L’amie de Soljenitsyne et Sakharov témoigne de la difficulté à faire admettre les réalités soviétiques en Occident.
JE SUIS la fille d’une époque terrible qui m’a valu de naître loin de cette terre russe où les miens avaient toujours vécu. C’est en Yougoslavie que je suis venue au monde, en 1924. Deux ans auparavant, mes parents y avaient trouvé refuge après leur départ tragique de Crimée. Ce n’était pas le changement qui effrayait celui qui allait devenir mon père, mais la nature de l’ordre qui se mettait en place. Là où avançait la révolution communiste d’Octobre 1917, on effaçait l’empreinte chrétienne. C’était pour mes parents le cœur du drame et ils ne s’étaient pas trompés dans leur diagnostic. Les trois quarts de siècle que nous venons de traverser sont là pour le prouver.
Le malheur, ce fut cette méprise durable dans laquelle le reste du monde s’est établi. Voici ce qui fut, pour mes parents comme pour moi-même l’une des plus grandes souffrances : sentir autour de nous une incompréhension généralisée. Ce n’était pourtant pas les preuves qui manquaient. Plusieurs centaines de milliers de réfugiés avaient été accueillis en Occident après la révolution. Mais cela relevait d’un mouvement du cœur qui n’influençait pas les jugements. Dès qu’on évoquait le fond des choses à propos du totalitarisme soviétique, on se heurtait à un mur d’incompréhension.
La première émigration a témoigné, mais l’opinion publique en Occident ne l’a pas entendue. Le phénomène s’est répété par la suite avec une constance déconcertante. Mes parents, comme beaucoup d’autres, en ont tiré la conclusion qu’il était vain de parler. Les réfugiés de cette époque se sont mis à vivre à part, dans une sorte de ghetto obligé. A la fin des années 1950, j’en étais venue de ce fait à une sorte de refus de m’intéresser à l’Union soviétique. Je ressentais la solitude désespérée de ceux qui essaient de remonter un courant trop puissant. Tout le monde fêtait et louait l’Union soviétique, et son peuple lui-même semblait résigné à ce régime. Tout ce qu’on pouvait dire sur les foules englouties, les persécutions et les camps tombait dans des oreilles sourdes. Comment continuer à dire de ce régime ce que nous savions mais que personne ne voulait entendre ? Quand on nous écoutait, c’était pour nous reprocher un manque d’objectivité. "Vous avez été dépouillé de tous vos biens, c’est que qui explique votre tendance à trop noircir", nous rétorquait-on. A cela, ma mère répondait :"Quand j’ai quitté la Russie, j’avais 18 ans, j’étais étudiante à l’université de Kiev. Je n’avais ni propriété ni richesse. Je n’ai donc rien perdu si ce n’est ma patrie. Ce que je dis est tout simplement fondé sur une meilleure connaissance de la réalité que la vôtre".
A toutes nos humiliations s’ajoutait celle d’apparaître comme des attardés de l’Histoire ou des combattants de la mauvaise cause.
Enfin, dans les années 1990, on consent à nous donner raison. Mieux vaut tard que jamais, mais ce fut une bien longue mystification. Toute l’intelligentsia, occidentale en particulier, s’est laissée abuser. Le côté hérésie chrétienne de cette utopie meurtrière y fut pour quelque chose. Le communisme était interprété comme la promesse d’un monde à l’image de ce que nous rapportent les Actes des Apôtres aux premiers temps du christianisme : "Personne ne disait sien ce qui était le bien de tous". On a voulu appliquer par la force à toute une société ce qui ne pouvait être le fait que de quelques-uns, agissant sans aucune contrainte ni empiètement sur cette liberté que nous tenons de Dieu. Il n’y avait pas de choix dans cette révolution communiste. C’était l’alignement ou le chemin des camps et bien souvent la mort. Je ne m’explique pas que certains chrétiens aient pu se laisser tromper par cette utopie communiste. C’est qu’en fait, l’horreur absolue de ce système a toujours été contestée.
