Stratégies et intérêts : les relations des Etats-Unis avec les pays d’Europe centrale et orientale

Par Ronald HATTO, le 1er mai 2008  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Maître de conférences à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris

Aux yeux des populations de l’Europe centrale et orientale, les ambiguïtés de l’Europe communautaire en matière d’élargissement comme dans le domaine de la promotion de la sécurité dans son voisinage, ne peuvent, à court et moyen termes, que rendre encore plus désirable la présence américaine dans la région. Cet attachement aux Etats-Unis a été grandement facilité par le travail des médias et des universités américaines, qui ont travaillé d’arrache pied pendant la Guerre froide et après pour sensibiliser les Européens de l’est aux valeurs américaines. Cette popularité locale combinée à l’efficacité de la stratégie intégrale de Washington permettra certainement un positionnement à long terme des forces américaines en Europe centrale et orientale.

LE BUT de l’article est de démontrer, dans une première partie, que l’influence américaine en Europe centrale et orientale repose sur des éléments matériels (diplomatie, économie, capacités militaires et haute technologie) et sur des éléments immatériels (produits culturels et image positive) et, dans une deuxième partie, que l’histoire du 20ème siècle a eu un impact important et durable sur les perceptions des élites et des décideurs des Etats d’Europe centrale et orientale.

Les deux Guerres mondiales ainsi que les difficultés des Européens pendant la guerre en ex-Yougoslavie de 1991 à 1995 ont forgé une image plutôt négative des grandes puissances européennes, qu’elles aient été tenues responsables d’un abandon comme la France et la Grande Bretagne en 1938 ou coupables d’agression ou d’occupation comme l’Allemagne ou l’Union soviétique (URSS). Dans ce jeu de mémoire, seuls les Etats-Unis s’en sortent à peu près intacts. Cela permet de comprendre pourquoi les anciens pays communistes ressentent le besoin de garder les Américains en Europe.

1. La stratégie intégrale des Etats-Unis en Europe centrale et orientale

L’objectif de cette première partie est, en premier lieu, de souligner que la volonté des Etats-Unis de se redéployer à l’est du continent européen n’est pas nouvelle. Elle date en fait du début des années 1990. En deuxième lieu, il s’agira de présenter les moyens mis en œuvre pour que se redéploiement puisse s’effectuer dans les meilleurs conditions.

1.1 Une stratégie globale et ancienne

Avec la fin de la Guerre Froide les Etats-Unis ont été propulsés au rang de seule superpuissance. S’il est vrai que la puissance militaire n’occupe plus la place prépondérante qu’elle pouvait occuper jusqu’à la fin de la Guerre froide, il n’en reste pas moins qu’elle continue de jouer un rôle important dans le fonctionnement des relations internationales. Cette importance concerne d’ailleurs l’économie mondiale puisque la puissance militaire américaine sert, entre autre chose, à assurer la sécurité des points de passage et nœuds stratégiques comme les détroits (Bab el Mandeb, Ormuz, Malacca, etc.) ou les canaux (Panama, Suez) dont dépend l’approvisionnement des Etats occidentaux en hydrocarbures. Pour l’instant, seuls les Etats-Unis détiennent les moyens de projeter des forces considérables à très grande distance de leurs bases. Le gouvernement américain a d’ailleurs divisé le monde en différents commandements militaires afin de lui permettre de gérer efficacement les crises qui pourraient éclater et qui risqueraient d’affecter ces approvisionnements. Il a également cherché à réviser sa stratégie de déploiement militaire autour du globe.

Le sénateur Robert Dole, qui était le leader de la majorité républicaine au Sénat pendant les années 1990, a mis en évidence cinq réalités globales qui affectaient les intérêts américains[1]. Il faut noter que ces réalités n’ont que peu changé depuis le milieu de la décennie 1990.

La première réalité concernait l’âge d’or du capitalisme et la montée en puissance de nouveaux rivaux commerciaux comme la Chine.

Deuxième réalité, le nouvel ordre énergétique mondial et son impact possible sur la souveraineté des Etats.

