Risques et décision. Prendre des risques en décidant pour demain

Par Julia LAPLANE, Rémi JEHANNO, Sandrine CROUZET, le 8 juin 2011  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Sandrine Crouzet (ENA), Rémi Jéhanno (EdG), Julia Laplane (HEC)

Élèves à l’École nationale d’administration (ENA), à l’École de guerre (EdG) et à l’École des Hautes études commerciales (HEC), nous sommes formés à assumer de hautes responsabilités et à prendre les décisions politiques, militaires et économiques de demain. Mais qu’est-ce que décider ? C’est en cherchant le dénominateur commun de nos prises de décision spécifiques et complémentaires que nous avons fait le constat suivant : nous sommes tous les trois préparés à prendre des risques collectifs, voire nationaux dans nos domaines d’activité. Nous avons donc souhaité confronter trois visions de la prise de risque en partant d’une définition commune : prendre un risque, c’est s’exposer à un dommage plus ou moins connu dans l’espoir d’en retirer un avantage. Notre exercice consiste à partager nos interprétations de chacun des termes de cette formulation.

Le Diploweb.com, dans le cadre de son partenariat avec le colloque 2011 EdG, ENA, HEC, intitulé "Le temps de la décision" est heureux de vous présenter un article préparatoire publié sous le titre "Prendre des risques en décidant pour demain" dans un numéro spécial des Cahiers de la Revue Défense Nationale.

S’exposer à un dommage


Sandrine Crouzet (ENA)

Risque zéro, société du risque, assurance multirisques... Le risque est bien omniprésent dans la vie quotidienne des citoyens. Qu’une catastrophe arrive, l’actualité japonaise en est une malheureuse illustration, et voilà qu’il faudrait prendre une décision immédiate et locale sur un risque mondialement partagé mais qui s’est réalisé en un point de la planète.

Comment le politique peut-il décider et se décider face au risque ? Doit-il prévenir le risque ou le prendre ? Quel moyen de décision doit-il préférer pour protéger les citoyens et les faire adhérer à sa prise de décision ?

Le risque sous-entend un dommage. Celui-ci peut être dû à un événement naturel. Mais, dans un article récent du Monde, Ulrich Beck rappelle qu’aujourd’hui le risque est toujours d’origine humaine. Même si une catastrophe naturelle se produit, ses conséquences sur les hommes sont liées à l’organisation de la société, aux choix d’aménagement de l’Espace, d’approvisionnement alimentaire ou énergétique. Or ces choix sont ceux du décideur politique, que l’on désigne sous ce terme un ensemble de citoyens, un représentant élu ou un dictateur.

Prenons l’exemple des permis de construire. Le choix d’implantation d’une habitation dépend à la fois du citoyen qui fait sa demande et de l’exécutif local qui lui octroie ou non son permis. Pourtant, la décision d’accorder le permis ne garantit rien contre les risques. C’est là qu’intervient un nouveau type de réglementation : les plans de prévention des risques (technologiques, d’inondation...). En 1982 étaient apparus les Plans d’exposition au risque, pour inciter les citoyens à prévenir les menaces concernant leurs biens. Ces PER, établis par l’État, déterminaient des zones et des techniques de prévention. En 1995, les PER ont été remplacés par les « plans de prévention des risques naturels prévisibles ». Au zonage s’est ajouté un règlement concernant les contraintes d’urbanisme (normes de construction, zones inconstructibles...). Enfin, en 2005, le législateur a imposé les « plans de prévention des risques technologiques », après la catastrophe AZF (21 septembre 2001). Là encore, les plans établis sous l’autorité du préfet prévoient un zonage autour des sites « à risque », avec des mesures d’expropriation ou de délaissement et des travaux de prévention à effectuer sur l’habitat.

