Président du Centre pour l’étude des crimes communistes en Roumanie dont le site est disponible à l’adresse www.condamnareacomunismului.ro
Le mois de décembre est propice à la lecture et à un retour sur la "révolution roumaine" de décembre 1989. Le Président du Centre pour l’étude des crimes communistes en Roumanie présente ici le dessous des cartes sur les évènements de 1989 et leurs suites.
Rappelons que la Roumanie est membre de l’OTAN depuis 2004 et membre de l’UE depuis 2007.
LE 22 DECEMBRE 1989, sous l’assaut de la foule, un groupe d’officiers de la Ve direction de Garde et de sûreté, se réfugie dans un garage du Comité central du Parti communiste, d’où ils assistent impuissants à la fuite du dictateur et aux événements qui s’ensuivirent. Leur commandant, le colonel Burlan, ancien sosie de Ceauşescu, et ses collègues, y attendent deux jours en essayant de contacter leurs supérieurs pour connaître les ordres nouveaux. Finalement, apparaît à la porte du garage un transporteur blindé d’où descendent un homme en civil, Mihai Montanu, vu à la télévision aux côté de Ion Iliescu, le leader autoproclamé du Front du salut national qui avait pris le pouvoir, leur ancien commandant, le chef de la Securitate, Iulian Vlad et un militaire, le capitaine Mihai Lupu, vu également à la télévision lançant des appels à l’armée. Ensuite, raconte le colonel Burlan : « J’ai reçu l’ordre de nous réunir et de nous engager solennellement en faveur du Front du salut national. Nous nous sommes alignés » [1]. Cet alignement marqua leur entrée dans la transition.
L’anecdote illustre ce que l’on pourrait nommer « le paradoxe roumain » [2] : un renversement du pouvoir où le nombre de victimes de la répression ordonnée par l’ancien régime ne causa pas plus de 10% du nombre des victimes enregistrées durant les cinq premiers jours de démocratie ! Au terme de ces cinq jours la Roumanie n’a qu’une certitude : la mort de Ceauşescu. Le Parti communiste s’est évaporé avec la fuite du tyran. D’un coup, il n’existe plus un seul communiste en Roumanie ! Le pouvoir appartient maintenant au Front du salut national, surgi d’on ne sait où, et tout le monde en fait partie. Le leader autoproclamé du Front, Ion Iliescu, parle anglais et français, avec un accent prononcé certes, mais de façon correcte. Il paraît à la télévision le col de chemise ouvert et sans cravate. Faisant toujours référence à la « révolution », il se garde bien de condamner l’ancien régime, hormis Ceauşescu, seul coupable, selon lui, d’avoir « dévoyé les valeurs du socialisme ». À mesure que le retour du dictateur devient plus improbable, des individus et des institutions rejoignaient le camp du nouveau pouvoir. Pas seulement la Securitate, qui comme on l’a vu déposa rapidement les armes. Le 23 décembre 1989, l’ancien organe de presse du Parti communiste, Scînteia, paraît sous le nouveau titre de Scînteia Poporului – L’Étincelle du Peuple –, pour devenir ensuite Adevărul – La Vérité. « Malencontreuse » coïncidence : c’est la traduction du titre du journal des communistes soviétiques – Pravda. La télévision commence à émettre sous l’appellation de Télévision Roumaine Libre au micro : ceux-là même qui la veille encore tressaient les éloges de Nicolae Ceauşescu et vilipendaient les « houligans » manifestant dans la rue contre la dictature.
Tandis que l’on tire dans les rues avec des munitions de guerre et que le nombre des victimes croît d’heure en heure, dans un bureau anonyme, numéro 226, deuxième étage de l’ancien Comité central, Ion Iliescu et son équipe, formée de communistes et de militaires marginalisés par Ceauşescu à cause de leurs relations trop étroites avec Moscou, et complétée par des commandants de la Securitate, mettent sur pied les nouvelles structures du pouvoir provisoire. Au Conseil exécutif du Front, présidé par Iliescu, figure une seule personne qui n’était pas activiste de l’ancien régime et ne provient pas du groupe de conspirateurs pro-moscovites. Il s’agit de l’acteur Ion Caramitru, remarqué dans la foule qui a manifesté le 21 décembre 1989 dans les rues de Bucarest.
