Le 16 septembre 2008 se tient à Bruxelles un sommet européen sur les Roms. Il rassemble les représentants des institutions européennes, des Etats et des associations. L’enjeu est de taille : réfléchir à une lutte efficace et commune contre le rejet des Tsiganes et contre les discriminations. Parallèlement aux mesures prises en faveur des Roms, le rejet et le racisme ne faiblissent pas et reprennent même des formes inquiétantes.
Expert du sujet, l’auteur propose dans cet article rédigé pour le diploweb.com une utile mise en perspective. Avec deux cartes.
DES MIGRANTS et pas des nomades. Depuis les années 2000 et plus encore depuis l’élargissement de l’Union européenne à 27 Etats membres, de nombreux Roms d’Europe centrale et orientale ont migré vers des pays d’Europe occidentale pour des raisons économiques. « Plutôt six mois en Espagne que cinq ans dans ma taraba » [1] me disait un Rom de Roumanie durant l’été 2008. Ces Roms roumains, bulgares ou d’ex-Yougoslavie, tous sédentaires, sont forts différents des autres Tsiganes d’Europe. Les Manouches, par exemple, pratiquent encore en France l’itinérance comme mode de vie. Ils ont peu en commun avec les Gitans de Perpignan ou d’Andalousie, influents sur la culture locale et implantés dans les centres-villes. Les Sinté d’Allemagne, de Suisse ou d’Italie du nord constituent un autre groupe. Enfin les Roms eux-mêmes, à l’Est de l’Europe, sont divisés en nombreux groupes et sous groupes.
Et pourtant tous sont Tsiganes. Le mot « tsigane » est considéré comme péjoratif par de nombreux tsiganes. Du grec Atsinganos, il désigne, à l’origine, des nomades de mauvaise réputation. De nombreux roms, à l’Est de l’Europe, refusent donc cette appellation et lui préfèrent le mot « rom » qui signifie « homme » en langue romani. Cependant, en Europe occidentale, la majorité des Manouches et des Gitans considère que le mot rom s’applique spécifiquement aux Tsiganes d’Europe centrale et orientale et ne souhaitent pas être ainsi dénommés. Bien que controversé, le mot « tsigane » a pour avantage d’avoir une traduction dans chaque pays d’Europe et d’englober l’ensemble des groupes sans confusion possible.
Les Tsiganes ont la même origine indienne. Ils se sont dispersés depuis le Moyen Âge sur le continent européen en connaissant des destins divers. Esclaves en Roumanie, ils furent sédentarisés de force dans les provinces de Valachie et de Moldavie. Dans l’Empire austro-hongrois, ils furent également contraints de se fixer et obligés, sans succès réel, d’abandonner leurs coutumes. A l’Ouest de l’Europe, une minorité de Manouches et Sinté est parvenue tant bien que mal à conserver un mode de vie nomade.
Aujourd’hui, les Tsiganes constituent une minorité européenne d’environ dix millions d’individus. A quelques exceptions près, ils vivent dans des conditions de vie très en deçà des niveaux de vie moyens des pays dans lesquels ils se trouvent. Discriminés dans leurs pays d’origine, indésirables dans les pays « d’accueil » jusqu’à être fichés en Italie, peu de solutions s’offrent à eux. La prise de conscience des réalités vécues par ce peuple transnational et sans Etat fut tardive. Et la « question tsigane », ainsi que la nomment certains spécialistes, saute aujourd’hui aux yeux des Européens. Les institutions représentatives de l’Europe peinent à trouver des solutions malgré une prise en charge désormais réelle. C’est donc sur l’avenir de cette minorité que nous nous questionnons ainsi que sur les moyens mis en œuvre pour faciliter son insertion en respectant ses caractéristiques. Enfin, l’antitsiganisme inquiète. Il se développe en Europe. Nous en dessinerons les contours en nous interrogeant sur ses conséquences et sur la nécessité d’une politique efficace et commune contre le rejet des Tsiganes.
Commentaire de la carte : Le nombre exact de Tsiganes en Europe n’est pas connu. Une estimation sérieuse fait état de dix à douze millions d’individus. Roumanie, Hongrie, Bulgarie, pays de l’ex-Yougoslavie et Slovaquie (où ils représentent plus de dix pour cent de la population) sont les pays d’Europe centrale et orientale où le groupe rom, largement majoritaire parmi les Tsiganes, est le plus implanté. Dans certains pays comme la France le type de recensement dit « ethnique » n’est pas permis. Dans d’autres pays, la nationalité peut-être déclarée lors des recensements tout comme l’appartenance religieuse. Ainsi en Roumanie, lors du dernier recensement de 2002, un peu plus de 500 000 Roms se sont déclarés en tant que tels. Ils sont sans conteste plus de deux millions dans ce pays mais beaucoup n’osent pas s’afficher « Tsiganes » dans le contexte actuel de rejet.
