Synthèse de la conférence-débat autour du livre de Samy Cohen, « Le goût de l’entretien. 40 ans d’enquêtes au sommet de l’État », Éditions Le bord de l’eau, 2022. Conférence organisée par le CERI (Centre de Recherches Internationales), 21 septembre 2022, à Sciences Po Paris. Il s’agit ici de la première partie du débat : la présentation et la démarche de Samy Cohen. Synthèse par Diane Wetter.
COMMENT interroger les élites dirigeantes de la France ? Quelles questions poser et jusqu’où est-il possible d’aller avec son interlocuteur ? Dans ce livre, S. Cohen retrace son expérience personnelle d’entretiens avec les personnes au sommet de l’État.
S. Cohen a enquêté pendant près de 40 ans dans les hautes sphères de la diplomatie et la défense en France. Dépourvu des codes d’accès aux élites dirigeantes françaises, il parvient tout de même à interroger deux présidents de la République, plusieurs Premiers ministres, des ministres des Affaires étrangères et de la Défense, des conseillers de l’Élysée, des hauts fonctionnaires du Quai d’Orsay, des généraux … Il a également enquêté en Israël auprès de militaires, d’anciens responsables du Mossad et de leaders d’ONG.
Il décrit dans ce livre comment il a décroché ses entretiens, sans dissimuler les obstacles auxquels il a été confronté, les ingérences politiques qu’il a subies. Il partage ses « secrets de fabrication », ses « méthodes d’entretien » des élites dirigeantes, ses subtilités pour contourner les difficultés face à des acteurs qui sont tenus à en dire le moins possible.
Donner les clés pour réaliser un bon entretien d’une personne de pouvoir.
Ce livre est né d’une discussion avec une collègue qui propose à S. Cohen de faire un article sur tous les entretiens qu’il a mené au sommet de l’État ces quarante dernières années. S. Cohen accepte. Il n’en fera pas un article mais un véritable livre.
Dans son ouvrage, il souhaite donner les clés pour réaliser un bon entretien d’une personne de pouvoir. Il veut montrer comment interviewer des gens hauts placés. Il explique de ce fait qu’il est très important de « savoir doser », d’avoir un certain courage pour bousculer l’interlocuteur mais aussi de savoir ne pas aller trop loin. C’est pourquoi il insiste sur les difficultés qu’il a rencontré, les erreurs qu’il a fait dans la conduite de ses entretiens.
Pour construire son ouvrage, S. Cohen s’est fondé sur ses souvenirs et ses archives qu’il avaient gardé de tous ses anciens entretiens, notamment ceux des personnes qui l’avaient le plus marqué et les situations les plus cocasses.
S. Cohen commence d’abord par une anecdote des années 1970 lorsqu’il étudiait les relations entre Israël et de Gaulle (son sujet de thèse). Le général venant de mourir, S. Cohen affirme qu’il n’a rencontré aucune difficulté dans l’accès aux diplomates de l’État Hébreux en poste à l’ambassade à Paris. Ceux-ci « avaient envie d’en parler ». Pourtant, son entretien avec Shimon Peres, l’homme qui avait construit les relations entre la France et Israël, s’est très mal passé. Au bout d’un quart d’heure, l’homme d’État s’est tu et n’a plus rien dit, laissant s’imposer un silence fracassant. C’est à ce moment-là que S. Cohen s’est rendu compte qu’il n’avait peut-être pas utilisé la bonne méthode pour l’approcher, et qu’il fallait faire du « sur mesure » pour chaque homme d’État interrogé.