Troisième réalité, la multiplication des armes de destruction massive avec les programmes nucléaires de la Corée du nord ou de l’Iran. Selon R. Dole, les actions militaires préventives ne devraient pas être exclues dans les cas de prolifération nucléaire.

Quatrième réalité, la montée des extrémismes religieux et ethniques.

Cinquième et dernière réalité, la rivalité avec la Russie.

Ainsi, pour comprendre le redéploiement militaire américain en Europe centrale et orientale et plus spécifiquement autour de la mer Noire, il faut tenir compte de plusieurs facteurs historiques, politiques et stratégiques.

En premier lieu, la volonté d’adapter les forces américaines aux nouvelles exigences de la scène internationale n’est pas récente. En effet, un document daté de janvier 1993 soulignait déjà l’importance de repositionner les forces américaines et d’assouplir les modes de déploiement pour leur garantir une plus grande flexibilité en cas de crise régionale[2]. A cette époque, il était question des concepts de présence avancée (Forward Presence) et de réponse aux crises (Crisis Response). Ainsi, déjà en 1993, il était question de pré-positionnement de matériel afin de faciliter le renforcement des forces projetées dans les zones de crise et de diminuer le nombre de troupes déployées.

En deuxième lieu, le redéploiement américain en Europe centrale et orientale vise à rapprocher les troupes américaines des « arcs d’instabilité » (Moyen Orient, Caucase, Asie centrale) et, surtout, des ressources énergétiques et de leurs voies d’acheminement. Plusieurs oléoducs et gazoducs se trouvent situés dans la zone de la mer Noire, sans parler du Bosphore qui voit transiter des quantités importantes de pétrole. Il est donc logique que le gouvernement américain cherche à se rapprocher d’une zone stratégique en termes d’approvisionnement énergétique.

En troisième lieu, le déplacement des troupes américaines de l’ouest vers l’est de l’Europe permet non seulement à Washington de déplacer le « centre de gravité » de l’Alliance atlantique, pour le rapprocher du « centre d’activité » que constituent les arcs d’instabilité identifiés plus haut, mais également de s’assurer le concours d’alliés plus dociles et plus loyaux.

Quatrième et dernier point concernant le redéploiement militaire américain en Europe centrale et orientale, celui-ci vise à assurer la primauté américaine sur l’ordre international. Cela s’effectue, d’une part, en repoussant la Russie à l’intérieur de ses frontières, en cherchant à « démocratiser » un maximum d’Etats voisins et à faire en sorte que leurs relations avec Moscou deviennent tendues. La Géorgie est un exemple de cette stratégie. D’autre part, la stratégie de primauté américaine vise à éviter une intégration trop poussée de l’UE. Le but n’est pas d’empêcher l’intégration mais plutôt de s’assurer qu’un certain degré de division persiste entre ses membres. Ainsi, lorsque Donald Rumsfeld a établi une différence entre la « nouvelle Europe », jeune et dynamique, et la « vieille Europe », repue et satisfaite, le gouvernement américain a réussi à créer une tension qui divise les Etats européens entre atlantistes et européanistes.

1.2 Quels nouveaux moyens stratégiques ?

C’est en juin 2004 que le Pentagone a décidé de modifier la taille des unités militaires déployées en Europe et de les déplacer du centre du continent (Allemagne) vers l’est, le but étant de faire des économies en réduisant le nombre de soldats déployés en Europe tout en renforçant la flexibilité des armées. La proposition initiale consistait à remplacer la 1ère Division blindée et la 1ère Division d’infanterie, trop lourdes à manier, par des brigades plus légères équipées de véhicules blindés Stryker. Ce véhicule est polyvalent puisqu’il se décline en plusieurs versions, il est léger (19 tonnes), rapide puisqu’il est monté sur huit roues plutôt que sur des chenilles et peut être puissamment armé (canon, mortier, missiles antichars ou anti-aériens). Du fait de son poids, il peut être rapidement transporté par air. Le Stryker est donc l’alternative parfaite aux autres blindés déjà en usage dans l’US Arm. Il incarne à lui seul la forme que la Pentagone veut donner aux armées : léger, mobile, modulable et puissant. Les militaires américains diraient leaner but meaner.