Les réglementations prenant en compte les dommages qui pourraient se produire dans un avenir incertain se multiplient par conséquent depuis une vingtaine d’années [1]. Mais, la plupart du temps, le législateur ou l’exécutif prend surtout en compte le dommage immédiat qui adviendrait si une décision prévue pour le long terme modifiait radicalement le mode de vie des citoyens aujourd’hui. Ces considérations conduisent la plupart du temps à décider… de ne pas agir. Autant la prévention des risques est devenue chose courante pour le décideur public, autant l’anticipation de phénomènes inéluctables (épuisement des énergies non renouvelables, disparition d’espèces) par des choix radicaux semble un objectif inaccessible.

La décision de long terme paraît en effet difficilement conciliable avec les préoccupations court-termistes liées aux cycles électoraux, voire au souci répandu de coller à l’émotion suscitée dans l’opinion publique par un événement. Mais est-ce vraiment étonnant, dans une démocratie qui représente les intérêts de chaque citoyen, que les intérêts du groupe soient aussi court-termistes que ceux des individus ?

Dominique Bourg et Kerry Whiteside ont proposé de modifier le schéma institutionnel afin de pouvoir prendre des décisions de long terme en démocratie. Deux institutions garantiraient cette prise en compte du futur : une Académie des savants, assemblée d’experts permettant d’orienter les décisions à partir de connaissances scientifiques, et une chambre haute chargée de représenter le long terme, c’est-à-dire les acteurs absents. Cette dernière idée n’est pas neuve, au XIXe siècle déjà elle avait été proposée par Saint-Simon avec sa Chambre d’invention, ou par Albert Fouillée demandant pour la IIIe République une représentation de l’avenir. Jean Gadrey et Bernard Perret reprennent les objections déjà formulées par Pierre Rosanvallon contre ce type d’assemblée, qui n’aurait en réalité aucun fondement représentatif. Par ailleurs, une Académie des savants risque d’apparaître aux yeux des citoyens comme une assemblée d’experts dont la légitimité politique serait mal fondée. C’est pourquoi D. Bourg et K. Whiteside précisent par ailleurs la nécessité d’une démocratie davantage participative, dans laquelle les citoyens seraient informés sur les choix engageant le long terme, et donc les risques encourus pour demain, si rien ne change, et pour aujourd’hui, si tout change.

Risques et décision. Prendre des risques en décidant pour demain
Le temps de la décision. Colloque EdG, ENA, HEC 2011

Le colloque dans l’amphithéâtre Foch de l’Ecole militaire. Crédit : caporal chef Payet

Rémi Jéhanno (EdG)

Le dommage le plus spécifique pour le militaire est la mort. Le sacrifice ultime est inscrit dans son statut car le métier des armes nécessite d’assumer la prise de risque qui peut conduire à perdre, mais également à retirer la vie.

Ce « dommage » a trop souvent été occulté dans notre société contemporaine, en particulier sous la pression de l’opinion. Pourtant, la mort est une notion inhérente au combat et le « risque zéro » est étranger à l’ordre militaire : la guerre « zéro mort » est un mythe. En outre, au cours de la première guerre du Golfe est née aux États-Unis l’idée, héritée du traumatisme de la guerre du Vietnam, qu’une frappe militaire pouvait être « chirurgicale ». Ce concept interdisait alors tout aléa et passait sous silence les facteurs du « brouillard de la guerre » (Clausewitz) qui entravent la décision militaire. Ainsi, le chef militaire doit être préparé à assumer son propre sacrifice, mais surtout à ordonner la prise de risque pouvant conduire à la mort de ses subordonnés.

Toutefois, il semble difficile de connaître sa réaction face à la mort, même si pour certains cela semble être une évidence. Assumer par la réflexion, voire simplement par la signature d’un contrat d’embauche, le sacrifice suprême sans jamais y avoir été confronté semble bien illusoire. En outre, pour Clausewitz, « l’aguerrissement est une chose qu’aucun commandant ne peut conférer à ses troupes, car les manœuvres du temps de paix n’en tiennent lieu que dans une faible mesure ». Pourtant, une des qualités du décideur militaire est bien de parvenir à préparer le combat dès le temps de paix. Cette préparation suit tout d’abord un processus organique qui s’apparente au management (entraînement, disponibilité du matériel). Ensuite, le combat devient réalisable lorsque le chef parvient à coordonner les aptitudes individuelles au combat. Elle permet à l’officier de faire exécuter des actes pouvant conduire à la mort.

