Quel avenir pour l’Union européenne après le référendum français du 29 mai 2005 ?

Par Jean QUATREMER , le 1er janvier 2006  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Correspondant de Libération à Bruxelles

Le compromis budgétaire adopté - à l’arrachée - en décembre 2005 ne solutionne pas tout. L’Europe reste dans une situation difficile. La course folle à l’élargissement, loin d’avoir été stoppée comme l’espéraient les partisans du « non », s’accélère alors même que les institutions de l’Union n’ont pas été renforcées, ce qui accroîtra la dérive libre-échangiste au détriment du vieux rêve français d’Europe puissance. Jean Quatremer vient de publier Les maîtres de l’Europe, aux éditions Grasset.

DEPUIS LE 29 mai 2005, date du rejet par les Français du projet de traité constitutionnel, suivi trois jours plus tard du « non » néerlandais, l’Union européenne est dans le coma. Ce coma est, pour l’instant léger, mais il pourrait bien devenir profond voire irréversible si rien n’est fait, comme l’a justement noté Jacques Delors, l’un des pères de l’Europe. A Bruxelles, siège des institutions communautaires, les referenda franco-néerlandais ont été interprétés comme un « non » à l’Europe et pas seulement comme un rejet d’un texte jugé, à tort ou à raison, insatisfaisant : les « maîtres de l’Europe », gouvernements, commission, parlement européen, sont encore sonnés et n’ont toujours pas trouvé les moyens de rebondir, à supposer même que ces moyens existent, ce dont on peut douter.

L’opinion française, pour m’en tenir à elle, ne semble pas regretter son vote. On peut le comprendre pour les souverainistes, qu’ils soient de droite ou de gauche, puisqu’ils ont obtenu ce qu’ils voulaient : l’arrêt de l’intégration communautaire pour un temps indéterminé. En revanche, ceux qui ont, de bonne foi, rejeté le traité constitutionnel au nom d’une « autre » Europe, pour son « bien » en quelque sorte, devraient s’interroger. On attend encore le « grand soir social » que le « non de gauche » avait promis, la mise en œuvre du « plan B » dont on avait annoncé l’existence secrète ou encore la relance du processus d’intégration par d’autres voies. La crise est là, c’est une évidence, mais elle n’a rien de « salutaire ».

Est-ce un hasard si on n’entend plus tous ceux qui, notamment au sein du Parti socialiste, avaient appelé à refuser le traité constitutionnel ? L’Europe, ce n’est pas une véritable surprise, ne les intéresse plus guère, celle-ci n’ayant été qu’un moyen pour se positionner au sein de leur parti en vue de la présidentielle de 2007. D’ailleurs, depuis le referendum sur le traité de Maastricht, en 1992, on ne les avait jamais entendu s’exprimer sur l’Europe, ce qu’ils auraient notamment pu faire durant les travaux de la Convention européenne. L’organisation Attac, en particulier, qui s’est illustrée par sa virulence, souvent à la limite de la xénophobie, s’est soigneusement tenue à l’écart du processus d’élaboration de la Constitution sans doute pour mieux la rejeter ensuite. Aujourd’hui, elle aussi, elle a disparu du jeu. Tout à leur inconscience ou à leur cynisme politicien, les leaders du « non de gauche » ont laissé derrière eux une Europe en ruine. Car je considère que nous sommes entrés dans un nouveau cycle historique pour le meilleur mais plus vraisemblablement pour le pire. Après soixante ans de construction communautaire, une nouvelle ère, pleine d’incertitudes, s’est ouverte dont il est impossible de dire aujourd’hui ce qu’elle sera : retour des Etats nations après un long délitement ou effondrement soudain à la suite d’un événement aujourd’hui imprévisible, relance de l’intégration européenne par une autre voie que celle qui a été suivie depuis les années 50, simple perpétuation de ce qui existe aujourd’hui ?

En panne

Un constat d’évidence, d’abord : l’Union est en panne.

Le couple franco-allemand, à l’origine du projet constitutionnel, a perdu sa légitimité auprès de ses partenaires et ne pourra la retrouver, au mieux, qu’après les élections françaises de 2007. Mais, dans ce couple, c’est la France qui a commis LA faute en ne parvenant pas à faire ratifier par son peuple un traité que son gouvernement a négocié.