Le redéploiement militaire américain en Europe reposera donc sur l’organisation d’un système à trois niveaux.

Le premier niveau consistera en bases opérationnelles majeures (Main Operating Bases) comme la base de l’US Air Force à Ramstein en Allemagne ou celle de l’US Navy à Rota en Espagne.

Le deuxième niveau reposera sur des bases d’opérations avancées (Forward-Operating Bases) comme l’énorme Camp Bondsteel au Kosovo ou la base aérienne d’Incirlik en Turquie. C’est ce type de base qui sera mis sur pied en Bulgarie, en Pologne et en Roumanie.

Enfin, le troisième niveau consistera en sites de matériel prépositionné ou en accords de facilité d’accès (Cooperative Security Sites). Le vocabulaire adopté par le Pentagone et l’administration américaine pour qualifier cette refonte du déploiement des troupes américaines est d’ailleurs coloré et original.

Il s’agirait, selon le discours officiel, de changer l’ « empreinte » (footprint) des Etats-Unis en Europe et de fournir des « nénuphars » (lily pads) aux troupes américaines pour qu’elles puissent faire des « bonds » jusqu’aux zones troublées de l’arc d’instabilité[3].

Le premier type de base pourrait représenter le centre ou le moyeu (hub) d’éventuelles opérations militaires et les deux niveaux subalternes en seraient les rayons (spokes)[4]. Ainsi, la refonte du dispositif militaire américain en Europe devrait permettre des économies avoisinant les six milliards de dollars et d’améliorer la réactivité des troupes dans la grande région eurasienne tout en adaptant les modes de présence de ces troupes en fonction des sensibilités politiques locales. Ce dernier point est important pour la stratégie de Washington, puisque avec la montée de l’antiaméricanisme depuis l’invasion de l’Irak, la possibilité de réduire la visibilité de la présence militaire américaine est un atout essentiel. Ainsi, le redéploiement autour de la Mer Noire, en rapprochant les troupes américaines des zones d’instabilité, permettrait d’éviter les situations comme celle de l’hiver 2003 qui ont vu plusieurs alliés européens des Etats-Unis leur refuser le survol de leurs territoires.

La réorganisation du déploiement militaire américain en Europe, avec l’utilisation d’unités réduites et flexibles et l’acceptation du principe des rotations outre-mer régulières (par opposition au déploiement de longue durée comme en Allemagne depuis 1945) constitue un bouleversement doctrinal sans précédent depuis 1945 pour le Pentagone.

Concernant l’influence « douce » des militaires américains sur leurs homologues d’Europe centrale et orientale, elle repose sur la fascination qu’ils exercent. Les militaires sont en effet particulièrement sensibles aux performances des matériels dernier cri. Or, les troupes américaines possèdent non seulement les armes les plus récentes et les plus sophistiquées, mais ils en ont en quantité industrielle. Pour des militaires habitués au strict minimum comme ceux des anciens pays communistes, il ne fait pas de doute que l’opulence des Américains exerce une grande influence[5]. Sans oublier que les soldats américains ont également une réputation de vainqueurs (malgré le Vietnam et l’Irak). Le cinéma hollywoodien n’est d’ailleurs pas étranger à cette perception positive et à cette volonté d’émulation.

Jean-Michel Valantin a bien saisi bien le lien qui existe entre la production cinématographique et la mise en œuvre de la stratégie militaire américaine. Il parle même de « cinéma de sécurité national ». Cette « socialisation par l’image » avec les soldats américains se conjugue, bien souvent, à une réécriture de l’histoire par les réalisateurs d’Hollywood, ce qui contribue à accentuer la perception selon laquelle les militaires américains sont des vainqueurs. La possession d’équipement sophistiqué en grande quantité et l’image véhiculée par le cinéma hollywoodien se combinent ainsi pour favoriser une image positive des militaires américains auprès de leurs homologues d’Europe centrale et orientale.

Pour conclure cette premières partie, il semble évident que si les décideurs américains risquent d’être obligés d’adopter une posture plus prudente en ce qui concerne l’utilisation massive de la force armée, cela ne signifie pas qu’ils renonceront à surveiller les zones sensibles du monde. C’est pourquoi nous assistons au redéploiement des bases des forces armées américaines en Europe centrale et orientale.