Pour atteindre cet objectif, la discipline militaire n’est pas suffisante ; Charles Ardant du Picq écrivait : « La discipline a pour but de faire violence à cette horreur [la mort] par une horreur plus grande, celle des châtiments ou de la honte. Mais toujours il arrive un instant où l’horreur naturelle prend le dessus sur la discipline, et le combattant s’enfuit ». D’autres éléments doivent être introduits pour décider au combat. Le premier est la confiance absolue et réciproque entre le chef et ses subordonnés. Elle permet d’assumer dans la fulgurance de l’action le risque pouvant conduire au sacrifice suprême, « […] cette confiance intime, ferme, consciente, qui ne s’oublie pas au moment de l’action et seule fait de vrais combattants ».

Au combat, le temps de la décision ne laisse plus de place à la négociation, au participatif. Il faut agir, ordonner et exécuter rapidement dans un environnent hostile et déstabilisant. Avec la relation de confiance, l’action du militaire doit également être animée par la solidarité. Ce lien qui permet, par la connaissance réciproque et le sens du devoir, de contrer les défaillances de chacun.

Tous ces facteurs de succès ne sont pas le fait du hasard et ne s’improvisent pas. Ils nécessitent d’être recherchés par le décideur militaire.

Un autre dommage auquel s’expose le chef militaire est la défaite stratégique. En qualité de stratège, il intervient au niveau le plus élevé de la guerre, celui où, d’une part, se décide la guerre et, d’autre part, se conduisent et se préparent les opérations militaires. Il doit réfléchir et décider le combat et ne se contente pas de l’exécuter. En outre, la stratégie est devenue aujourd’hui plus complexe. De la guerre entre États, nous sommes passés à la guerre totale où le combat ne se limite plus aux militaires, mais s’étend aux civils. Ainsi, le stratège n’est plus celui qui commande l’armée, mais il coordonne des forces de natures différentes et fondamentales (économique, sociale et technique). Il inscrit par conséquent sa décision dans la construction de l’outil de défense, la stratégie des moyens, l’emploi de la force, la stratégie opérationnelle, et la justification de l’emploi de la force, stratégie déclaratoire.

Dans ce contexte, la décision du militaire, même tactique, s’expose à une prise de risques dont les conséquences peuvent toucher les niveaux supérieurs de décision. La notion de « caporal stratégique » a été développée par le général Charles Krulak et trouve une de ses illustrations dans l’exemple d’Abou Ghraïb en Irak où l’action d’un caporal a fragilisé la décision politique de l’engagement des États-Unis. Dans un monde médiatisé, une erreur de jugement militaire au plus bas niveau de l’échelle décisionnelle peut avoir des conséquences immédiates aux niveaux politique et national.

Julia Laplane (HEC)

À la jonction du développement économique, de la cohésion sociale et de la protection environnementale, le développement durable s’inscrit dans une vision à long terme du progrès économique et vise à atténuer le dommage que peut causer une industrialisation incontrôlée. Ce dommage est multiforme : exhaustion des ressources fossiles, déforestation, atteintes à la biodiversité, réchauffement climatique. Le décideur économique est donc confronté à l’impact négatif de son activité sur l’environnement et la société.

Cependant, une autre approche du développement durable met en exergue le préjudice que peuvent subir les populations en cas de « non développement » économique. Sylvie Brunel rappelle l’importance de placer l’être humain au cœur du développement : « Pour que le développement soit durable, encore faut-il qu’il y ait développement ». L’article 1er du sommet de la Terre en 1992 redonne une dimension anthropocentrique au développement durable : « Les êtres humains sont au centre des préoccupations relatives au développement durable. Ils ont droit à une vie saine et productive en harmonie avec la nature ». La notion de production est donc présente dans les objectifs du développement durable. Le décideur économique est ainsi confronté au dommage que peut causer son activité sur l’environnement mais également au dommage que peut causer sa non-activité sur la société humaine.