Deux jours après l’exécution de Ceauşescu, le jour de Noël, la Roumanie dispose d’un gouvernement provisoire. Le Premier ministre, Petre Roman, a affirmé à plusieurs reprises qu’il n’avait aucun lien antérieur avec le « groupe du bureau 226 ». N’empêche, il est le fils d’un ancien dirigeant du Komintern, qui a vécu de nombreuses années à Moscou et a été à l’avant-garde de ceux qui installèrent le régime communiste en Roumanie. Tels sont les gens qui comblent le vide du pouvoir après la fuite de Ceauşescu. Structurellement proche de la pratique et de l’idéologie communistes, cette équipe a substitué un coup d’État à la révolution de la rue, commencée le 17 décembre 1989 à Timişoara, au nord-ouest du pays, et poursuivie les jours suivants en Transylvanie et à Bucarest.
Les mots-clés susceptibles de définir l’évolution politico-institutionnelle de la Roumanie après 1989 sont réformisme et continuité. Autre paradoxe. Dans le cas de la Roumanie, ces termes s’opposent en apparence seulement. La démocratie après la fuite de Ceauşescu, qualifiée par Ion Iliescu de « démocratie originale », a réussi à réconcilier ces deux termes. Le nouveau pouvoir, légitimé par la propagande comme « émanation » de la révolte de la rue a cherché en permanence à limiter les transformations radicales, essentielles dans une révolution, à des mesures très limitées. Les priorités n’ont pas été l’établissement d’un cadre politique démocratique, la libéralisation économique et la privatisation accélérée, mais l’adoption de mesures assurant la continuité des structures institutionnelles de l’ancien régime. En pratique, les seules avancées réalisées visent les libertés civiques, terriblement mises à mal par le régime de Ceauşescu : liberté d’expression, liberté d’association, liberté de circulation. Au cours des sept premières années suivant la disparition du dictateur, les réformes se sont bornées à une simple rotation des cadres. Système déjà pratiqué avec succès lors de la construction du socialisme. Au plan économique, les mesures de libéralisation ont été réduites à la transformation du jour au lendemain, par décret, des entreprises socialistes en « sociétés commerciales ». Certaines, les plus profitables, ont été privatisées à l’avantage des groupes d’intérêts issus des anciennes structures communistes. Néanmoins, au cours des premiers mandats de Ion Iliescu, l’économie est restée majoritairement détenue par des capitaux d’État et soutenue par des subventions publiques. Ainsi, pendant de nombreuses années, les ouvriers sont-ils restés la base électorale du nouveau pouvoir. Ceux qui ont dicté la politique de la Roumanie, en particulier durant les premières années de la « transition » ont choisi de maintenir aux leviers de décision politique un grand nombre de nomenklaturistes de l’ancien régime, en conservant quasi intacte la bureaucratie d’État. À cet égard, ce qui s’est passé, s’analyse comme une montée des deuxième et troisième strates de la hiérarchie vers les places laissées vacantes dans les structures de la bureaucratie du Parti et de l’État, à la faveur de la mise à l’écart des fidèles de Ceauşescu.