Les Tsiganes d’Europe sont au cœur d’un paradoxe. Il y a d’un côté une donnée simple, générale et peu encourageante. Les Tsiganes connaissent des difficultés à tous les niveaux essentiels de la vie : scolarisation, emploi, logement, santé. A cette donnée qui pose problème et qui interroge en terme de solutions se superpose une multiplicité de facteurs de différenciation. En premier lieu, c’est la diversité des groupes tsiganes à travers le continent qu’il faut connaître. Les nombreux groupes et sous-groupes brièvement évoqués, ainsi que les différences qu’ils affichent entre eux, sont autant de facteurs qui permettent difficilement d’appréhender cette question de façon globale. Cette diversité est une richesse majeure mais elle est soit méconnue, soit déroutante pour le non tsigane. Les stéréotypes généraux sur les Tsiganes s’en trouvent renforcés.
Ensuite, et c’est là un fait capital mais souvent ignoré, c’est la diversité des situations locales vécues par les Tsiganes qu’il faut avant tout prendre en compte. En effet, la situation varie d’un groupe à l’autre, d’un quartier ou d’un village à l’autre - notamment pour les Roms d’Europe centrale et orientale. Les solutions à envisager pour une meilleure insertion devraient alors être différentes selon les cas mais ce type de prise en charge locale est rare.
Prenons le cas d’un groupe rom sédentarisé depuis le Moyen Age dans un quartier d’une ville d’Europe centrale et orientale. Il est possible que cette implantation historique ait permis aux membres de ce groupe, génération après génération, d’affirmer leur position en centre-ville sur les marchés et bazars. Ceci ne les empêche pas de subir le rejet de la population majoritaire et de vivre dans un quartier dénué d’équipements à l’écart de la ville. Cependant, pour les Roms de ce groupe, sortir de la précarité n’aura pas la même signification que pour ceux d’un autre quartier tsigane de la même ville dont tous les habitants vivent dans une terrible misère, sans emploi et dont aucun enfant n’est scolarisé. Encore différente est la situation des Roms d’un quartier voisin qui vivent complètement reclus. Ils vivent isolés, sous l’égide d’un « bulibaşa », chef tsigane, et respectent la « kriss », loi tsigane. Ils pratiquent des activités dites traditionnelles et posent la question du respect du mode de vie autant que du frein que peut représenter celui-ci.
Sans une analyse de terrain poussée, ces trois situations donnent l’impression d’être tout à fait identiques notamment pour la population majoritaire et pour les autorités locales pour qui la « tsiganie » constitue un tout, négatif en général. C’est pourtant dans ces différences, peu visibles de prime abord, que se trouve la grande complexité de la question tsigane. Améliorer les conditions de vie des Tsiganes sans tenir compte de ce type de spécificité est voué à l’échec. Nombre de relogements hâtifs ont échoué parce qu’ils ignoraient les caractéristiques du groupe tsigane concerné par l’opération. Que ce soit pour un projet urbain ou une étude universitaire, il faut se garder de penser ou de parler à la place des individus concernés. Il importe de ne pas oublier la barrière que peuvent constituer nos propres représentations du bonheur, du confort ou de l’idéal de vie.
Revenons à notre donnée principale : la situation globalement catastrophique vécue par les Tsiganes d’Europe. On peut alors s’interroger sur le mode de vie. Les Tsiganes ne s’auto marginalisent-ils pas à partir du moment où, pour certains d’entre eux, « les gadjés font partie d’une sphère étrangère, non significative, hors de l’organisation sociale » ? (Liégois, p55, 2007). Certaines familles tsiganes se méfient du non tsigane, le « gadjo », qu’elles craignent et rejettent pour des raisons historiques. Pour autant, aucun Tsigane n’aspire à la pauvreté. Le danger est là. Le niveau de précarité est tel aujourd’hui que le mode de vie des Tsiganes est souvent apparenté à un mode de vie pauvre. Il n’est pas rare d’entendre ou de lire qu’ils aspirent à vivre dans de telles conditions. La simplicité et l’esprit de liberté sont amalgamés à la pauvreté. Cet état de fait est pourtant rompu sans ambiguïté par de nombreux Tsiganes. Dans un monde où les prestations de services qui faisaient autrefois vivre les Tsiganes disparaissent peu à peu, un nombre grandissant de Tsiganes à travers l’Europe, et notamment des jeunes, parvient à trouver une harmonie entre insertion, culture et « tsiganité ». Dans leur réussite, ceux-ci n’ont pas le sentiment de perdre leur identité en rompant avec la pauvreté. Plus que son origine ou un sentiment d’appartenance quelconque, c’est son style de vie qui assure au tsigane sa tsiganité. Il lui faut alors être vigilant et apprécier les bienfaits de la scolarisation ou de l’insertion par l’emploi, sans glisser doucement vers l’assimilation à une norme.
