Sylvie Brieu permet de mieux comprendre la place des femmes dans la société birmanienne de ce début du XXIème siècle. Une première en français ! Ce livre se lit comme un journal de voyage. Il en a la forme, l’écriture fluide, le sens du détail des personnalités et des atmosphères des lieux parcourus.
Présentation du livre de Sylvie Brieu : « Birmanie, les chemins de la liberté », Paris, Albin Michel, 2016, 377 p., 22 €
IL EST DESORMAIS loin le temps où pour se rendreen Birmanie on ne disposait que d’un visa de sept jours ou de l’option de la voie clandestine. Néanmoins même en ces heures les plus sombres, il était possible de rapporter des informations de qualité sur le pays, son régime militaire répressif et les combats menés contre les minorités insurgées. Certes, les éléments diffusés étaient fragmentaires, parfois incertains, difficiles voire dangereux à recueillir et à garantir mais ils ont apporté une vaste connaissance d’un territoire régulièrement à feux et à sang. Aujourd’hui en même temps que les reportages d’actualité, il s’avère fructueux de (re)lire ce vaste corpus. Il aide à mieux comprendre les attentes fédéralistes de nombreux Birmaniens [1], le caractère erratique et pour le moins complexe des processus de paix entre le gouvernement central et les combattants kachins, karens et shans, pour n’en citer que quelques-uns.
Se replonger dans les enquêtes du journaliste suédois Bertil Lintner [2] ou celles de ses collègues britanniques Larry Jagan et Martin Smith [3], c’est l’occasion de (re)découvrir le passé guerrier de certains acteurs de paix présents mais également les filiations institutionnelles et familiales des plus jeunes contributeurs à la transition politique et son volet irénique. Ces détours journalistiques ne sont pas du temps perdus pour appréhender la Birmanie car ils ont nourri bien des travaux académiques, à commencer dans le monde anglophone par ceux des professeurs les plus renommés : Andrew Selth (Australian National University), Josef Silverstein (Rutgers University), David I. Steinberg (Georgetown University) ou encore Robert Taylor (University of Buckingham). Ils ont contribué aux polémiques savantes sur la nature de l’Etat birman. Plus important peut être, ils ont sorti de son entre soi la birmanologie et son écriture de l’histoire-politique contemporaine.
Si quelques journalistes ont alimenté en profondeur les réflexions des facultés – essai à écrire encore très largement -, nombre de correspondants de presse ont tiré avantage depuis une bonne vingtaine d’années des études fouillées menées et financées par les ONG. Il en est de même de leurs contacts autochtones. Même si un grand nombre des recherches étaient conduites en lien avec des groupes d’opposants au régime militaire en place à Rangoun, leur sérieux a affiné les connaissances des agences d’aide au développement, des acteurs politiques et leurs relais d’opinion. Cette accumulation de savoirs a permis de mieux connaître certaines catégories de populations, non seulement celles des régions les plus reculées mais également les collectivités majoritaires.
Au fil des deux dernières décennies, les études de genre ont pu ainsi prospérer. L’ethno-psychiatre australienne Monique Skidmore a mis en lumière les violences faites aux femmes [4]. La responsable associative britannique Teresa O’Shannassy a documenté la faible place qui leur était accordée dans les processus politiques et a suggéré des pistes de réformes. [5] De leurs côtés, les nombreux rapports des organisations de défense des droits humains ont dénoncé le recours au viol comme arme de guerre, en particulier aux confins ethniques du pays. Quant à la chercheuse de l’université de Lancaster Hiroko Kawanami, elle a pu étudier très en détails les communautés monastiques féminines si méconnues [6].
Les recherches menées au cours des deux dernières décennies ont conduit à la mise en place de groupes de paroles, à des institutions féministes et à de nombreux débats au sein des structures cherchant à représenter la société civile dans toutes ses spécificités. Elles ont libèré la parole des femmes sur la forme comme sur le fond.
Tous ces travaux permettent aujourd’hui de disposer d’études très étayées sur la place de la femme dans la société birmanienne à l’instar de la large fresque historique récemment publiée par Tharaphi Than de la Northern Illinois University [7]. Ces publications ne garnissent pas seulement les étagères des bibliothèques. Elles influent très directement sur l’élaboration des politiques publiques, les pratiques des agences onusiennes et des ONG, à l’intérieur du pays comme au profit des réfugiés installés en premier lieu en Thaïlande [8].
Plus important sur le long terme, les recherches menées au cours des deux dernières décennies ont conduit à la mise en place de groupes de paroles, à des institutions féministes et à de nombreux débats au sein des structures cherchant à représenter la société civile dans toutes ses spécificités. Elles ont libèré la parole des femmes sur la forme comme sur le fond. Elles forgent des leaders et des contre-pouvoirs. Tout un réseau susceptible de constituer un réservoir de compétences à l’heure de desserrer le carcan militaire qui étrangle la société birmanienne depuis 1962. Des acteurs dont certains ont réfléchi aux enjeux auxquels ils font face de manière comparative [9], ce qui internationalise un peu plus encore les débats sur l’avenir de la Birmanie. Autant de raison de s’intéresser à ces femmes et ces hommes “nouveaux”, peu connus dans leur pays et le plus souvent ignorés par les chroniqueurs étrangers car éclipsés par l’aura de Daw Aung San Suu Kyi.