Longtemps, ces faits ont été très peu visibles de l’intérieur. Les décennies d’isolement, de manque chronique d’informations, en ces jours de décembre 1989 ont rendu la population roumaine extrêmement crédule et perméable à la manipulation. Il suffisait qu’on lui annonce avoir écarté le dictateur pour qu’elle soit persuadée de son exécution. Si bien que le sens des messages adressés de l’étranger aux nouvelles autorités n’a pas été compris. Les premiers à réagir furent les Américains et les Soviétiques. Dans la soirée du 22 décembre 1989, Mikhaïl Gorbatchev présenta au Congrès des députés du Peuple une communication sur la situation en Roumanie et soumit pour approbation le texte d’un message qui affirmait le « soutien déterminé » apporté aux nouvelles autorités, ainsi que « le désir sincère de collaboration étroite dans les intérêts du socialisme et de la paix ». Plus réservé, George H. W. Bush salua la fin de la dictature ; il regrettait les événements dramatiques et promettait un soutien actif, si le pays prenait la voie de la démocratie. Suivirent chronologiquement des messages des partis communistes et des gouvernements des membres du Pacte de Varsovie : Hongrie, RDA, Tchécoslovaquie. Ladislav Adamec, président du Parti communiste tchécoslovaque, exprima, par exemple, « la conviction que le peuple roumain et les communistes honnêtes réussiront à trouver une voie de sortie » de l’impasse historique dans laquelle Ceauşescu les avait conduits. Enfin, le message du Ministère chinois des Affaires étrangères : « La République populaire de Chine suit avec attention les évolutions en Roumanie, les considérant comme un problème interne de ce pays » – ce qui, dans le langage diplomatique, révèle les soupçons des Chinois quant à une ingérence soviétique dans le déroulement des événements de Roumanie. Ingérence difficilement contestable au vu des relations étroites entre Gorbatchev et Iliescu, concrétisées politiquement par la signature d’un traité bilatéral entre Moscou et de Bucarest le 5 avril 1991, peu avant l’effondrement de l’URSS.
Entre temps, ont été adoptées des mesures qui, au moins en théorie, établissent un cadre assurant le pluralisme politique, bien qu’initialement Ion Iliescu eût souhaité un « pluralisme dans le cadre du Front ». Le pouvoir législatif est provisoirement assuré par le Conseil du Front du salut national, devenu ultérieurement Conseil provisoire d’union nationale. En application du décret-loi numéro 8 du 31 décembre 1989, visant « l’enregistrement des partis politiques et des organisations populaires », se reconstituent les partis historiques. Le 8 janvier 1990, le Parti national paysan chrétien-démocrate est enregistré au tribunal de Bucarest. Une semaine plus tard, est ré-établi le Parti national-libéral. Ces deux formations, rivales historiques des communistes à la fin de la deuxième guerre mondiale, avaient été dissoutes à l’instauration du gouvernement prosoviétique. D’autre part, la loi offrait la possibilité de constituer un parti politique avec seulement 251 adhésions. Selon un sondage d’opinion réalisé au début de mars 1990, 81,9% des personnes interrogées considèrent ce minimum comme insuffisant ; seulement 13,8% approuvent la loi. Néanmoins son application en fait une méthode subtile pour prévenir tout risque d’alternance au pouvoir. La télévision va dans le même sens, qui insiste sur les côtés dérisoires de la vie politique et des débats du parlement provisoire. Sur les écrans, on voit défiler des femmes au foyer ou des gérants d’immeuble devenus subitement des politiciens. Le contraste est flagrant avec l’« expérience » de ceux qui ont repris les « destinées du pays » après la fuite de Ceauşescu.
Grâce à cette loi, 27 partis entrent dans le premier Parlement de la Roumanie, notamment des formations du genre « Parti libre du changement » ou d’autres dont les noms sont composés à grand renfort de vocables tels que national, social, républicain, union, révolution... La confusion est totale. Personne ne connaît le nombre exact des partis enregistrés en Roumanie.