La tâche est considérable mais il en faudrait peu pour que les Tsiganes, aujourd’hui citoyens des Etats où ils vivent, puissent vivre décemment dans un style de vie caractéristique. Pourtant, dans son quotidien, chaque tsigane est confronté au rejet.
La question de l’amélioration des conditions de vie des Tsiganes dans le respect de leur mode de vie ne saurait trouver d’issue sans l’atténuation du rejet dont ils sont l’objet.
Un retour sur l’Histoire est nécessaire. Dès qu’ils ont touché le sol européen, il y a plus de six cent ans, les Roms ont été esclaves, rejetés, enfermés, envoyés aux galères, astreints à des travaux forcés, enchaînés, interdits de séjour selon le pays où ils se trouvaient. La méfiance à l’encontre de ces nomades à la peau mate a parfois conduit au pire. [2] Ils ont bénéficié d’une stabilité relative durant l’entre-deux guerres avant de connaître l’horreur nazie, la déportation et l’extermination. En effet, comme les Juifs, ils furent jugés de sang non européen et indésirables. Après la guerre, en Europe de l’Est, ils ont dû, selon les Etats, affronter des politiques d’assimilation forcée ou l’indifférence générale pendant la période communiste.
Aujourd’hui, les programmes en faveur des Roms (scolarisation, emploi, logement) n’ont jamais été si nombreux. Le 16 septembre 2008 se tient à Bruxelles un sommet européen sur les Roms. Il rassemble les représentants des institutions européennes, des Etats et des associations. L’enjeu est de taille : réfléchir à une lutte efficace et commune contre le rejet des Tsiganes et contre les discriminations. Parallèlement aux mesures prises en faveur des Roms, le rejet et le racisme ne faiblissent pas et reprennent même des formes inquiétantes. Le fichage des Roms en Italie revient très clairement à les considérer comme un peuple délinquant et nous ramène aux heures les plus sombres de l’histoire contemporaine.
Le rejet s’exprime différemment selon les lieux. En Europe centrale et orientale, l’enfant rom apprend sa différence dès l’école. Souvent éduqués pour ne pas le fréquenter, les autres enfants l’ignorent. Le langage courant est plein d’expressions négatives à l’égard des Roms. Souvent les élèves roms se retrouvent réunis entre eux au fond de la classe. En général, ils subissent déjà une ségrégation résidentielle et ils n’ont accès qu’à des établissements qui ne sont rien d’autre que des « écoles pour les Roms ». En France, les gens du voyage sont l’objet de suspicions permanentes, tant le sédentaire doute que l’itinérance puisse être un choix de vie comme un autre. [3] La discrimination face à l’emploi frappe également les Tsiganes. Souvent accusés de ne pas vouloir travailler, ils sont les premières victimes du rejet à l’embauche. Sur ces deux points, scolarisation et emploi, des progrès sont effectués grâce, par exemple, aux programmes incluant des cours en langue romani dans les pays où les Tsiganes constituent une minorité nationale. L’emploi d’enseignants tsiganes ou l’insertion de programmes interculturels sont autant d’autres exemples positifs. De même, grâce à une implication commune, des programmes d’insertion à l’emploi par la validation des acquis ou des programmes de relogement sont de véritables succès. Adoptée dans certains Etats, bannie dans d’autres, la discrimination positive a connu quelques résultats comme en Roumanie par exemple.
Il y a donc des moyens de lutter contre les discriminations même si les progrès sont très lents car il faut du temps pour faire évoluer les mentalités. Les Roms changent peu également. A ce rejet quasi culturel et quotidien se superpose aujourd’hui un racisme plus dur dans les discours. Les revendications nationalistes exacerbées se multiplient, notamment en Europe centrale et orientale. On ne se cache pas, sur Internet notamment, pour étaler sa haine contre les Tsiganes. Le Conseil de l’Europe fustige l’antsiganisme dans ses rapports. Consciente du problème l’Union européenne s’en est emparée sachant parfaitement à quelles heures tragiques de notre histoire les amalgames entre Tsiganes et délinquance font référence.