Longtemps, on a fait à La Pensée russe et à moi-même un procès d’anticommunisme primaire. A-t-on jamais reproché à quelqu’un d’être un antinazi primaire ? Comme si l’on pouvait faire grief d’être contre l’injustice, la cruauté. Chacun peut reprendre les collections de La Pensée russe et il verra comment tout cela est consigné de manière implacable.
Mon parcours m’a conduite à rencontrer deux personnalités marquantes du XX e siècle : Alexandre Soljenitsyne et Andreï Sakharov. Soljenitsyne, c’est l’homme immense pour qui on ne peut ressentir que gratitude et amour pour tout ce qu’il a fait. Mais ces sentiments, on les éprouve comme à distance. Sakharov m’inspirait plus de que l’admiration, une amitié comme j’en ai peu connue et sa femme Elena Bonner tout autant. Sakharov, c’était la tendresse, l’émerveillement devant une bonté infinie. Sa dimension historique ne faisait pas écran.
Voici comment j’ai fait la connaissance des Soljenitsyne. Peu après le décès de mon mari, j’ai reçu en janvier 1975 un appel d’eux me demandant de leur rendre visite en Suisse, où ils se trouvaient après avoir été chassés d’Union soviétique. Alexandre Soljenitsyne m’a alors exposé secrètement son intention de gagner les Etats-Unis pour s’y établir. Il avait besoin à ses côtés et pour son travail d’une personne de confiance pour l’aider dans ce monde occidental si nouveau. Quelqu’un qui ne fut pas susceptible de se laisser manipuler par le KGB, lequel avait déjà fait bien des efforts pour s’insinuer dans leur milieu en Suisse. Sans m’y attendre le moins du monde, je me trouvais donc priée de l’accompagner aux Etats-Unis. Mon admiration pour cet homme, son œuvre, sans parler de son courage, était sans borne. Après consultation de mes enfants, j’ai accepté cette proposition qui m’entraînait pour plus de trois ans dans une immense aventure.
Soljenitsyne sortait d’un combat de géant en Union soviétique. Un David qui n’avait même pas une fronde pour se défendre contre le KGB, une plume tout au plus. Rarement quelqu’un m’a semblé habité comme lui par une force venue d’ailleurs. On a abusé du mot prophète pour l’appliquer à des gens qui ne l’étaient pas toujours. Mais dans le cas de Soljenitsyne, je pense qu’on peut l’employer sans se tromper. L’homme donne le sentiment d’être d’un bloc, mais il n’est pas tout d’une pièce. Bien qu’assez austère de tempérament, il aime la vie et le manifeste. Mais en lui, il y a toujours comme une instance qui l’amène à saisir les êtres et les réalités au-delà de toutes les apparences. Comme tous les grands écrivains, c’est dans ses livres qu’on trouve le vrai Soljenitsyne et ce qu’il a de plus chrétien. Le sommet de son œuvre, c’est L’Archipel du goulag (éd. Seuil, 1974) dont la trace restera dans l’Histoire parce qu’elle en a changé le cours. Il n’était pas le premier à témoigner, mais il fut le premier à se faire entendre vraiment, à changer le jugement.
Quant à Andreï Sakharov, il avait un courage d’acier, pur comme le cristal, il était une figure de juste. Ce qu’il entreprenait - par exemple pour condamner l’invasion soviétique de l’Afghanistan en 1979 - il le conduisait jusqu’au bout. Avec, de surcroît, une rare capacité d’accueil, de bienveillance à l’égard des personnes. Quiconque s’adressait à Sakharov devenait pour lui l’être le plus important du monde. Les gens ne s’y trompaient pas, ils accouraient à lui en foule incroyable. C’était un cerveau et un cœur à la fois. D’où son rayonnement, même au jour où on l’avait banni à Gorki. La popularité formidable de Sakharov reposait sur la certitude qu’il ne mentirait en aucune circonstance ni à personne.
Evoquer ces deux hommes me fait penser qu’il reste pour nous un devoir : souvenons-nous de tous les opposants qui étaient prêts à donner leur vie pour la vérité. C’est leur Résistance qui contribua de façon décisive à faire éclater le carcan de la peur et à répandre la vérité.
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