Remodeler l’Irak ?

Par Bernard DORIN, le 21 juin 2003  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Ambassadeur de France

Si l’on entend assurer une certaine stabilité pour l’avenir, l’État irakien ne peut être que confédéral. Chacune des trois composantes pourrait être déterminée par l’identité de sa population, ethnolinguistique en ce qui concerne les Kurdes, religieuse en ce qui concerne les Sunnites et les Chiites.

NOUS, Français, raisonnons toujours en terme de « nation ». Il nous est donc difficile de comprendre la nature de l’Irak qui, loin de constituer une nation, est un État dans lequel vivent trois populations différentes, et d’ailleurs antagonistes : les Kurdes au Nord-Est, les Arabes sunnites au Centre et les Arabes chiites au Sud.

Un État artificiel

Qui plus est, l’Irak est un État parfaitement artificiel dont les frontières, sauf à l’Est où elles suivent la ligne de faît des Monts Zagros, sont des lignes droites tracées arbitrairement lorsque Britanniques et Français se partagèrent, sous forme de mandats, l’essentiel des territoires arabes de l’ancien empire ottoman.

Or, dans ces territoires détachés de la Turquie se trouvait le « vilayet » (province) de Mossoul dont la population était majoritairement kurde avec des minorités arabes et turcomanes et dont le sol recèle les fameux gisements pétroliers de Kirkouk, les premiers à avoir été découverts et exploités au Moyen-Orient. D’abord partie du mandat français sur la Syrie, le vilayet de Mossoul avait été finalement rattaché à l’Irak en vertu des accords Sykes-Picot, les Britanniques ayant exigé cette adjonction pour assurer la viabilité économique de leur mandat sur l’Irak, grâce précisément au pétrole de Kirkouk. Cependant la nouvelle république turque n’avait pas cessé jusqu’en 1925 de réclamer, en partie pour les mêmes raisons, la réintégration du vilayet dans le territoire national turc. On voit déjà par là toute la complexité de la situation géopolitique du Nord de l’Irak.

Une histoire politique chaotique

Tout aussi artificiel que ses frontières avait été le statut politique de l’Irak. Pour donner une compensation à la famille Hachémite chassée des lieux saints par Ibn Seoud le Grand, les Britanniques avaient installé Faysal, fils de l’émir Hussein, roi de Syrie mais, chassé de Damas par les canons du Général Gouraud. Il s’était retrouvé à Bagdad, toujours par la grâce des Anglais, roi d’Irak. C’est son petit fils Faysal II qui devait être assassiné le 14 juillet 1958 lors du coup d’État républicain du Général Kassem, coup d’Etat qui devait être suivi de beaucoup d’autres jusqu’à l’instauration, en 1979, de l’implacable dictature baathiste de Saddam Hussein. Ainsi un territoire géographiquement informe, une population composite, des souverains étrangers jusqu’en 1958, une histoire politique sanglante et chaotique : tel était l’Irak. Et l’étonnant développement apparent dû à la manne pétrolière ne changeait rien à cette fragilité fondamentale.

Gagner la paix

Maintenant que le régime de Saddam Hussein s’est effondré sous les terribles coups de boutoir des armées anglo-américaines, toute l’attention se concentre sur l’avenir de l’Irak et les moyens de l’assurer après l’inévitable chaos qui suivra la fin des combats. Or la principale question débattue est de savoir par qui sera gouverné l’Irak. Sera-ce par une commission militaire américaine avec un général américain à sa tête flanqué de conseillers « indigènes » ? sera-ce une délégation internationale sous l’autorité des Nations Unies ? sera-ce un gouvernement provisoire issu de l’émigration mais comptant des locaux en son sein ? Tout cela demeure d’autant plus flou que les positions des uns et des autres se modifient au gré des circonstances du moment. A Belfast, le Président Bush a semblé accepter une certaine « dose » d’ONU mais dans des proportions indéterminées.

Deux questions oubliées

Ce qui est surprenant, c’est que personne ne semble se poser les deux questions essentielles : sur quel territoire la nouvelle autorité, quelle qu’elle soit, va-t-elle s’exercer ? et surtout quelle structure politique interne doit être donnée à l’Irak pour le rendre enfin viable ?