Non seulement, les enquêtes et les recherches ont irrigué la société birmanienne dans nombreuses de ses composantes mais elles démontrent que toutes les évolutions récentes ou en cours ne procèdent pas seulement de l’action et de l’influence de la fille du général Aung San. C’est essentiel car cela rappelle que l’avenir de la Birmanie - Myanmar ne dépend pas d’une femme providentielle, aussi exceptionnelle soit le prix Nobel de la Paix de 1991. En outre, l’attractivité de La Dame ne doit pas occulter et faire injustice à tous les autres parcours politiques féminins, aussi divers soient-ils idéologiquement, et qui n’ont pas cessé de scander l’histoire de la Birmanie comme l’a rappelé l’historienne de la Rutgers University Chie Ikeya dans un ouvrage diffusé au début de la décennie [10].
Depuis plus de deux siècles, des Birmaniennes réformatrices se sont employées à réfléchier et à agir comme l’a conté la chercheuse singapourienne Nilanjana Sengupta dans les portraits de quelques-unes d’entre elles [11]. Autant de données qui permettent d’esquisser les particularismes de l’autorité féminine dans l’histoire de la Birmanie [12]. A sa manière, Mme Sylvie Brieu permet de mieux comprendre la place des femmes dans la société birmanienne de ce début du XXIème siècle. Une première en français ! Son travail ne départ pas pour autant parmi les nombreuses odes éditées depuis un quart de siècle sur le travail et l’influence de la leader charimastique de la Ligue nationale pour la démocratie mais il est bien plus que cela. Son enquête sur les femmes militantes, élaboratrice des chemins de paix, dépeint des portraits des plus humbles à quelques personnages de premier plan depuis de nombreuses années (ex.les Frères Moustaches, Lahpai Seng Raw, Dr Ma Thida). Ce livre se lit comme un journal de voyage. Il en a la forme, l’écriture fluide, le sens du détail des personnalités et des atmosphères des lieux parcourus . Il nous entraine aux quatre coins du pays. Grâce notamment aux réseaux de l’Eglise catholique, il permet d’aller là où cela est encore interdit. Certains de ces séjours dans les contrées les plus excentrées n’auraient pas été possibles sans l’intermédiation d’hommes d’Eglise dont quelques-uns s’avèrent très liés à la France, à l’image du père Philip Za Hei Lian, un religieux chin récemment décédé.
Le périple de Mme Sylvie Brieu est fait de multiples rencontres sollicitées et fortuites. Un patchwork qui permet d’aborder des groupes ethniques dont on parle bien peu tels les Inthas, les Pantays, les Pa-os, les Karennis, les Kachins ou encore les Chins auxquels sont accordés de longs développements. Toute la quête de la journaliste montre ô combien le champ associatif et politique birmanien demeure profondément morcelé. Certaines haines recuites pourraient bien être beaucoup plus profondes encore que l’auteure ne le croie. Une des personnalités rencontrées, Mme Cheery Zahau ne cache pas toutes ses rancœurs contre la Ligue nationale pour la démocratie d’Aung San Suu Kyi. Depuis son échec aux dernières élections législatives, elle s’exprime avec la plus grande dureté pour dénoncer les manœuvres dont elle a été l’objet et l’instrumentalisation de la situation des Rohingyas à son encontre.
Le combat des femmes sera de longue haleine au sein du monde politique et associatif, au sein des organisations ethniques, communautaires, religieuses et parmi les leaders.
Pleine d’empathie pour les faiseuses de paix, S. Brieu oublie aussi que de nombreuses organisations féminines des mouvements ethniques n’étaient et ne sont encore rien d’autres que des façades sans réelles influences des mouvements de luttes armées. En Birmanie comme ailleurs en Asie du Sud et du Sud-Est, des femmes prirent aussi les armes et commirent bien des crimes de guerre. Dans un tel contexte, on comprend qu’il soit si difficile de produire des dialogues inter-ethniques et religieux efficients. Le combat des femmes sera donc de longue haleine au sein du monde politique et associatif, au sein des organisations ethniques, communautaires, religieuses et parmi les leaders. N’oublions pas que lors des dernières élections législatives de 2015, les femmes n’ont représenté que 6% des élus et 13% des candidats. Le reportage de Sylvie Brieu rappelle et documente tous ces faits mais il ouvre aussi des réflexions plus profondes sur l’éthique touristique, l’accès à l’éducation pour tous et le combat contre les rumeurs diffusées sur Internet et les réseaux sociaux dans toute démocratie (re)naissante. Un vrai travail d’enquête et de réflexions politiques.
