La crise syrienne conforte l’importance stratégique que revêt la mer Caspienne pour la Russie. En outre, les déploiements militaires, d’abord au large des côtes iraniennes puis dans la base d’Hamadan, tous deux durables, redessinent le rapport de force entre les cinq Etats littoraux de cet espace, au profit, peut-il sembler, d’une division entre Moscou et Téhéran
LA GUERRE CIVILE syrienne et la lutte contre l’organisation « Etat islamique » ont réaffirmé l’importance stratégique de la mer Caspienne. Sa position géographique et sa relative proximité du théâtre syrien ont permis à l’armée russe le lancement – dès le 7 octobre 2015 – de missiles de croisière. Ceux-ci – désignés par l’armée russe comme missiles 3M14T – d’une portée de plus de 1500 kilomètres, sont tirés vers la Syrie par la flotte russe présente en Caspienne depuis les côtes iraniennes. Parmi les cinq Etats côtiers de la Caspienne, Azerbaïdjan, Iran, Turkménistan, Kazakhstan et Russie, cette dernière possède l’arsenal marin le plus important.
Mais l’intérêt géopolitique des frappes russes en Syrie dépasse le constat de la concrétisation de l’alliance stratégique entre Moscou et Téhéran. Celle-ci est analysée et se comprend à travers les intérêts géopolitiques respectifs en Syrie.
Considérons successivement comment le contexte politique et légal du statut de la mer Caspienne ouvre le champ de la question et permet d’interpréter le rapport de force à l’œuvre (I), puis pourquoi cet accord - qui cristallise une situation de fait - peut être lu comme l’affirmation du leadership russe en Caspienne (II).
Le régime légal de la Caspienne, sui generis, se fonde sur plusieurs accords bilatéraux et trilatéraux, une certaine pratique des Etats côtiers ou encore l’application du droit international de la mer tel qu’il découle de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, signée à Montego Bay en 1982. Il s’agit bien d’un régime et non d’un statut, celui-ci n’étant, en conséquence, pas fixé : la Caspienne n’est ni une mer ni un lac au regard du droit international. Au vu des réserves, en hydrocarbures et halieutiques de la Caspienne, la question importe [1]. Un lac doit être exploité sous la forme d’un condominium, tandis que le statut de mer créé plusieurs zones avec des droits différents (d’une souveraineté pleine et entière – en mer territoriale - au statut de bien commun - en haute mer). Téhéran plaide pour la thèse du lac, cependant que Moscou a divergé de cette position au milieu des années 1990, concomitamment à la découverte de gisements sur ses côtes et au « contrat du siècle » azerbaidjanais, par lequel en 1994 le pays cède l’exploitation de gisements off shore à un consortium international au sein duquel participait Lukoil, compagnie russe dirigée alors – et toujours – par l’ancien secrétaire d’Etat à l’énergie de l’Union soviétique, Vagit Alekperov. Depuis, la Russie défend le principe de délimitation suivant : une zone nationale de souveraineté et un condominium pour l’espace situé au-delà de cette zone, donc l’idée d’une exploitation conjointe pour les ressources qui y sont situées.
Historiquement, ce sont les relations entre la Russie et l’Iran qui délimitent la Caspienne, depuis les guerres des XVIIè et XVIIIè siècles, qui débouchent sur un droit exclusif de navigation de navires de guerre russes sur la Caspienne. En 1921, un traité de paix déclare nulles et non avenues les conventions précédentes, l’Iran est garanti de l’égal usage de la mer Caspienne, même en ce qui concerne les navires de guerre (art. 11 de ce traité). Ce même traité de paix reconnait comme frontière la ligne Astara-Gasan-Kuli (ligne rectiligne traversant la mer Caspienne entre les frontières actuelles irano-azerbaidjanaise et irano-turkmène). Un traité de commerce et de navigation signé en 1940 créé une zone de pêche exclusive de 10 milles marins. Ces traités sont protégés par la déclaration d’Alma-Ata du 21 décembre 1991 par laquelle les nouveaux Etats post-soviétiques s’engagent à respecter les traités et accords conclus par l’Union soviétique.
Par suite, plusieurs accords intergouvernementaux en Caspienne, répondant à des intérêts divers – et notamment énergétiques – ou des crises, façonnent le régime de la Caspienne.
En 1998, la Russie et le Kazakhstan délimitent les fonds marins de la partie nord de la mer, sur la base de la ligne médiane, corrigée des circonstances pertinentes. Cette méthodologie suit le raisonnement de la Cour internationale de Justice, à l’image de sa décision de 2009 délimitant la frontière maritime entre la Roumanie et l’Ukraine.
Autre exemple, en 2003, Russie, Azerbaïdjan et Kazakhstan signent un accord sur le point de démarcation des fonds marins entre les trois pays. Il s’agit d’une division en trois parts inégales (représentant 64% de la mer).
D’autres accords ont concerné l’exploitation conjointe de gisements d’hydrocarbures. Par exemple, Russie et Kazakhstan ont signé en 2002 un accord pour l’exploitation conjointe de trois gisements.
Néanmoins, cette construction ne se fait pas sans heurts ; en 1997 un différend opposa Turkménistan et Azerbaïdjan à propos de gisements situés entre les deux pays - les relations se normalisèrent en 2003. En 2001, un navire de British Petroleum, mandaté par Bakou, fut escorté hors des eaux situées entre l’Iran et l’Azerbaïdjan par l’armée iranienne, l’exploitation de cette zone étant suspendue depuis.