A la première question, il est aisé de répondre : les frontières de l’Irak resteront inchangées. Certes, la Turquie caresse toujours le rêve de récupérer le fameux vilayet de Mossoul mais toutes les chancelleries s’accordent au moins sur un point : la préservation de l’intégrité territoriale de l’Irak. Tout au plus la Turquie pourrait-elle tenter de s’installer militairement au Kurdistan d’Irak et occuper la région pétrolifère de Kirkouk mais elle subirait alors une pression internationale à laquelle il lui serait difficile, à la longue, de résister. L’intégrité territoriale de l’Irak, encore récemment recommandée par le Président de la République française, exclue en outre l’hypothèse d’un État kurde indépendant que les chefs kurdes irakiens affirment d’ailleurs ne pas vouloir instituer. Dans ces conditions, et en l’absence de revendications territoriales iraniennes ou saoudiennes, l’Irak va donc rester géographiquement inchangé.

Westminster et le Capitole sont-ils des produits d’exportation ?

Mais politiquement, que peut-il se passer ? Les Américains et les Britanniques ont proclamé leur volonté, après avoir brisé la tyrannie de Saddam Hussein, d’installer la Démocratie en Irak. Fort bien, mais quelle démocratie dans une région qui n’y est évidemment pas préparée ? Westminster et le Capitole ne sont pas des produits d’exportation. En outre, les Américains au moins sont étonnamment ignorants des affaires de l’Orient, et notamment de l’implantation territoriale des populations. En témoigne l’absurde 36ème parallèle de l’opération « provide comfort » qui laissait près de la moitié de la population kurde hors de la protection aérienne des alliés alors qu’il eut fallu, pour protéger les Kurdes, une ligne Nord-Ouest-Sud-Est !

Le temps de la revanche ?

Dans ces conditions, une application brutale de la règle démocratique : un homme, une voix, dans un État resté unitaire ne peut conduire qu’à la domination d’un des trois groupes de population sur les deux autres. En effet, les Arabes chiites représentent à eux seuls 52 % de la population totale et pourraient donc normalement conquérir le pouvoir par les urnes. Cependant, comme ils ont été maltraités et parfois férocement réprimés, notamment en 1991, par le pouvoir minoritaire sunnite, on peut deviner quelles représailles entraînerait une domination chiite sans partage !

La confédération semble la meilleure solution pour l’équilibre des forces

Aussi la solution de l’équilibre des forces en Irak s’impose-t-elle à l’esprit : c’est la confédération. Si l’on entend lui assurer une certaine stabilité pour l’avenir, l’État irakien ne peut être que confédéral, chacune des trois composantes étant déterminée par l’identité de sa population, ethnolinguistique en ce qui concerne les Kurdes, religieuse en ce qui concerne les Sunnites et les Chiites. Il existe d’ailleurs un précédent, l’expérience, certes avortée, de la « République arabo-kurde » de Kassem en 1958. Ainsi le nouvel État confédéral irakien comprendrait-il :

. Un État confédéré Kurde avec, pour capitale, Kirkouk.

. Un Etat confédéré arabe-sunnite avec, pour capitale, Samara.

. Un État confédéré arabe chiite avec pour capitale Bassora.

Bagdad, capitale confédérale

Une capitale confédérale serait constituée par le grand Bagdad, qui compte cinq millions d’habitants, une majorité chiite et quelque 800.000 Kurdes. C’est d’ailleurs là le creuset où se retrouveraient les trois composantes régionales. Le grand avantage de cette structure confédérale, où les pouvoirs confédéraux seraient réduits à l’économie - le partage des dividendes du pétrole - et à la représentation extérieure, serait de permettre à chaque entité de s’administrer souverainement elle-même sans intervention ou domination externe, quitte à conserver des moyens propres d’autodéfense. Ainsi serait durablement évitée l’hégémonie d’un groupe sur un autre.

Remodeler l’Irak ? Oui, mais si possible intelligemment

Certes, l’opposition au régime de Saddam Hussein n’est pas allée aussi loin car elle ne s’est mise d’accord que sur la création d’une structure fédérale et non confédérale. Cependant, l’échec de l’expérience de la « République arabo-kurde d’Irak » montre que deux composantes au moins de la population, Kurdes et Chiites, ont subi de telles persécutions que seule une séparation identitaire tranchée paraît capable de panser les plaies du récent passé et de permettre aux trois populations de vivre enfin en paix les unes avec les autres. Si l’Irak, comme le souhaitent les Américains, doit constituer un exemple pour le Proche et le Moyen-Orient, que l’on commence par respecter l’identité de ses peuples constituants.

Remodeler l’Irak ? Oui, certes, mais si possible intelligemment.

Manuscrit clos : fin mai 2003. Copyright mai 2003-Dorin/www.diploweb.com


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