Enfin, le dommage peut-être causé au niveau de l’entreprise. Changer la stratégie d’un groupe, redéfinir la notion de bénéfice implique un certain coût, or le décideur économique a une obligation de résultats. En fonction du choix du décideur économique, le dommage peut donc être causé sur l’environnement, sur le développement économique ou sur la prospérité de l’entreprise.

La gestion de ce risque ou de ce dommage pose la question de la responsabilité. Traditionnellement, la responsabilité de l’entreprise a été limitée au retour aux actionnaires. Milton Friedman écrivait en 1970 : « La responsabilité sociale de l’entreprise est d’accroître ses profits ». L’entreprise est néanmoins progressivement confrontée à de nouvelles responsabilités sociale, environnementale et sociétale. Celles-ci ont pu être imposées par la législation. Ce fut le cas en France avec la loi sur les Nouvelles régulations économiques du 15 mai 2001, fondée sur le besoin de transparence de l’information et qui instaure l’obligation d’intégrer aux rapports publics de l’entreprise des données sur les conséquences environnementales et sociales de leurs activités [2]. De plus, l’organisation de marchés carbone sur la base de la taxe pigouvienne du pollueur/payeur, comme par exemple le marché de permis européen ou European Union Emissions Trading Scheme (EUETS), force les entreprises à faire face à leur pollution.

Finalement, plus que l’entreprise seule, toute la société est exposée au risque d’un dérèglement climatique ou de la fermeture d’usines. Nous nous dirigeons vers une forme accrue de responsabilisation des entreprises qui se manifeste dans le développement des services RSE (Responsabilité sociale/sociétale des entreprises) au sein des entreprises et une plus grande prise en compte des parties prenantes.

Des dommages plus ou moins connus


Sandrine Crouzet (ENA)

La levée de boucliers lors de la proposition de taxe carbone le montre : penser à long terme n’est pas le raisonnement le plus habituel pour les citoyens du XXIe siècle.

Se priver aujourd’hui pour ne pas voir ses choix réduits demain ne va pas de soi dans un monde où les trajectoires sont individuelles et non plus familiales, où l’accélération du temps semble avoir eu pour corollaire le rétrécissement temporal des ambitions. Nombreuses sont les sociétés du passé (on ne dira pas « toutes » pour ne pas commettre d’erreur historique) où le patrimoine n’avait du sens que sur plusieurs générations, où l’ambition était de conduire ses enfants à un palier supérieur, dans un processus progressif qui s’inscrivait dans le temps long de trois à quatre générations. L’onomastique même s’inscrivait dans cette perspective, puisqu’on accompagnait son prénom de ceux de son père et de son grand-père, parfois même de l’arrière-grand-père s’il s’était particulièrement illustré.

Or, dans une stratégie familiale, l’anticipation est nécessaire sur le temps long. Elle ne l’est plus lorsque les stratégies deviennent individuelles. Les enjeux auxquels chacun est confronté aujourd’hui sont nécessairement de court terme : insécurité du travail, insécurité du cadre familial, tout est à construire chaque jour. Comment trouver le temps de penser à un avenir commun ?

C’est pourtant une aspiration qui se développe par le biais de la démocratie participative. La Commission nationale du Débat public, instaurée en 1997, n’est que la partie émergée de l’iceberg participatif. Jurys citoyens, demande d’informations, débats autour de projets locaux d’aménagement du territoire, autant de modes d’expression qui témoignent d’une volonté des habitants de s’approprier leur espace, contre les experts ou les décideurs publics qui voudraient leur imposer des projets.