En avril 2002, après plusieurs tentatives infructueuses, le premier sommet de la Caspienne se tient à Achgabat, capitale du Turkménistan, sans aboutir à un accord. Lors du deuxième sommet, qui se tient à Téhéran en 2007, les cinq Etats côtiers s’accordent sur une déclaration commune relative à l’utilisation pacifique de la mer Caspienne ainsi qu’à la résolution pacifique de tout différend. Le troisième sommet, qui a lieu en novembre 2010, prépare le projet de délimitation de l’automne 2014, date du dernier sommet ayant eu lieu dans la ville portuaire russe d’Astrakhan.
De la déclaration commune exprimée lors de ce sommet débouche un régime hybride : chaque Etat dispose au large de ses côtes d’une zone de pleine souveraineté de 15 milles nautiques ainsi que d’une (zone supplémentaire) de droit exclusif sur les ressources biologiques marines de 10 milles. Au-delà de cette zone de 25 milles, la mer est considérée comme une étendue d’eau commune. L’une des conséquences importantes concerne la possible construction d’un gazoduc transcaspien – souhaité par l’Azerbaïdjan –, désormais sujet à l’accord des cinq Etats côtiers [2].
Diplomatique, l’avantage russe est aussi militaire. En effet, bien que le communiqué final du dernier sommet de la Caspienne réaffirme l’exclusivité accordée aux cinq Etats côtiers dans la poursuite d’activités militaires, Moscou, notamment par la force de ses frappes balistiques tirées depuis la Caspienne en Syrie, fait état de sa puissance.
Concernant la Syrie, la flotte russe est surtout symbolique, d’autant plus que l’utilisation depuis août 2016 de la base iranienne de Hamadan – située au nord-ouest – pourrait marquer la fin de ces frappes : plus efficaces en termes de stratégie militaire et moins dispendieuses. Notons toutefois qu’au moment où les avions russes décollaient du nord-ouest iranien, la flotte russe en Caspienne s’est livrée à des exercices dans la partie sud-ouest de la mer.
Deux enseignements ressortent des tirs en Caspienne et de l’autorisation sans précédent depuis l’instauration de la République islamique donnée pour l’utilisation d’une de ses bases par une puissance étrangère.
Tout d’abord, ceci prouve la supériorité navale russe en mer Caspienne. La course aux armements, évoquée par plusieurs auteurs comme « militarisation de la Caspienne », n’en est pas vraiment une. Si tous sont engagés dans des programmes de coopération militaires, les Etats côtiers hors Russie ne disposent que de matériels légers, destinés principalement aux interventions d’urgence, à la lutte contre le terrorisme ou la préservation des ressources marines. Les efforts iraniens, à l’image du déploiement en 2013 d’un destroyer Jamaran-2 et la mise en service prochaine en Caspienne d’un sous-marin de classe Fateh, d’un tonnage relativement faible (600t), ne bouleversent pas cet équilibre.
En second lieu, ces évolutions marquent un déplacement du centre de gravité de la capacité militaire russe vers le sud. Ce Sud, continuité d’un axe géopolitique historiquement stratégique pour la Russie, c’est-à-dire les axes fluviaux Volga-Don-Dniepr, qui ont permis aux guerriers Varègues de s’installer dans les régions russes, allant des mers Noire et Caspienne jusqu’à la Baltique, nécessite une attention militaire. De par le conflit syrien, mais aussi depuis le retrait des troupes de la coalition d’Afghanistan, suivi de déclarations et d’actions en direction de l’Afghanistan – par exemple à travers l’arrivée de nouvelles troupes russes au Tadjikistan ou la création d’une force d’intervention commune des pays de la Communauté des Etats Indépendants (CEI). D’autres questions plus transversales expliquent l’intérêt russe, comme la progression du salafisme en Asie centrale, différents trafics – des opiacés par exemple – ou les migrations.
En conclusion, la crise syrienne conforte l’importance stratégique que revêt la mer Caspienne pour la Russie. En outre, les déploiements militaires, d’abord au large des côtes iraniennes puis dans la base d’Hamadan, tous deux durables, redessinent le rapport de force entre les cinq Etats littoraux de cet espace, au profit, peut-il sembler, d’une division entre Moscou et Téhéran. Le régime légal de la Caspienne recoupant les priorités russes, le rapport de force naval ainsi que les sujets géopolitiques en cours et à suivre plaident pour une telle interprétation.
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[1] En 2012, l’Agence Internationale de l’Energie estime les réserves de pétrole en Caspienne à 48 milliards de barils (soit l’équivalent des réserves des Etats-Unis) et celles de gaz naturel à 8 268 milliards de m3 (292 TcF - trillion cubic feet Tcf) – les Etats-Unis disposent de réserves estimées à 345 TcF, le Qatar 866 TcF, l’Iran 1201 TCf.
[2] Tandis que la Russie et l’Iran s’opposent pour des raisons environnementales à un tel projet, le président Turkmène Berdimuhamedov a plusieurs fois exprimé le droit d’un libre passage accordé à tout gazoduc sous marin, ouvrage qui ne serait donc pas concerné par une décision conjointe. Le Turkménistan serait le pays capable d’apporter davantage de gaz naturel en Europe – et de palier aux probables manques russes. D’ailleurs, Le corridor gazier sud-européen qui relie le champ de Shah Deniz en Azerbaïdjan au marché européen, est construit avec la possibilité d’augmenter son débit (de 16mm3/an à 31mm3/an).
Le corridor gazier sud européen est composé de trois gazoduc : le South Caucasus Pipeline reliant Azerbaïdjan et Géorgie, le TANAP (Trans Anatolian Pipeline) qui traverse la Turquie jusqu’à la frontière bulgare, et le TAP (Trans Adriadic Pipeline) qui rejoint l’Italie via la Grèce et l’Albanie.
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