2. L’ « appel d’empire » de l’Europe centrale et orientale

Cette partie démontrera que la stratégie américaine a été soutenue par la majorité des Européens des PECO. Or, cette situation s’explique par les événements dramatiques du 20ème siècle et la mémoire de ces peuples.

2.1 Le difficile 20ème siècle européen

Pour comprendre la fascination et l’attrait exercés par les Etats-Unis sur les nations d’Europe centrale et orientale, il est nécessaire de faire un retour sur l’histoire de la région au Vingtième siècle.

Après la Première Guerre mondiale, les Etats qui s’étaient retrouvés du côté des perdants comme la Bulgarie ou la Hongrie, durent céder des régions entières aux Etats limitrophes qui étaient du côté des vainqueurs comme la Grèce et la Roumanie. Les nouveaux Etats associés aux vainqueurs bénéficièrent de clauses favorables dans les domaines du redécoupage des frontières, des transferts de populations et dans la réorganisation des armées[6]. Ceci favorisa, de la part des vaincus, un ressentiment à l’égard des puissances de l’Europe occidentale (en particulier la France) qui est encore présent aujourd’hui.

La Deuxième Guerre mondiale a elle aussi eu un impact négatif sur la perception de la France et de la Grande-Bretagne dans des Etats comme la Pologne ou la Tchécoslovaquie. Si le traité d’alliance de 1921 entre la France et la Pologne avait été rendu caduc par la signature d’un pacte de non-agression entre Hitler et la Pologne le 26 janvier 1934, il en allait autrement de la Tchécoslovaquie.

Le 30 septembre 1938 fut signé l’Accord de Munich par lequel les territoires des Sudètes étaient rattachés à l’Allemagne. Il faut noter que le même jour, la Pologne indiquait au gouvernement tchécoslovaque qu’elle occupait militairement une partie contestée du territoire de Teschen. Ainsi, l’Accord de Munich a permis le dépeçage de la Tchécoslovaquie, auquel participa la Pologne. Cette dernière subira exactement le même sort un an plus tard.

C’est en partie à cause de cette histoire difficile entre les puissances d’Europe occidentale et leurs soi-disant protégés de l’est que les élites dirigeantes des Etats d’Europe centrale et orientale ont peu de difficulté à convaincre les populations de s’aligner sur les positions américaines. Le discours étant que les Etats-Unis sont des alliés plus fiables que les Européens de l’ouest. La gestion du conflit en ex-Yougoslavie n’a, à cet égard, rien arrangé pour l’UE. Après une vaine tentative d’intervention (fructueuse dans le cas de la Slovénie) en Croatie, les Etats membres de l’UE se sont déchirés sur la question de la reconnaissance des républiques sécessionnistes de Croatie et de Slovénie avant de devoir appeler l’ONU et l’OTAN à la rescousse.

Au final, ce sont les Etats-Unis qui ont réussi à imposer un cessez-le-feu et à conduire les belligérants à la table des négociations. Les Accords de Dayton de novembre 1995 ont confirmé le rôle prépondérant de la puissance américaine dans la sécurité européenne et le manque de coordination des Européens de l’ouest. L’intervention de l’OTAN au Kosovo n’a que renforcé cet état de fait puisque la majorité des sorties aériennes ont été effectuées par les avions de l’US Air Force. En outre, les armes des Européens manquaient de précision.

Ce manque de cohésion et d’efficacité militaires continue de miner la crédibilité des Européens de l’ouest auprès des opinions publiques et des élites d’Europe centrale et orientale. Pour ces derniers, la présence américaine reste indispensable pour assurer leur sécurité. Les ratés des puissances européennes traditionnelles ou leur cynisme à l’encontre des puissances moyennes de l’est du continent au cours du vingtième siècle restent des données essentielles pour comprendre la méfiance à l’égard de l’UE en termes de sécurité et l’attachement aux Etats-Unis.