Quant au Front du salut national, il prépare sa propre transformation en parti politique. Celle-ci est annoncée publiquement le 25 janvier 1990, en même temps que l’intention du Front de se présenter aux élections. La décision revêt la dimension d’un coup d’État. Les partis importants de l’opposition, tout juste créés, réagissent promptement en organisant trois jours plus tard un meeting de grande ampleur à Bucarest. Sur les banderoles, on lit : « Nous voulons la justice, pas la Securitate ! » ; « Nous ne voulons plus les communistes, nous ne voulons plus les sécuristes ! » ; « Le pouvoir se maintient avec l’aide de la Securitate ! » ; ou « Retenez cinq mots : c’est pareil qu’avant ». Le lendemain, 29 janvier 1990, est prise la première mesure de force adoptée par les autorités, révélatrice de leur proximité avec les mentalités et pratiques communistes. La télévision lance une large campagne de désinformation, pour mobiliser les ouvriers. Des mineurs armés de gourdins sont amenés à Bucarest pour une contre-manifestation dirigée contre l’opposition. Le siège du Parti national-paysan échappe de peu au saccage et son chef, Corneliu Coposu, n’évite le lynchage que grâce à l’intervention directe du premier ministre. Comme dans une scène de western, Petre Roman, fils d’un membre du Komintern, apparaît sur un véhicule blindé où il met à l’abri son rival Coposu, un homme politique qui avait subi 17 années de détention comme opposant au communisme.
Au cours de ces journées, rares furent ceux qui comprirent qu’entre la foule criant dans la rue « À bas le communisme », et le pouvoir provisoire s’était établi un désaccord majeur. La majorité des gens se contentait de peu : la télévision diffusait des appels répétés selon lesquels « le pays a besoin de calme », et montrait des centres d’écoute téléphonique naguère utilisés par la Securitate et maintenant désaffectés. En parallèle, durant les premiers mois de l’année 1990, le pouvoir a déployé une intense activité de regroupement et de reprise en mains de l’ancienne Securitate , à des fins politiques qui lui étaient propres. L’ancienne police politique devenait toujours plus nécessaire à mesure que le temps s’écoulait ; simultanément, le « pouvoir provisoire » s’évertuait de plus en plus à se légitimer comme la future force politique de la Roumanie.
En février 1990, une unité de renseignement est créée au sein du Ministère de l’intérieur : elle est constituée d’anciens sécuristes. En mars 1990, sous prétexte de conflits inter-ethniques à Târgu Mureş, est fondé le Service roumain d’informations ; à son tour, il reprend un important contingent d’anciens sécuristes. Entre temps, deux autres structures sont reconstituées : le Service d’informations externes et le Service de protection et de garde des personnalités officielles. Les anciens sécuristes, regroupés et de nouveau actifs, mettent à la disposition des autorités une arme extrêmement efficace : la désinformation. De nombreuses calomnies contre les leaders et intentions de l’opposition sont diffusées dans les publications officielles du Front du salut national et reprises sur les antennes publiques de télévision et de radio, sans que soit accordé un quelconque droit de réponse pour le rétablissement de la vérité. Parfois ces calomnies frisent l’absurde.
Voici, succinctement présentés, les buts et thèmes de prédilection de la campagne de désinformation. S’agissant, par exemple, d’une dissidente anti-communiste célèbre, Doina Cornea, qui avait démissionné du Front et dénoncé publiquement sa transformation en parti, on prétend qu’elle a distribué de l’argent à des fins politiciennes ; qu’elle parcourt le pays pour acheter des entreprises. On insinue aussi qu’elle est juive et qu’aux côtés d’adversaires de Ion Iliescu pour la présidence, Radu Cîmpeanu et Ion Raţiu (dont le vrai nom serait Racz Ianos), elle a signé un « traité » avec un fonctionnaire du ministère hongrois des Affaires étrangères. Le faux document « reconnaissait » des droits à la Hongrie sur la Transylvanie et prévoyait une « vente » au détail du territoire roumain au bénéfice de ces trois protagonistes. Ce document est publié à de nombreuses reprises en fac-similé et diffusé dans les grandes villes afin de prouver la prétendue transaction. Également, à propos de Corneliu Coposu, on affirmait qu’il a vécu presque tout le temps en Occident, à l’abri des difficultés des Roumains. On lance à cette occasion une formule qui fera florès – « Vous n’avez pas mangé du salami au soja » – et qui servira à exciter l’électorat prolétaire contre « les nouveaux représentants des bourgeois et des latifundiaires ». Dans le quotidien Azi, organe officiel du Front du salut national, Constantin Ticu Dumitrescu, leader des anciens détenus politiques anticommunistes, est accusé à l’aide de photographies truquées d’avoir participé aux assassinats commis en 1941 par les légionnaires (fascistes roumains), nonobstant le fait qu’il n’avait que douze ans à l’époque. Octavian Ştireanu, alors rédacteur en chef du quotidien Azi, sera désigné conseiller dans le cabinet du président Iliescu.