Il est vrai que le couple avait déjà perdu de sa superbe. Il faut se rappeler qu’après une fâcherie de sept ans entre le Président français Jacques Chirac et les Chanceliers allemands Helmut Kohl puis Gerhard Schröder, le couple s’est réconcilié en octobre 2002 par un de ces accords dont le chef de l’Etat a le secret puisqu’ils tiennent plus du comice agricole que de la diplomatie de haut vol. En échange de la sanctuarisation de la Politique agricole commune jusqu’en 2013, la France s’est engagée à soutenir le projet de traité constitutionnel souhaité par l’Allemagne. Projet constitutionnel dont les Français ne voulaient pas puisqu’ils étaient extrêmement fiers du traité de Nice qu’ils avaient négocié au terme de la présidence française de l’Union, en décembre 2000. C’est ce type de « donnant-donnant » qui a marqué toute la relation franco-allemande depuis 2002 : il s’agit moins d’entraîner les partenaires européens dans l’intérêt collectif européen que de syndiquer les intérêts nationaux mutuels afin de mieux les défendre.

Mais, depuis le 29 mai 2005, les Allemands se sentent déliés de leur engagement à l’égard de la France, surtout avec le départ du Chancelier Schröder : les Français ayant fait défaut, il leur revient d’abord de clarifier ce qu’ils veulent en Europe et pour l’Europe. L’Allemagne, qui a ratifié sans état d’âme le traité constitutionnel, sait surtout qu’elle ne peut relancer seule l’intégration communautaire, toute tentative de sa part risquant de susciter de la méfiance, le souvenir de l’impérialisme allemand étant toujours bien présent, surtout à l’Est. Autrement dit, elle n’a, de toute façon, d’autre choix que d’attendre la France. En attendant, elle vaquera à ses occupations internes.

Quelle crédibilité ?

Comment nier que la France a perdu une large part de sa crédibilité diplomatique, puisque son gouvernement a fait la démonstration qu’il n’engage pas le peuple qu’il est censé représenter. En bonne démocratie, le chef de l’Etat aurait d’ailleurs dû démissionner. Désormais, la parole de la France est démonétisée. On vient d’en avoir un exemple frappant avec la mutation, début novembre 2005, des directeurs généraux de la Commission qui consacre tout à la fois une marginalisation de la France dans l’appareil administratif communautaire et une main mise des anglo-saxons.

Les effets de cet affaiblissement conjugué du couple franco-allemand et de la France ont été rapidement visibles lors du sommet européen de juin 2005 consacré aux perspectives financières de l’Union pour la période 2007-2013. Le Premier ministre britannique Tony Blair en a tiré parti pour remettre en cause le financement de la PAC afin de mieux défendre son « chèque », avec le succès que l’on sait. A la crise constitutionnelle et institutionnelle s’est donc ajoutée une crise budgétaire qui n’aurait sans doute pas eu lieu dans une Union renforcée par un « oui » français.

En juin et juillet 2005, les attaques contre l’euro se sont multipliées de la part de responsables européens italiens et français, un fait sans précédent. Compte tenu des difficultés budgétaires de l’Allemagne et de la France, cette remise en cause de l’Union économique et monétaire risque de reprendre de plus belle à tout instant. D’autant qu’il est douteux qu’une zone monétaire intégrée puisse survivre longtemps à l’absence de tout projet politique : la Banque centrale européenne (BCE) n’a pas les moyens d’être l’ancre solitaire du navire européen.

Pourquoi ne pas en profiter ?

Sur le plan de la politique étrangère, c’est aussi au lendemain du "non" français que les Américains ont rompu les négociations sur le financement d’Airbus en attaquant l’Union devant l’Organisation mondiale du commerce. De même, les Iraniens ont mis en difficulté la diplomatie communautaire en reprenant la construction de leur bombe atomique. La puissance européenne n’existe qu’autant qu’il existe un accord entre les Etats membres de l’Union. L’échec constitutionnel a mis en évidence les divergences fondamentales qui existe entre les Vingt-cinq et partant la faiblesse du projet européen et il n’est guère étonnant que les puissances tierces en profitent.

Enfin, dernier élément de la panne actuelle, les institutions européennes sont gravement affaiblies, leur réforme, prévue par le traité constitutionnel, étant devenue largement improbable. Leur fonctionnement va donc être régi pour longtemps par le traité de Nice qui organise leur impotence. Ainsi, la nouvelle Commission compte un Commissaire par Etat membre ce qui signifie que la France pèse autant que la Lituanie ou Malte et qu’une coalition des commissaires des six plus petits Etats a autant de poids que les six plus grands Etats... On est loin de l’exécutif européen des origines où les trois grands comptaient six commissaires alors que les trois petits pays n’avaient droit qu’à un représentant chacun. Quel est la légitimité d’un tel exécutif qui donne prééminence aux petits Etats ?