Or, l’enjeu de la démocratie participative est double. Elle permet aux citoyens de se réapproprier la prise de décision publique, à un moment où le vote ne semble plus être perçu comme un attribut de la citoyenneté. Mais le débat participatif a surtout vocation à informer les citoyens, voire à les former. Les jurys citoyens constituent, à ce titre, la forme la plus aboutie de cette nouvelle citoyenneté : y participer peut être obligatoire, ce qui restaure l’équilibre entre droits et devoirs politiques des citoyens ; avant la prise de décision, un véritable dialogue s’instaure avec des experts, ainsi qu’avec les autres participants au jury. Ainsi, ces jurys permettent à la fois une sensibilisation, voire une véritable formation, sur un sujet précis, et la construction d’un échange entre des individus qui ne se connaissent pas. Un véritable espace politique se crée alors, qui permet aux citoyens de s’approprier une prise de décision concernant un risque établi, décrit, prévu par les experts.

Néanmoins, une inconnue subsiste : la description du risque, du long terme, reste une projection, une anticipation réalisée à partir de données actuelles par des chercheurs ou des ingénieurs. Or, ceux-ci sont influencés par les conditions dans lesquelles ils peuvent faire leurs recherches [3]. Le risque reste par conséquent imaginé (bien que non imaginaire), malgré tout l’arsenal de raison et de science dont on aura bardé les débats, parce que l’on ignore un événement ou une invention qui, dans un an, cinq ans ou cinquante ans, changera totalement la donne. La prévention du risque est à ce prix.

Une décision « participative » sur le risque et sur le long terme n’en représente pas moins une possibilité de revitaliser nos démocraties représentatives essoufflées, de donner un sens et une incarnation au « vivre ensemble », de tendre vers l’idéal d’une cité dont les membres seraient assez instruits pour ne penser qu’au bien commun, pour eux et pour leurs descendants.

Rémi Jéhanno (EdG)

Tous les militaires ne sont pas confrontés à la même réalité de leur sacrifice. Ainsi, la prise de risque sur le théâtre afghan se vit différemment en fonction de la zone d’action du militaire. La notion de mort est davantage ressentie au quotidien par le jeune caporal de la Task Force La Fayette [4] dans les montagnes afghanes que par le quartier-maître assurant la veille à bord de sa frégate en océan Indien [5]. Pourtant, le chef militaire doit s’assurer que ces deux soldats assument en toute conscience la prise de risque inhérente à leur métier « hors normes » et qu’il peut la leur ordonner.

Par ailleurs, la bonne compréhension par les citoyens des risques pris par les militaires est indispensable. Avec la fin de la guerre froide et la mondialisation, les menaces ne sont plus seulement localisées, étatiques, elles sont devenues multiformes, invisibles, abstraites et, ce qui ajoute à l’incompréhension, le plus souvent éloignées de notre territoire national. Les exemples de la guerre en Afghanistan ou plus récemment de l’intervention en Libye, illustrent parfaitement cette évolution. D’une part, notre armée y inscrit son action dans un cadre international qui la place apparemment hors de son rôle exclusivement national. D’autre part, elle y intervient non seulement dans une situation de guerre, mais aussi comme garant d’un processus de paix plus complexe. Pourtant, si la décision politique d’engager nos forces n’est pas assumée par le citoyen, il devient alors difficile, voire impossible, pour le militaire de trouver un sens à son action. L’exemple relativement récent de l’embuscade d’Uzbeen en 2008 illustre cette nécessité. La mort de dix soldats français a permis une prise de conscience par le citoyen de l’engagement national dans une action de combat. Un débat sémantique s’est alors ouvert sur le conflit afghan : doit-on ou non parler de guerre ? Pourtant, pour le militaire, l’essentiel est ailleurs. La décision de l’engager dans un théâtre de combat, quel qu’il soit, est synonyme d’une prise de risque assumée par lui et par la Nation. Cette bonne compréhension de l’engagement de la force armée est d’autant plus importante que depuis la réforme constitutionnelle de 2009, le Parlement et, par conséquent, les citoyens sont directement impliqués dans l’engagement ou le maintien de nos forces à l’extérieur du territoire national.

