens ne se limite plus à une simple déclaration sur les exportations refusées.
. Qu’une information complète et immédiatement visible soit portée sur les écrans de toutes les instances gouvernementales et européennes sur le contenu de la « Position commune », les huit critères en particulier, avec toute la signification qu’ils contiennent.
. Que les procédures d’autorisation d’exportation des armes de guerre et des technologies à double usage soient uniformisées entre pays membres de l’Union européenne.
. Qu’il soit fait œuvre d’une authentique pédagogie auprès des pays sujets à caution sur les modalités d’application de la « Position commune » et de ce que cela entraîne au plan de la délivrance des autorisations d’exporter vers eux armements et technologies sensibles.
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NDLR : La revue Défense nationale publie ce mois de novembre 2009 une version contractée de cette analyse, sous le titre « Chine : conditions préalables à une levée de l’embargo », pp. 23-32.
[1] Journal officiel de l’Union européenne du 13.12.2008 : JO L 335/99 du 13.12.2008 ; arbitrairement abrégée en "Position commune" dans la suite du texte.
[2] Voir détail dans le texte du JO L 335/99 du 13.12.2008 et le compte rendu qu’en fait le Conseil de l’Union européenne sur son site : http://www.consilium.europa.eu/showPage.aspx?id=14848lang=fr#exp5
[3] JO L 338/1 du 30.12.2001.
[4] Titre non officiel, compressé par commodité d’expression.
[5] Une « road map » comme l’exprimeraient les Américains.
[6] Voir le tableau établi par le GRIP à partir des 3ème, 4ème, 5ème, 6ème et 7ème rapports annuels du Conseil de l’Union européenne établi en application du point 8 (obligation de communication entre Etats membres sur leurs exportations de défense et de l’application du code de conduite) du CCUEEA : Cédric Poitevin, Embargo de l’UE sur les ventes d’armes à la Chine : stop ou encore ?, note d’analyse du GRIP, 8 octobre 2006 ; http://www.grip.org/bdg/g1059.html. Voir aussi : Bonne conduite ? Les dix ans du code de conduite de l’UE en matière d’exportations d’armement, GRIP, Bruxelles, juin 2008, p. 9.
[7] Voir aussi, dans le même article cité, la liste opposable à la Chine des pratiques relevées chez elle entrant en contradiction avec les principes du respect des droits de l’homme.
[8] Du même auteur, voir : Mer de Chine méridionale, mythes et réalités du tracé en neuf traits, Diplomatie N°76, 2 janvier 2009, p.72-82.
[9] Du même auteur, voir : Le théâtre Indo-Pacifique dans la stratégie navale globale de la Chine, Défense N°139, mai-juin 2009, p.27-29.
[10] Pour d’autres exemples voir aussi : Bonne conduite ? Les dix ans du code de conduite de l’UE en matière d’exportations d’armement, GRIP, Bruxelles, juin 2008, p. 21.
[11] Bonne conduite ? Les dix ans du code de conduite de l’UE en matière d’exportations d’armement, GRIP, Bruxelles, juin 2008, p. 21.
[12] Nan li, PLA Conservative Nationalism and Chinese Politics and Society, INSS, octobre 2001.
[13] Moins de 1$ par jour selon les normes établies au niveau des organisations internationales.
[14] Libellé officiel complet de l’intitulé.
[15] Rapport d’information N°2334 sur le contrôle des exportations d’armement déposé devant l’Assemblée nationale le 25 avril 2000 par la Commission de défense nationale et des forces armées.
[16] Ibid. p.62.
[17] Ibid. p.62.
[18] Rapport d’information N°2334 sur le contrôle des exportations d’armement déposé devant l’Assemblée nationale le 25 avril 2000 par la Commission de défense nationale et des forces armées, p. 64.
[19] Ibid. p.64.
[20] Ibid. p.64.
[21] Ibid. p.64.
[22] Dixième rapport annuel établi en application du point 8 du dispositif du code de conduite de l’Union européenne en matière d’exportations d’armement ; JO C300/1 du 22.11.2008.
[23] Ibid.
[24] Ibid. p.66.
[25] John Fox et François Godement, A Power Audit of EU-China relations, European Council on Foreign relations, London, avril 2009.
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