Paralysie

Le Conseil des ministres, lui, est paralysé par le système de vote à triple clefs prévu par Nice : les compromis autre qu’a minima deviennent rarissimes. Les Etats n’hésitent désormais plus à brandir leur « droit de veto » pour défendre ce qu’il croît être leur intérêt national. Cette tendance délétère ne fera que croître avec le temps, le projet européen n’ayant plus de direction précise. L’adoption du traité constitutionnel, même si ses dispositions les plus novatrices en la matière ne seraient entrées en vigueur que dans quelques années, aurait conforté leur légitimité et leur aurait donné un nouvel élan, comme cela s’est passé lors de l’adoption de l’Acte unique avec l’extension de facto du vote à la majorité qualifiée.

Continuité

Pour autant, l’explosion en vol de l’Union, malencontreusement pronostiquée par certains tenants du « oui », n’a pas eu lieu.

Tout simplement parce que l’Union repose sur une base solide. Si le rejet de la Communauté européenne de défense (CED) en août 1954 par l’Assemblée nationale française a enterré pour longtemps toute idée de défense européenne (il a fallu attendre 1998 avec le sommet franco-britannique de Saint-Malô pour que la question cesse d’être tabou), le rejet du traité constitutionnel ne remet pas directement en question le marché unique ou l’euro. En quelque sorte, « Bussiness as usual », grâce à la fameuse « partie III » du projet, la plus critiquée durant la campagne française, alors qu’elle n’était en réalité qu’un recueil des traités actuels. Cette continuité n’est pas le moindre des paradoxes du « non de gauche » français, puisque, pour reprendre la vulgate des opposants au traité, la Commission peut continuer à s’assurer que la concurrence est « libre et non faussée » ou l’Union poursuivre la déréglementation des différents secteurs économiques comme si de rien n’était…

La situation s’est même aggravée de ce point de vue puisque le contrepoids politique fait défaut alors que le but du projet de traité constitutionnel était justement de le renforcer. Non seulement les referenda français et néerlandais ont stoppé ce rééquilibrage mais la direction politique de l’Europe est décapitée car délégitimée par l’échec constitutionnel. Tout le monde n’est pas perdant dans cette opération. Les partisans d’une zone de libre-échange vaguement organisée sont renforcés : la présidence britannique de l’Union du second semestre 2005, qui s’est caractérisée par une inactivité sans précédent, en a tiré le parti maximum. La Commission est à l’image de la nouvelle Europe auquel les « non » ont malencontreusement laissé le champ libre : elle est libérale et dérégulatrice. La « relance » proposée en septembre 2005 par la Commission présidée par José Manuel Durao Barroso n’a ainsi absolument pas porté sur le projet constitutionnel : elle a annoncé qu’elle allait désormais moins légiférer afin de ne pas indisposer les citoyens et retirer une série de directives jugées incompatibles avec la compétitivité des entreprises…

Toujours plus

La course folle à l’élargissement, loin d’avoir été stoppée comme l’espéraient les partisans du « non », s’accélère alors même que les institutions de l’Union n’ont pas été renforcées, ce qui accroîtra la dérive libre-échangiste au détriment du vieux rêve français d’Europe puissance. La Bulgarie et la Roumanie adhèreront bien comme prévu, sans doute le 1er janvier 2007. Les négociations d’adhésion avec la Turquie et la Croatie ont débuté, comme prévu, le 3 octobre 2005. La Macédoine devrait commencer les siennes prochainement. L’Albanie, mais aussi la Bosnie et la Serbie ont franchi les premières étapes vers l’adhésion. La question de l’Ukraine ne devrait pas tarder à se poser…

Quel est l’avenir du projet communautaire ? A tort ou à raison, ce vote restera dans l’Histoire comme un refus d’Europe et non pas comme un désaveu du seul projet de traité constitutionnel. Ce qui compte, ce sont moins les raisons que le sens du vote. Lorsqu’on essaye d’expliquer à nos partenaires européens qu’il faut plutôt voir dans le referendum le refus d’une certaine Europe, un « non » de gauche pro-européen, leur réponse peut se résumer ainsi : « Vous plaisantez ? De l’extrême droite à l’extrême gauche, une majorité de français a répondu « non » et la partie « pro-européenne » de ce vote, à supposer même qu’elle existe, est largement minoritaire. » D’ailleurs, les sondages (même s’il faut les prendre avec de grandes pincettes) montrent une véritable poussée de l’euroscepticisme : le pourcentage de Français qui jugent que leur pays a tiré avantage de la construction européenne est désormais inférieur à celui des Britanniques…

Il n’est donc pas étonnant que personne n’ait de scénario de sortie de crise. Beaucoup estiment même, à commencer par la Grande-Bretagne, qu’il n’est pas raisonnable de se lancer dans un nouveau mécano institutionnel : toute réforme, même limitée, risquerait de déclencher les mêmes passions et au final le même refus, ce qui risquerait de mettre définitivement à mal le projet européen.