Julia Laplane (HEC)

La nature mondiale du dommage implique une déresponsabilisation des individus au quotidien. En effet, la source du dommage peut-être très éloignée de sa conséquence et les pays les plus pollueurs ne sont pas ceux qui subissent en premier l’impact des atteintes à l’environnement. Si la prise de conscience collective se construit avec des initiatives telles que le Grenelle de l’environnement en France ou des films comme Une Vérité qui dérange d’Al Gore ou Home de Yann Arthus-Bertrand, la réalité du réchauffement climatique n’est pas subie en premier par les populations des pays les plus pollueurs.

Certains aspects touchent cependant directement l’ensemble des populations et les entreprises. La fluctuation des cours énergétiques a un impact immédiat sur le quotidien des individus et des entreprises. Cette imprévisibilité a un coût et l’incertitude dans un domaine tel que l’énergie, dont les sociétés modernes sont dépendantes, explique les nombreuses initiatives et le soutien public aux énergies renouvelables. De plus, l’émergence d’une « conscience citoyenne » environnementale, manifestée par exemple par le succès des Verts aux européennes de 2009 [6], renforce l’exigence de communication des entreprises.

Finalement, redéfinir la stratégie d’un groupe pour l’aligner sur les objectifs du développement durable représente un pari sur l’avenir, dont les contours ne sont pas encore définis.

L’espoir d’en retirer un avantage


Sandrine Crouzet (ENA)

L’avantage de demain n’est pas celui d’aujourd’hui. Le vrai risque, c’est celui de prendre la mauvaise décision, de parier sur la mauvaise temporalité : aujourd’hui plutôt que demain. Or, une telle décision signifie en réalité que chaque citoyen se préfère à ses descendants, ou qu’il est tellement pris dans une temporalité courte qu’il n’est plus capable d’anticiper sur les conséquences de ses actes.

Si certains risques ne concernent que des pertes matérielles, les plus graves renvoient à ce que l’homme moderne a le plus de mal à percevoir : la finitude des ressources ou de sa propre existence. Peut-être est-ce parce que les progrès de la médecine augmentent l’espérance de vie, parce que les progrès techniques ont accru la vitesse des communications et des déplacements, parce que le développement économique a permis une élévation du niveau de vie (dans les pays occidentaux notamment), que les individus perdent progressivement de vue tout ce qui menace ces acquis.

La décision concernant les risques, lorsqu’elle ne consiste pas à fermer les yeux sur l’existence du risque, permet de reconquérir la conscience de la finitude, de soi et du monde.

Décider par rapport au risque serait un moyen à la fois d’acquérir une « formation tout au long de la vie » lors des débats publics, et d’améliorer l’exercice de la citoyenneté, par l’existence même de ces débats. Nul besoin alors d’une assemblée des savants ou d’une chambre des acteurs absents (générations futures ou espèces en voie de disparition) : une conscience plus éclairée, remettant chacun à sa juste place dans le cours des générations et dans la biosphère, permettrait aux citoyens de faire des choix de long terme. Il ne s’agit pas « d’accepter des sacrifices », mais d’agir en toute connaissance de cause, dans toutes ses décisions, en assumant tous ses choix.

Rémi Jéhanno (EdG)

Le stratège doit atteindre des buts militaires, mais ils ne sont pas une fin ultime. Il doit raisonner dans le long terme et accepter le risque d’une défaite tactique pour rechercher un avantage et la victoire stratégique. Le maréchal finlandais Carl G.E. Mannerheim (1867-1951) l’avait parfaitement compris durant la Seconde Guerre mondiale. Conscient des capacités militaires de la Finlande, il a su préserver ses hommes au niveau tactique en ne les exposant pas inutilement pour finalement obtenir une victoire stratégique en préservant son pays d’une invasion soviétique.

Par ailleurs, les hommes du rang, les sous-officiers et les officiers assument leur sacrifice suprême parce qu’ils croient en la défense des libertés de leurs concitoyens. C’est grâce à cette certitude qu’ils parviennent à accepter l’éventualité du sacrifice de leur vie.