La campagne de calomnie est devenue permanente au cours des années 1990-1992. C’est une campagne typique de l’ancien Service « D » (désinformation) de la Securitate, dirigé par le colonel Mihail Stan, promu en 1990 général et adjoint de Virgil Măgureanu [3], le directeur du Service roumain d’informations. On y reconnaît la méthode classique du régime communiste pour discréditer ses adversaires : vendus aux Hongrois, vendus à la « juiverie », ou bien légionnaires. Peu importe, d’ailleurs, que ces accusations sont parfois mutuellement contradictoires. En plus d’une politique étatiste et d’un subventionnement massif à visées électoralistes, cette technique de dénigrement permet à Ion Iliescu de remporter largement les élections aussi bien en 1990 qu’en 1992 ou 2000. En réalité, le succès politique de masse des nouveaux communistes en Roumanie dans trois élections présidentielles sur cinq, leur capacité extraordinaire de régénération politique, ont été et sont encore assurés par la cohabitation non-conflictuelle des structures du parti communiste, de la Securitate et de l’appareil bureaucratique de l’ancien régime.
Les optimistes et les officiels ont souvent affirmé que le sort du Parti communiste, qui a disparu de lui-même, sans laisser de trace, a été partagé par l’ancienne Securitate. Mais ces disparitions n’ont été qu’un faisceau de mystifications. Le décret de dissolution du Parti communiste roumain, pris sous la pression de la rue le 12 janvier 1990, est abrogé cinq jours plus tard, sur décision du Conseil du Front du salut national [4]. La dissolution aurait soulevé le problème de la succession du PCR et celui de la liquidation de son patrimoine. Ultérieurement, le décret 30 du 18 janvier dispose que ce patrimoine devient propriété de l’État. Mais il ne s’agissait que des anciens biens du Parti et des propriétés de chasse de Ceauşescu, passées « à l’État » et « redonnées au peuple », à la télévision. Pour un mois. Quant au reste, comptes, cotisations, actifs et passifs, autres que des « fermes du parti » : silence complet. Dans le cas du PCR comme dans celui de la Securitate, outre les raisons politiques du nouveau pouvoir, qui répugnait à opérer une rupture claire avec le passé, il en est une autre, que j’ai nommée la privatisation du régime communiste , suivant le modèle du processus qui se déroulait alors en URSS [5]. La conclusion s’impose d’elle-même : la continuité des anciennes structures n’a pas été rompue par un processus de réformes ; au contraire, ce processus a aidé à leur consolidation, en créant une oligarchie communisto-sécuriste. Cette oligarchie, qui transcende toute idéologie et tout programme politique, a infiltré non seulement le Front du salut national et ses successeurs politiques, mais aussi l’ensemble de la société roumaine. Une mafia silencieuse, efficace et rarement violente, dans la mesure où elle contrôle ou influence les structures de l’État jusqu’au plus haut niveau.
La vie politique en Roumanie ne faisait pas place aux nuances. Du point de vue idéologique, elle s’est polarisée entre, d’un côté, le groupe nombreux et bien organisé des anciens communistes et, de l’autre, le Parti national-libéral et le Parti social-démocrate, lequel reprenait la tradition de la gauche de l’entre-deux-guerres. À ces partis, se sont ajoutées de nombreuses organisations de la société civile, extrêmement active et réunie pour soutenir une proclamation, lancée le 11 mars 1990 à Timişoara. Le point 8 de cette proclamation visait à interdire aux anciens activistes et sécuristes de se porter candidat pour les trois premières législatures, quelle que soit la liste électorale.