Coma léger

La voie de sortie passe d’abord par la France elle-même. Ce pays est confronté à une grave crise interne comme l’a montré l’élection présidentielle de 2002 : de ce point de vue, le referendum de 2005 n’en a été qu’une répétition. Le chômage de masse persistant a diffusé de la peur dans l’ensemble du corps social et cela se traduit notamment par un rejet de l’autre, même si l’autre est européen. L’heure est clairement au repli national comme en témoigne les appels au « patriotisme économique » ou au protectionnisme. C’est à la France de répondre à la question qu’elle a elle-même posé : quelle est son identité européenne, comment se pense-t-elle en Europe ? C’est seulement une France réconciliée avec elle-même qui pourra relancer le processus d’intégration communautaire.

C’est pourquoi l’Union restera dans ce coma léger au moins jusqu’en 2007, date des élections générales qui permettront au moins une clarification politique. Ce calendrier, compte tenu des priorités internes du futur gouvernement français, renvoie une relance au plus tôt en 2009, lors des élections pour le Parlement européen. Au Parlement européen, certains pensent que le moment sera alors idéal pour convoquer une nouvelle « constituante » ou procéder à un nouveau referendum.

Doutes

J’ai, pour ma part, quelques doutes, la convalescence de la France risquant de prendre davantage de temps. D’autant qu’on ne voit guère d’hommes ou de femmes -parmi le personnel politique français- porteurs d’une vraie vision européenne et surtout capables de la porter auprès d’un peuple de plus en plus eurosceptique.

J’en viens même à me demander si, au fond, l’Europe n’a pu se construire depuis soixante ans qu’en évitant le recours à l’instrument référendaire et en faisant confiance à la démocratie représentative. Que se serait-il passé si, cinq ans après la fin de la seconde guerre mondiale, on avait soumis la réconciliation franco-allemande à referendum ? Poser la question, c’est, hélas, y répondre. Il suffit d’observer ce qui se passe en Bosnie et en Serbie aujourd’hui où les peuples ne sont toujours pas prêts à pardonner… Je veux être clair : il ne s’agit pas de « construire l’Europe dans le dos des peuples » -entre parenthèse, a-t-on demander aux peuples leur avis lorsque les Etats européens se sont construit ?-, comme le disent les populistes, mais, vue la complexité des enjeux, de faire un minimum confiance à ses représentants élus.

La construction communautaire n’a pu se faire, et non sans mal, qu’en empruntant la voie de la démocratie représentative. Mais, désormais la boîte de Pandore des referenda est ouverte et il sera difficile de la refermer. Or j’ai beaucoup de mal à croire que les Français, en particulier, soient prêts à accepter un texte européen qui sera nécessairement de compromis, la campagne référendaire ayant montré que la culture politique française était loin d’être pacifiée. Pour quelques années voire dizaine d’années, l’Union en restera sans doute à son niveau de développement actuel. Cela permettra de vérifier si la métaphore de Jacques Delors est fondée : l’Europe, c’est comme une bicyclette, lorsqu’elle n’avance pas, elle tombe.

Jean Quatremer

Manuscrit clos en novembre 2005.

NDLR : Le propos a été retranscrit par Pierre Verluise puis lu et amendé par Jean Quatremer. Ce texte a été rédigé à partir d’une conférence de Jean Quatremer organisée par l’Association des journalistes européens (AJE) au Centre d’accueil de la presse étrangère (CAPE), le 21 septembre 2005.

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Pour la mise en perspective des élargissements de l’Union européenne, voir aussi le livre de Pierre Verluise, Fondamentaux de l’Union européenne. Démographie, économie, géopolitique. Préface du recteur G.-F. Dumont. 10 cartes, 28 graphiques, bibliographie, index. Coll. Référence géopolitique. Paris : Ellipses, décembre 2008, 160 p. Voir


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