Un autre élément est utile pour comprendre l’influence américaine dans les PECO et c’est l’énergie déployée par Washington pour influencer les opinions de ces pays. Les médias comme Voice of America et Radio Free Europe ont diffusé des informations en plusieurs langues tout au long de la guerre froide. Ces informations ont joué un rôle important dans le renforcement de l’image des Etats-Unis comme défenseur de la liberté.

Dernier élément central pour comprendre le comportement des gouvernements d’Europe centrale et orientale à l’égard de la puissance d’outre-Atlantique est la présence de la Russie.

2.2 Le facteur russe

La chape de plomb communiste qui s’est abattue sur l’Europe centrale et orientale entre 1946 et 1948 a été qualifiée de « trahison de Yalta » par les élites anti-communistes de ces Etats. Ce qu’il faut noter, c’est l’habileté du gouvernement des Etats-Unis à faire oublier qu’il était lui aussi en partie responsable de cette « trahison »[7]. Si l’ « ordre de Yalta » s’est trouvé démantelé entre 1989 et 1991 du fait de la fin de l’affrontement entre l’est et l’ouest et de l’effondrement de l’empire soviétique, les perceptions à l’égard de la Russie n’ont que peu évolué dans les pays d’Europe centrale et orientale. Plusieurs facteurs permettent de comprendre cet état de fait.

En premier lieu, le caractère instable de la politique en Russie post-soviétique n’a pas rassuré ses voisins. L’assaut militaire contre le Parlement en octobre 1993, ordonné par le Président Eltsine lui-même, démontrait que la démocratie n’était que peu consolidée. De plus, la gestion brutale du conflit sécessionniste en Tchétchénie à partir de décembre 1994 a illustré les difficultés qu’éprouvait le Kremlin à gouverner autrement que par la manière forte.

En deuxième lieu, l’état de la démocratie continue d’inquiéter les observateurs de la Russie et d’abord ses voisins. La tolérance, dans les années 1990, des propos agressifs et xénophobes d’un Vladimir Jirinovski, les éliminations de journalistes qui critiquaient le pouvoir (qui se poursuivent encore aujourd’hui) ou l’emprisonnement d’hommes d’affaires sans procès équitable ne démontrent pas un bon état des normes démocratiques.

Troisième et dernier point, la Russie utilise habilement l’arme énergétique pour continuer de s’imposer à ses anciens satellites et pour faire pression sur les Européens de l’ouest. Cet élément ne renforce pas seulement la méfiance à l’égard de la Russie mais également à l’égard des pays de l’UE qui semblent prêts à sacrifier les intérêts de certains pays d’Europe centrale et orientale, comme la Pologne ou l’Ukraine, pour s’assurer un approvisionnement en gaz et en pétrole.

En revanche, ce qui risque de compliquer la tâche du gouvernement américain en Europe orientale, ce sont les différences de positionnement de ses « alliés impériaux » à l’égard de la Russie. S’il est vrai que la plupart des anciens pays communistes se méfient de leur grand voisin, il existe tout de même des variantes. Un exemple concret parmi d’autres concerne les différences entre la Bulgarie et la Roumanie. Pour la Bulgarie, qui a été un allié très loyal de l’URSS pendant la Guerre froide, ses relations avec la Turquie se caractérisent par la proximité géographique et une histoire conflictuelle. Il est donc possible que le gouvernement bulgare cherche à faire appel à la Russie pour contrebalancer l’influence turque dans la région.

Pour comprendre le ralliement des gouvernements des Etats d’Europe centrale et orientale aux positions américaines, cinq catégories d’arguments peuvent être invoqués[8].

La première raison repose sur l’argument selon lequel les Etats-Unis sont un ami proche, compréhensif et fiable. Le principal exemple utilisé pour justifier cet argument est le rôle joué par les Américains dans l’admission des anciens Etats communistes dans l’OTAN.

La deuxième raison concerne la perception de l’excellence américaine dans presque tous les domaines (puissance structurelle), incluant la promotion de la démocratie et de la liberté. En d’autres termes, les Etats-Unis seraient une superpuissance unique et généreuse. L’attrait des universités privées américaines dans les PECO est là pour souligner cette perception.

La troisième raison du soutien aux Américains est l’anticommunisme. Pendant la période de la domination soviétique, seul les Etats-Unis seraient restés mobilisés pour contrebalancer la propagande communiste de Moscou.