Dans la deuxième moitié des années 1970, S. Cohen commence à s’intéresser aux conseillers de l’Elysée. Un haut fonctionnaire lui signe une lettre « passe-partout » pour pouvoir interroger tous les conseillers qui l’intéresse. Il se rend compte ainsi de deux obstacles dans la conduite de ses entretiens. Le premier : les questions qu’il posait aux interrogés n’étaient pas bonnes, c’est-à-dire qu’elles ne les incitaient pas à parler de ce qu’il voulait leur faire dire. Le deuxième : S. Cohen ne connaissait pas les différents concepts que pouvait cacher un mot. Par exemple, le mot « influence » : une influence peut être réelle, répétée … S. Cohen s’est donc mis à lire les auteurs comme Max Weber ce qui lui a permis de revoir la manière dont il posait ses questions. Ainsi, dans les entretiens avec des conseillers de l’Elysée il partait du président (« comment travaille le président ? ») plutôt que du conseiller lui-même (« quelle est votre influence auprès du président ? »). Cela évitait que l’interrogé ne puisse rien dire. C’est aussi dans ce cadre que S. Cohen a appris à composer avec des personnes qui avaient peu de temps à lui accorder. C’est la fameuse « dernière question ». La question : « Est-ce que je peux vous posez une dernière question ? » doit être selon lui, soit valorisante pour l’interrogé si on veut qu’il y réponde bien, soit elle doit être longue pour que celui-ci propose un deuxième rendez-vous.
Le milieu des hauts fonctionnaires est loin d’être un milieu homogène.
Enfin, à partir des années 1980, S. Cohen décide de s’intéresser au Quai d’Orsay. Grâce au CAP (Centre d’analyse et de prévisions), une interface entre les personnes extérieures et le Quai d’Orsay, il a accès aux archives du Ministère et obtient des entretiens. Cette expérience au CAP lui a permis de mettre « un pied dans la maison » et son enquête sur les relations entre quai d’Orsay et l’Elysée a duré 6 ans. C’est à cette période qu’il rencontre des présidents de la République et des ministres. Ainsi, il se voit dans l’obligation pour mener à bien ses entretiens avec des personnes si importantes, d’avoir un Guide d’entretien. Ce Guide d’entretien se compose des questions à poser et de la manière de les poser. S. Cohen insiste sur le fait que les entretiens doivent être semi-directifs, c’est-à-dire que même si la trame est déjà écrite préalablement, il est nécessaire d’avoir une certaine souplesse. La réponse à une question peut entrainer logiquement une autre question qui ne figure pas dans le Guide d’entretien mais qu’il est impensable de ne pas poser. Il faut savoir s’adapter.
Samy Cohen conclu que le sommet de l’État compte une variété de situations avec des personnages faciles et des personnages compliqués. Contrairement à l’idée reçue, le milieu des hauts fonctionnaires est loin d’être un milieu homogène, il faut seulement savoir s’y prendre et poser les bonnes questions à chacun si on souhaite obtenir des informations particulières.
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. Samy Cohen, « Le goût de l’entretien. 40 ans d’enquête au sommet de l’État », éd. Le bord de l’eau, 2022
4e de couverture
Ce livre est le témoignage d’un politologue-enquêteur étranger à la culture française, un Israélien, venu étudier en France avec un bac agricole en poche, dépourvu des codes d’accès aux élites dirigeantes françaises, mais passionné par le système politique de la Ve République. Il a enquêté pendant près de 40 ans dans les hautes sphères de la diplomatie et la défense en France, interrogeant deux présidents de la République, plusieurs Premiers ministres, des ministres des Affaires étrangères et de la Défense, des conseillers de l’Élysée, des hauts fonctionnaires du Quai d’Orsay, des généraux. Il a également enquêté en Israël auprès de militaires, d’anciens responsables du Mossad et de leaders d’ONG. Il décrit par le menu comment il a décroché ses entretiens, sans rien dissimuler des obstacles auxquels il a été confronté, des ingérences politiques qu’il a subies. Il partage ses « secrets de fabrication », les mille manières de contourner ces difficultés face à des acteurs résolus à en dire le moins possible. A condition de respecter certaines règles, il est possible de s’« imposer aux imposants ». C’est un des rares livres de chercheur à livrer une expérience vécue au jour le jour auprès de ces milieux « difficiles ». Il dévoile au passage des informations inédites sur les coulisses de la diplomatie et de la défense en France et en Israël. Il peut se lire tout à la fois comme une initiation à la méthode de l’entretien auprès des élites dirigeantes et comme un ouvrage permettant d’accéder aux mécanismes de la décision.
Samy Cohen est directeur de recherche émérite à Sciences Po (CERI). Il est spécialiste de politique étrangère et de défense et expert reconnu dans la conduite des entretiens avec des hauts responsables de la diplomatie et la défense, sujet qu’il a enseigné à Sciences Po pendant de nombreuses années.
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