Les grands programmes européens ou nationaux destinés à favoriser l’emploi des Roms, à réduire leur échec scolaire ou à améliorer leurs conditions de logement sont ambitieux. Cependant, nous avons vu que leur application au niveau local est difficile. Une prise en charge commune entre autorités européennes et nationales, autorités locales, associations tsiganes et familles se développe depuis plusieurs années dans de nombreux pays. Les effets de ces bonnes pratiques se font ressentir mais à l’échelle du continent la situation générale des Roms change peu.
Alors, quel avenir pour les Tsiganes d’Europe ? Nous avons clairement établi que la priorité, et il semble que les institutions européennes ne transigeront pas sur ce point, est la lutte contre le rejet et les discriminations à l’égard des Tsiganes. Ces derniers doivent aujourd’hui composer avec plusieurs contextes. Celui d’une économie mondialisée et la fin probable d’activités qui les caractérisaient. Il leur faudra par conséquent s’adapter à ce contexte en faisant évoluer leurs activités. Ils ont toujours agi ainsi tout en sachant préserver leur culture. Certains Tsiganes ont déjà anticipé les évolutions de la modernité. Mais la majorité reste précarisée en grande partie à cause du rejet. Au regard des expériences passées, les Tsiganes sauront certainement préserver leur identité. Il ne faudrait pas, après tant de résistance, que la précarisation et la pauvreté qui touchent une grande partie d’entre eux parviennent à affaiblir ce que même les pires épreuves de l’histoire n’ont su anéantir.
Samuel Delépine, Atlas des Tsiganes. Les dessous de la question rom, éd. Autrement, 2012
Loin des stéréotypes et des fantasmes sur les Tsiganes (nomadisme, mystères, délinquance) cet ouvrage propose de mieux connaître les lieux où vivent les Tsiganes (Rroms) dans les villes roumaines. En Roumanie, et en Europe centrale et orientale en général, les Tsiganes sont sédentaires. Dans les villes, la majorité d’entre eux vit dans des quartiers pauvres et marginalisés. Depuis des années, l’isolement géographique et social de ces quartiers maintient les Rroms dans une
grande précarité ignorée et qui semble sans issue.
L’étude, socio-géographique, s’intéresse aux conditions de vie des Rroms, à leur quotidien et à leurs perspectives. La mise en évidence de processus ségrégatifs, qu’ils soient historiques ou en cours, permet de saisir tous les enjeux d’une minorité européenne aujourd’hui en danger.
Première partie – Question tsigane, question du logement et processus ségrégatifs
Chapitre I – Les Rroms : minorité transnationale et méconnue. Chapitre II – Histoire de sédentarisation des Rroms en Roumanie : naissance des ségrégations. Chapitre III – La ségrégation socio-spatiale des Rroms. dans les villes roumaines : concepts et enjeux. Chapitre IV – Le « quartier tsigane » : une notion fiable ? Chapitre V – La place des Rroms aujourd’hui dans la ville : Bucarest ville laboratoire. Chapitre VI – La question du logement pour les Rroms.
Seconde partie – Typologie des quartiers tsiganes
Chapitre VII – Les noyaux anciens de sédentarisation des Rroms et leurs excroissances urbaines récentes. Chapitre VIII – L’immeuble et le quartier postcommuniste : le rêve déçu de l’urbanité. Chapitre IX – Différents destins des Rroms en centreville.
Troisième partie – Lutter contre les ségrégations : vrais espoirs et fausses utopies
Chapitre X – Regards sur les Rroms. Chapitre XI – Les zones d’habitat des Rroms ignorées par les politiques urbaines. Chapitre XII – Améliorer les conditions de logement des Rroms. Chapitre XIII – Scolarisation, emploi et santé : les autres grands enjeux pour les Rroms. Chapitre XIV – Elite tsigane, Europe : des projets voient le jour.
Conclusion
Lire gratuitement quelques pages de ce livre sur le site de l’éditeur, l’Harmattan
[1] Mot roumain qui signifie échoppe dans un bazar.
[2] Sur l’histoire des Tsiganes des origines à nos jours on peut recommander ces ouvrages : ASSEO, H. (1994). Les Tsiganes : une destinée européenne. Evreux, Gallimard. REYNIERS, A. (1998). Tsigane, heureux si tu es libre ! Paris, UNESCO. LIEGEOIS, J.P. (2007). Roms en Europe. Editions du Conseil de l’Europe.
[3] Voir ROBERT, C. (2007). Les politiques publiques à destination des « Gens du voyage » : de la difficulté à penser des modes de vie « non-ordinaires ». Dans « Le logement précaire en Europe. Aux marges du palais ». L’Harmattan. p 269-283.
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