La quatrième raison est la peur de la Russie. Cette raison ne revêt toutefois pas la même importance dans tous les pays d’Europe centrale et orientale. La proximité géographique, les liens culturels et l’histoire plus ou moins conflictuelle permettent de départager les nations qui craignent la Russie et ceux qui ne se sentent que peu concernées par elle. Les Baltes, les Polonais ou les Roumains continuent d’éprouver des craintes à l’égard de la Russie ; les Bulgares, les Moldaves et les Ukrainiens sont plutôt ambiguës alors que les Hongrois, les Slovaques ou les Tchèques, sans être des fervents partisans de la Russie, ne se sentent pas aussi concernés par elle.

Enfin, la cinquième raison concerne l’espoir des retombées économiques et financières découlant d’un alignement sur la position américaine. Dans le long terme, les pays qui recevront des bases américaines comme la Bulgarie, la Pologne, la Roumanie et, dans une moindre mesure, la Hongrie, espèrent tous bénéficier de retombées économiques découlant non seulement des investissement dans les nouvelles infrastructures militaires et civiles, mais également de celles découlant des dépenses des militaires américains déployés sur place.

Conclusion

Les politiques européennes de promotion de la démocratie et de la sécurité ont souvent été perçues comme insuffisantes par les pays de l’Europe centrale et orientale. Devant une PESC balbutiante, « l’appel » aux Etats-Unis par la « Nouvelle Europe » est évident. Aux yeux des populations de l’Europe centrale et orientale, les ambiguïtés européennes en matière d’élargissement comme dans le domaine de la promotion de la sécurité dans son voisinage, ne peuvent, à court et moyen terme, que rendre encore plus désirable la présence américaine dans la région.

Qui plus est, le Sommet de Saint-Petersbourg du 10 février 2003 entre l’Allemagne, la France et la Russie a eu un effet négatif sur les perceptions des pays de la « nouvelle Europe ». En réaction à la Realpolitik de l’Europe occidentale et de la Russie, les Etats d’Europe centrale et orientale cherchent à s’en remettre à l’équilibre des puissances (Balance of power) en invitant les Etats-Unis à jouer le rôle de balancier ou d’égalisateur entre l’UE et la Russie. Cela ressemble à une forme adoucie de l’ancien équilibre européen du 19ème siècle. Cette région combine en fait les deux modèles chers aux analyses réalistes : le balancing et le bandwagoning[9]. Pour équilibrer l’alliance UE-Russie qui se déploie au-dessus de leurs têtes, les Etats d’Europe centrale et orientale (plus particulièrement les pays baltes, la Pologne et la Roumanie) cherchent à monter dans le train militaire tiré par la locomotive américaine (to bandwagon).

En revanche, les faibles retombées économiques du redéploiement américain commencent à se faire sentir dans les commentaires de l’opinion publique en Bulgarie et en Roumanie. Les gens s’attendaient à voir pleuvoir l’argent destiné à construire des infrastructures pour les soldats américains. Ils se retrouvent plutôt avec des travaux à effectuer autour des bases déjà existantes aux frais de leurs gouvernements. Cela est d’ailleurs tout à fait cohérent avec les objectifs du Pentagone qui cherchait à alléger le déploiement américain et à diminuer les coûts d’exploitation. Les bases « payantes » en Europe restent donc en Allemagne tandis que les nouveaux alliés héritent des bases intermédiaires qui rapporteront peu.

Toutefois, étant donné la popularité des Etats-Unis (surtout dans les pays baltes, en Pologne et en Roumanie), il semble peu probable que les opinions publiques cherchent à s’opposer à la présence américaine à court et à moyen terme. Cet attachement aux Etats-Unis a été grandement facilité par le travail des médias et des universités américaines, qui ont travaillé d’arrache pied pendant la Guerre froide et après pour sensibiliser les Européens de l’est aux valeurs américaines. Cette promotion du modèle américain représente l’une des facettes (culturelle) efficace du « soft power ».