Aux premières élections du 20 mai 1990, l’opposition essuie un sérieux revers. Le Front de salut national remporte 67% des suffrages. On lui avait adjoint de nombreux petits partis politiques, « compagnons de route », fondés sous sa houlette. L’opposition ne réussit à totaliser que 10% des suffrages. La participation est massive : Ion Iliescu est élu président avec plus de 85% des suffrages exprimés. Le seul mode d’expression resté disponible pour l’opposition est donc la rue. Sur la Place de l’Université à Bucarest, mais aussi dans les grandes villes du pays, des meetings-marathons sont lancés pour réclamer aux autorités l’adoption du point 8 de la proclamation de Timişoara. Fortes de leur succès électoral, les autorités issues du Front répriment sauvagement les manifestations. À Bucarest, de nombreux contestataires sont arrêtés dans la nuit du 13 au 14 juin 1990. Le lendemain, de violentes échauffourées éclatent entre manifestants et forces de l’ordre. Les mineurs appelés à Bucarest par le président Ion Iliescu, se livrent à des atrocités ; dans le même temps, des unités de la police et de l’armée ouvrent le feu contre les manifestants. Officiellement, on enregistre 6 morts et 560 blessés. Plus de 1 000 personnes sont arrêtées. On a dit que les brutalités de ce jour-là avaient renvoyé la Roumanie au Moyen Âge. Les principaux coupables, le président Iliescu et le Premier ministre Roman, ne furent jamais appelés à s’expliquer, pas même aujourd’hui.
Les élections de mai 1990 légitiment le pouvoir des structures communistes et, au plan institutionnel, se traduisent par le retour aux affaires de nombreux activistes et anciens officiers de la Securitate, restés jusque là dans l’ombre. Avec l’expertise de ces derniers, une opération commence, qui se poursuit aujourd’hui – la conquête du pouvoir économique à travers un double transfert des propriétés de l’État socialiste. En premier lieu, ce transfert s’effectue au profit des membres des structures communistes qui ont accédé à la propriété privée. En second lieu, mais dans une bien moindre mesure, certaines personnes dont les biens ont été confisqués par le pouvoir communiste ont pu en recouvrer la propriété. Ces rétrocessions furent empêchées par l’intervention directe du président Iliescu, qui déclara publiquement que la propriété privée n’était que « simagrées ».
Aux élections du 27 septembre 1992, largement regroupées et consolidées, les anciennes structures communistes reviennent au pouvoir, avec, il est vrai, un résultat nettement plus faible que précédemment. Deux facteurs expliquent la perte de voix. La première réside dans la coagulation des forces politiques de l’opposition et de la société civile dans une alliance, la Convention démocrate de Roumanie, qui réussit à obtenir 20% des suffrages. Le candidat de la Convention à l’élection présidentielle, Emil Constantinescu, met en difficulté Ion Iliescu, qui remporte tout de même le deuxième tour du scrutin, avec 47% des voix, contre 31% pour les autres candidats. Le second motif est la scission du Front du salut national entre le courant réformiste de l’ex-premier ministre Petre Roman et la tendance conservatrice menée par Ion Iliescu. Roman avait été démis de son poste à la tête du gouvernement en septembre 1991, notamment à l’aide de l’intervention brutale des mineurs, ce qui renforça les dissensions au sein du Front du salut national. En mars 1992, les partisans de Iliescu se retirent en formant le Front de la démocratie sociale de Roumanie, aile des conservateurs, qui gagne les élections de septembre la même année.