Julia Laplane (HEC)

Les entreprises sont les premières concernées par les impératifs de développement durable mais plus qu’un dommage auquel elles sont exposées, le développement durable peut être un puissant levier de transformation du modèle économique des entreprises. Comme en témoigne l’émergence de nouveaux modèles tel que l’accord entre Danone et la Grameen Bank fondé sur le développement du microcrédit au Bengladesh, la gestion du risque lié aux inégalités peut faire l’objet de véritables opportunités de développement. De plus en plus de grands groupes sont à l’initiative de projets visant la « base de la pyramide » (principe Bop : Bottom of the Pyramid), développé par C.K. Prahalad. L’exemple de General Electrics avec ses procédés d’innovation inversée est également édifiant. Dans un projet tel que le V-scan (petit scanner portable de la taille d’un téléphone), le produit est élaboré pour répondre aux besoins des pays émergents et ce n’est que dans un second temps qu’il est déployé dans les pays dits développés.

Dans son rapport pour la libération de la croissance française, en janvier 2008, Jacques Attali s’attarde sur les opportunités du développement durable : « la résolution des problèmes écologiques n’exige pas la réduction de la croissance mais, tout au contraire, demande une croissance forte, d’un genre nouveau, pour réorienter la production vers les secteurs non polluants ». Plus qu’un dommage potentiel, le pari du développement durable serait donc un levier de développement et de progrès.

*

Malgré des divergences dans la définition du risque auxquels sont confrontés les décideurs politiques, militaires et économiques, la gestion de ce risque implique des responsabilités et des qualités communes. Il s’agit tout d’abord d’une responsabilité en tant qu’instances de décision dans des sociétés « allergiques » au risque. La prise de décision même est un risque. La définition que nous avons choisie insiste sur l’incertitude du résultat : le décideur s’expose à un risque « dans l’espoir » d’en retirer un avantage. Il prend donc la responsabilité de s’engager dans une voie sans en connaître l’issue et devra par la suite répondre de ce choix, choix qui peut déterminer le bien-être d’une communauté, la vie d’un homme ou l’avenir de la planète. La responsabilité du décideur implique également un devoir d’explication : communication sur les risques auxquels sont confrontées les sociétés à long terme, sur la réalité du combat armé ou sur l’impact négatif d’une activité économique mal contrôlée. La gestion du risque ne doit pas être limitée à la gestion de crise mais faire l’objet d’une préparation en amont, afin de fédérer les communautés autour d’un projet commun et les préparer à l’éventualité du dommage.

Finalement, la gestion du risque réside également dans l’acceptation de celui-ci et du fait que la maîtrise de l’avenir échappe, en partie, à la volonté des décideurs et de ceux qu’ils représentent.

Copyright 2011/Revue Défense Nationale


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[1Ce qui fait dire à J.-R. Brunetière : « L’État postmoderne est fondé plus sur la protection contre les risques que sur le service rendu ».

[2La loi NRE (art. 116), vient d’être complétée sur ce point par la loi Grenelle 2 (art 225-105).

[3Sur ce point, les critiques émises par J. Gadrey sur l’Assemblée des savants sont particulièrement pertinentes : l’économiste rappelle que « la science est une construction historique, sociale et politique ».

[4La Task Force La Fayette constitue l’une des sept brigades de combat (Brigade Combat Team) du commandement régional Est. Elle a pour zone d’opération le district de Surobi et la province de Kapisa à l’Est et au Nord-Est de Kaboul.

[5La France participe à la composante aéromaritime de l’opération Enduring Freedom (Task Force 150) qui a pour mission de contrôler l’espace aéro-maritime du Nord de l’océan Indien, d’empêcher le transit de terroristes de la zone Afghanistan vers la péninsule arabique ou la corne d’Afrique, et de lutter contre les trafics illicites (armes, drogues).

[6Score historique de 16,28 % pour les Verts.

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