Cette popularité locale combinée à l’efficacité de la stratégie intégrale de Washington permettra certainement un positionnement à long terme des forces américaines en Europe centrale et orientale. Ce positionnement permettra non seulement au gouvernement américain de se rapprocher de l’arc de crise ou d’instabilité mais également de maintenir pour plusieurs années sa primauté mondiale. Ce nouveau positionnement militaire lui permettra d’affaiblir au besoin et la Russie et l’UE. La méfiance des nouveaux alliés à l’égard des capacités militaires de l’UE et leurs craintes face à une Russie plus ou moins démocratique procurent aux Etats-Unis une position enviable d’arbitre.

Notes

[1] Robert Dole, « Pour une nouvelle diplomatie au service de la paix », Le Trimestre du monde, 2ème trimestre, 1995, pp. 17-23.

[2] Dick Cheney, Defense Strategy for the 1990s : The Regional Defense Strategy, Washington D.C., US Government Printing Office, janvier 1993.

[3] Pour une présentation claire du repositionnement des forces américaines en Europe, consulter le site Internet de Global Security à l’adresse suivante : http://www.globalsecurity.org/miltary/facility/eucom.htm.

[4] Etienne de Durand, « Le redéploiement global des forces américaines », Politique étrangère, No. 4, 2005, p. 836.

[5] Les militaires américains n’hésitent d’ailleurs pas à initier les hauts gradés des armées anciennement communistes à leur matériel le plus sophistiqué. Le général Kostiantyn P. Morozov, qui est devenu le premier ministre de la Défense de l’Ukraine indépendante, a pu bénéficier de cette méthode de socialisation par le matériel puisqu’il a volé dans un F-16 en 1992 et même décollé et apponté sur un porte-avion de l’US Navy à bord d’un FA-18 un an plus tard. Kostiantyn P. Morozov, Above and Beyond. From Soviet General to Ukrainian State Builder, Cambridge, Harvard University Press, 2000, p. 205

[6] Georges Castellan, Histoire des peuples d’Europe centrale, Paris, Fayard, 1994, p. 353.

[7] Nous entendons par trahison l’abdication du gouvernement américain face à la « Déclaration de l’Europe libérée » incluse dans l’Entente de Yalta. Cette déclaration soulignait le droit des peuples libérés de la domination fasciste de créer des institutions démocratiques de leur choix. Ce principe découlait de la Charte de l’Atlantique et avait été repris dans le texte de l’Entente de Yalta publié le 24 mars 1945 par le Département d’Etat américain. Voir aussi Robert A. Garson, « American Foreign Policy and the Limits of Power : Eastern Europe 1946-50 », Journal of Contemporary History, Vol. 21, No. 3, 1986, pp. 347-366.

[8] Voir Cristian Preda, « Le proaméricanisme roumain : trahison et diffamation », Revue Internationale et Stratégique, No. 53, 2004, pp. 110-112. Les raisons présentées dans l’article expliquaient l’attachement de la Roumanie aux Etats-Unis avant le début de la guerre en Irak. Il ne fait toutefois aucun doute que ces catégories s’appliquent aussi aux autres pays de la région, hors soutien à la guerre en Irak et avec de légères modifications.

[9] L’équilibre des puissances est l’un des concepts les plus utilisés par les analystes d’inspiration réaliste. Le balancing se rapporte aux efforts visant à contrebalancer la puissance d’un Etat ou d’une alliance perçu(e) comme trop influent(e). Le bandwagoning consiste, pour les Etats plus faibles, à rejoindre un Etat puissant capable de les protéger contre une menace quelconque malgré les risques de perte d’autonomie. Il s’agit de laisser la grande puissance jouer le rôle d’équilibreur à leur place. Pour une présentation du bandwagoning, voir Randall L. Schweller, « Badwagoning for Profit. Bringing the Revisionist State Back In » in M.E. BROWN, S. M. LYNN-JONES & S. E. MILLER (Ed.), The Perils of Anarchy. Contemporary Realism and International Security, Cambridge (Mass.), MIT Press, pp. 249-284.

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Plus à ce sujet : Pierre Verluise, 20 ans après la chute de Mur. L’Europe recomposée, Paris : Choiseul, 2009. Voir


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