Entre 1992 et 1996, le pays entre dans une ère très semblable à celle que connut l’URSS sous Leonid Brejnev. Si on demande de nos jours à quelqu’un ce qui s’est passé durant cette période-là, l’interlocuteur réfléchit un moment et répond quelque peu stupéfait qu’il ne se souvient de rien. Le Premier ministre de l’époque, Nicolae Văcăroiu, ancien activiste du Parti, à la tête du Comité d’État de la planification sous le régime communiste, n’est pas précisément ce que l’on pourrait appeler un adepte des réformes libérales. Le développement à grande échelle de la corruption, en parallèle avec le dirigisme économique et la politique de subventions destinée à favoriser l’électorat procommuniste, continuent, au détriment des performances réelles. Au total, le bilan de cette politique de stagnation voire de régression économique est le suivant : les conservateurs, comme Ion Iliescu, perdent les élections de novembre 1996. La Convention démocrate de Roumanie (CDR) remporte les élections avec plus de 37% des suffrages. Elle forme alors un gouvernement au côté des démocrates réformistes de Petre Roman et du parti de la minorité magyare. Emil Constantinescu devance Ion Iliescu et remporte le deuxième tour de l’élection présidentielle avec 54% des voix.
Les quatre années de gouvernement de la CDR et de ses alliés, malgré leurs erreurs, ouvrent la voie vers l’adhésion de la Roumanie à l’OTAN et à l’Union européenne, grâce à une politique de réformes plus affirmée et à une orientation de la politique extérieure clairement pro-occidentale, contrastant avec la politique hypocrite des conservateurs communistes. Le coût politique des réformes, les dissensions au sein de la coalition gouvernementale, le soutien de la Roumanie à l’intervention de l’OTAN en ex-Yougoslavie – violemment contestée par les anti-occidentaux et les partenaires nationalistes du mouvement de Ion Iliescu –, conduisirent à l’usure du gouvernement de la Convention et de l’image du président Constantinescu. Pourtant, sans risque de se tromper on peut avancer que ce dernier fut, après des décennies de dictature, le premier président démocrate de la Roumanie. Le principal parti de gouvernement, le Parti national paysan chrétien-démocrate, disparaît pratiquement de la scène politique et l’ancien président paie seul le coût de ce premier gouvernement de droite après 1989.
Aux élections de 2000, Ion Iliescu et son parti reviennent à la tête du pays et au gouvernement. Suivent quatre autres années au cours desquelles les conservateurs néo-communistes poursuivent cette fois-ci la politique extérieure pro-occidentale de leurs prédécesseurs, c’est-à-dire pro-OTAN et pro-européenne. En revanche, au plan intérieur, le gouvernement renoua avec la politique économique des années 1992 - 1996. La priorité est de continuer le transfert des biens de l’État au bénéfice de groupes d’intérêts liés au pouvoir. La propagation aiguë de la corruption et la constitution d’un véritable système de mafia politico-économique, dirigé du plus haut niveau, favorise l’enrichissement substantiel de dignitaires, mais aussi des structures activisto-sécuristes pro-Iliescu réactivées après leur mise à l’écart entre 1996 et 2000. Le niveau élevé de la corruption et l’arrogance affichée des soi-disant sociaux-démocrates, appellation nouvelle des conservateurs de l’ancien Front du salut national, dirigés par Adrian Năstase, un béni-oui-oui de la garde rapprochée de Iliescu, promu parmi les jeunes technocrates de l’ancien régime, conduisirent à une nouvelle défaite électorale des anciens communistes à la fin de l’année 2004.
Fin 2009, après la défaite du Parti national-libéral au pouvoir entre 2004 et 2008, nous en sommes à deux ans d’instabilité gouvernementale. Durant ces deux années, la scène politique a été dominée par le Parti libéral-démocrate et, pour peu de temps, par ses alliés conjoncturels, le Parti social-démocrate. En réalité, celui qui possède la clé des décisions est le président Traian Băsescu, qui a commencé aussi sa carrière au Front du salut national, pépinière dont sont issus la majorité des politiciens des deux partis en cause. Ces hommes politiques détiennent entre eux un immense pouvoir économique et le pouvoir occulte de la Securitate, dont les autorités ne donnent aucune preuve qu’elles peuvent ou savent la démembrer. Ainsi existe le risque que la principale contribution de la Roumanie au capital commun européen soit son expérience de la survivance des structures communisto-sécuristes et de leur capacité à s’adapter parfaitement aux mécanismes de l’économie de marché, pervertis par la corruption. Le conflit entre ces deux grandes tendances – libérale et soi-disant « démocrate-populaire-sociale-démocrate », en fait d’origine néo-communiste – persiste, et l’issue en demeure incertaine.