On regrettera toutefois que quelques erreurs factuelles se soient glissées dans le manuscrit, sur le nom du ministre français des Affaires étrangères qui remis début 2012 la Légion d’honneur à Daw Aung San Suu Kyi ou encore sur Pablo Néruda qui fut un authentique diplomate et non un consul honoraire du Chili en Birmanie.
Copyright Octobre 2016-Guilbert/Diploweb.
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. Sylvie Brieu : « Birmanie, les chemins de la liberté », Paris, Albin Michel, 2016, 377 p., 22 €
4e de couverture
Après un demi-siècle de dictature militaire, la Birmanie s’ouvre enfin au monde dans un contexte d’euphorie et de grands bouleversements. À l’issue d’élections historiques, le parti d’Aung San Suu Kyi, l’icône de la résistance, a été propulsé à la tête d’un nouveau gouvernement entré en fonction en avril 2016. Malgré cette victoire fulgurante, l’armée continue de peser lourdement sur la vie politique et économique. Guérillas ethniques, discours de haine de bonzes extrémistes et tragédies humanitaires fragilisent les bases d’une démocratie balbutiante.
Bravant divisions et enjeux, des hommes, et surtout des femmes, de milieux différents, innovent dans tous les domaines – lutte contre la montée des intégrismes, justice sociale, égalité des genres, préservation des cultures, etc. – pour transformer une société traumatisée et construire une paix durable. C’est à travers leurs regards incisifs et leurs actions courageuses que Sylvie Brieu, grand reporter reconnue pour son travail en immersion avec les peuples autochtones du monde, s’est engagée à découvrir leur pays méconnu, riche de potentiels devenus objets de convoitises internationales. Son récit captivant nous fait partager le quotidien de ces résistants qui, tout en embrassant des problématiques universelles, nous confronte à nos responsabilités. Entre doute et espoir, tous rêvent de liberté.
Le livre de Sylvie Brieu : « Birmanie, les chemins de la liberté » sur le site des éditions Albin Michel
[1] Alors que la langue anglaise distingue par deux mots la citoyenneté de l’ethnicité, le français amalgame les deux. Pourtant tous les ressortissants de la Birmanie ne sont pas des Birmans au sens ethnique du terme. Pour éviter cette confusion terminologique lourde de conséquences politiques et sociales depuis bien des décennies, nous devrions faire l’effort d’user d’un vocable discriminant d’où le néologisme de Birmanien pour désigner tout ressortissant de l’Union.
[2] Land of Jade, Kiscadale – White House, Bangkok, 1990 ; The Rise and Fall of the Communist Party of Burma (CPB), Cornell University, Ithaca, 1990 ; The Kachin Lords of Burma’s Northern Frontier, Teak House Books, Chiang Mai, 1997 ; Burma in Revolt : How Burma Became The World’s Biggest Heroin Producer, Westview Press, Boulder, 2000.
[3] Burma : Insurgence and the Politics of ethnicity, Zed Books, Londres, 1991.
[4] Behing Bamboo Fences : Forms of Violence Against Women in Myanmar in L. Manderson – L. Rae-Bennett : Violence Against Women in Asian Societies, Routledge, Londres, 2003.
[5] Burma’s Excluded Majority, Women, Dictatorship and the Democracy Movement, CIIR Briefing, Londres, 2000
[6] Renunciation and Empowerment of Buddhist Nuns in Myanmar-Burma, Building a Community of Female Faithful, Brill, Leiden, 2013.
[7] Women in Modern Burma, Routledge, Londres, 2014.
[8] A titre d’exemple, on pourrait citer les travaux sur la prostitution d’Asia Watch (Trafficking of Burmese Women and Girls into Brothels in Thailand, New York, 1993) ou sur l’avortement du Dr. Suzanne Belton (Violence, Poverty and ‘Weakness’. Interpersonnal and Institutional Reasons Why Burmese Women on the Thai Border Utilise Abortion in Aandrea Whittaker (ed.) : Abortion in Asia. Local Dilemmas, Global Politics, Berghahn Books, New York, 2010 – Borders of Fertility : Unwanted Pregnancy and Fertility Management by Burmese Women in Thailand, Thèse de doctorat de l’université de Melbourne, 2005) et le monde du travail de Ruth Pearson et Kyoko Kusakabe (Thailand’s hidden workforce : Burmese Migrant Women Factory Workers, Zed Books, 2012).
[9] Thin Thin Aung – Susan H. Williams : Women in the Constitutional Drafting Process in Burma in Susan H. Williams (ed.) : Constituting Equality. Gender Equality and Comparative Constitutional Law, Cambridge University Press, Cambridge, 2009.
[10] Refiguring Women, Colonialism and Modernity in Burma, University of Hawaiʻi Press, Honolulu, 2011.
[11] The Female Voice of Myanmar : Khin Myo Chit to Aung San Suu Kyi, Cambridge University Press, 2016.
[12] Jessica Harriden : The Autority of Influence : Women and Power in Burmese History, NIAS, Press, 2012.
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