La Roumanie reste une terre de paradoxes – et pas seulement au plan politique. Je terminerai par un exemple qui illustre cet état de fait. Il y a quelques années, j’étais conseiller local à Braşov, une grande ville de Transylvanie. Lors de la prestation de serment, j’ai été surpris de constater que, face à moi, le secrétaire de mairie, qui me tendait la Bible et m’invitait à répéter le texte par lequel je m’engageais à défendre la Constitution et les valeurs de la démocratie, était un ancien officier de la Securitate. En guise de conclusion, j’ajouterai une dernière remarque. Dans les années 1980, Andrei Bodiu, un ami écrivain, disait volontiers que « la Roumanie a un pied dans les Balkans et un pied dans la tombe. » Je crois la formule encore valable, sauf que j’ai quelque peu rectifié la position – de nos jours, le pied à l’extérieur de la tombe se trouve... en Europe.
Copyright 2010-Oprea. Ce texte a été initialement publié par le Diploweb.com sous le titre "Vingt ans de transition à la roumaine :
des communistes et de Ceauşescu à l’OTAN" dans un ouvrage dirigé par C. Durandin, "Roumanie, vingt ans après : la révolution revisitée".
Le livre complet
C. Durandin (dir.), "Roumanie, vingt ans après : la "révolution revisitée", éd. Diploweb.com, 2010.
Un livre au format pdf, téléchargeable gratuitement.
Plus
Le Centre pour l’étude des crimes communistes en Roumanie
Le Centre pour l’étude des crimes communistes en Roumanie vise à la réalisation d’actions qui mèneront à l’identification des violations des droits humains dans la Roumanie communiste. Voir (roumain)
[1] Lumea Magazin, nr. 11/2001.
[2] « Le paradoxe roumain », formule que je me suis permis d’utiliser ici, correspond au titre d’un livre à succès de l’essayiste roumain Sorin Alexandrescu. Ce livre passe en revue de nombreux épisodes controversés de l’histoire de la Roumanie.
[3] La consultation de la collection des quotidiens Azi (organe officiel du Front du salut national), Adevărul, Tineretul liber (les anciennes publications officielles du Parti communiste, respectivement de l’Union de la jeunesse communiste), mais aussi des autres journaux proches du « Front », en particulier de février à juin 1990 et même jusque vers la fin de l’année 1992, met en évidence cette campagne de désinformation et de calomnie.
[4] Domniţa Ştefănescu, Cinci ani din istoria României. O cronologie a evenimentelor. Decembrie 1989-decembrie 1994, p. 46-47. (Cinq ans de l’histoire de la Roumanie. Une chronologie des événements. Décembre 1989-décembre 1994), pp. 46-47. La majorité des données ont été extraites de ce volume, mais aussi de celui de la même auteure, Doi ani din istoria României. O cronologie a evenimentelor. Ianuarie 1995-ianuarie 1997, (Deux ans de l’histoire de la Roumanie. Une chronologie des événements. Janvier 1995-janvier 1997). Les deux volumes ont été publiés aux éditions Maşina de scris, respectivement en 1995 et 1998.
[5] Modèle révélé et illustré avec des documents issus des archives de l’ancien Parti communiste d’URSS de Vladimir Bukovski dans son célèbre livre Jugé à Moscou, traduit en roumain chez l’éditeur Albatros et Universal Dalsi, Bucarest, 1998.
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