Pourquoi le Bassin Pacifique est-il un centre du nouvel "ordre" mondial ?

Par Daniel HABER, Jean-Louis GUIBERT, Pierre VERLUISE, le 11 octobre 2018  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Daniel Haber est Professeur et Consultant International, spécialisé dans les économies d’Asie. Il a vécu et travaille aux Etats-Unis et en Asie. Jean-Louis Guibert, diplômé de l’ENA, est né et a passé la guerre en Indochine, notamment sous l’occupation japonaise. Il a fondé l’Institut du Pacifique. Pierre Verluise, docteur en Géopolitique, a notamment dirigé "Histoire, Géographie et Géopolitique de l’Asie", éd. Diploweb.com via Amazon

Par quel enchaînement le Bassin Pacifique est-il progressivement devenu le centre du nouvel ordre mondial ? D’Obama à Trump, quid du "pivot" américain sur le Pacifique ? Comment fonctionnent les organisations régionales au sein de la zone Bassin Pacifique ? L’UE peut-elle résister au processus de marginalisation qui semble à l’oeuvre ? Voici les questions posées à Jean-Louis Guibert, Daniel Haber qui viennent de publier « Le Bassin Pacifique. Centre du nouvel ordre mondial », Paris, éd. L’Harmattan, 2018.
Propos recueillis par Pierre Verluise, docteur en géopolitique, fondateur du Diploweb.com

P. Verluise (P. V) : Par quel enchaînement le Bassin Pacifique est-il progressivement devenu le centre du nouvel "ordre" mondial ?

Daniel Haber (D. H. ) et Jean-Louis Guibert (J-L G.) : C’est toute la première partie du livre qui répond à cette question. Elle décrit, et nous pensons que cela n’avait jamais été tenté auparavant, le processus historique qui a amené les pays riverains de l’océan Pacifique à se tourner progressivement vers les autres pays du Bassin. Ces raisons furent essentiellement économiques mais elles furent renforcées par une volonté politique qui prit en compte les tendances lourdes de la géographie, de la démographie et de l’économie.

Le moteur principal a été les Etats-Unis qui sont passés rapidement d’une position défensive (« L’Amérique aux Américains ») à une posture dynamique marquée par la Conquête de l’Ouest.

Arrivés sur la côte Pacifique, les Etats-Unis entreprennent d’y développer le commerce vers l’autre rive et rencontrent des pays asiatiques fermés au monde. Ils ont été précédés par les nations européennes, Portugais, Espagnols, Hollandais et, surtout, par les Anglais qui, voulant payer leurs achats en opium, ont forcé les portes de la Chine. Le Japon, observant ces événements, préfère pratiquer un « judo géopolitique » en signant les traités que les forces navales américaines, déjà puissamment présentes dans le Pacifique, lui imposent. Il sauve ainsi son indépendance et décide de désormais « regarder à l’Est », vers les Etats-Unis, et de répondre stratégiquement à l’ « agresseur » en le dépassant économiquement (ce qu’il arrivera, presque, à faire vers la fin des années 1980).

La Chine s’entête, refuse de céder aux « barbares » et se trouve mise sous la coupe réglée des Occidentaux, puis du Japon. Mais dès qu’elle retrouve son indépendance, en 1949, et, surtout, après le revirement spectaculaire du modèle économique chinois par Deng Xiaoping, un degré de prospérité suffisant, dans les années 2000, lui permet de s’engager dans une politique de présence active dans le Pacifique, où se trouvent ses principaux marchés (les Etats-Unis et le Japon) et investisseurs.

La Russie de Vladimir Poutine (2000 - ), allégée, bien malgré elle, de ses dépendances européennes, retrouve des politiques anciennes de développement de ses régions orientales, là où se trouvent ses principales richesses naturelles, son espace vital et des zones de pêche abondantes. L’entente avec la Chine consolide sa mainmise sur la Sibérie et lui ouvre les portes du commerce de la vaste région du Bassin Pacifique.

Pourquoi le Bassin Pacifique est-il un centre du nouvel "ordre" mondial ?
Daniel Haber et Jean-Louis Guibert viennent de publier « Le Bassin Pacifique. Centre du nouvel ordre mondial », L’Harmattan
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L’Harmattan

A l’issue de ce processus d’un siècle et demi, le Bassin Pacifique devient le lieu où se retrouvent les trois premières puissances économiques mondiales (Etats-Unis, Chine et Japon), les deux principales puissances militaires (Etats-Unis et Russie), aux côtés de puissances démographiques qui émergent et ont des ambitions : Indonésie, Vietnam et, à plus long terme, Philippines et Mexique.

Des puissances, petites par la population mais influentes par leur avance scientifique et technologique…et leurs capitaux (Corée du Sud, Singapour, Hong Kong, Taïwan, Malaisie) complètent ce tableau d’une région immense, rassemblant la moitié du monde, et porteuse d’ambitions.

Les deux principales ambitions, celles des Etats-Unis et de la Chine, se trouvent désormais face à face à travers la plus grande masse océanique de la planète.

De leur capacité à davantage coopérer qu’à se défier va dépendre, pour l’essentiel, la paix du monde.

P. V : D’Obama à Trump, quid du "pivot" américain sur le Pacifique ?

D. H. et J-L G. : Le pivot américain a été énoncé par Hilary Clinton, Secrétaire d’Etat d’Obama, mais a été, en réalité, comme on l’a dit plus haut, pratiqué depuis longtemps.

Le Président Donald Trump (2017 - ) amplifie, par des annonces tonitruantes, une politique de renoncement entreprise par le Président Obama, notamment au Moyen-Orient.

Mais Trump semble vouloir également prendre ses distances dans le Pacifique, en s’attaquant aux pratiques (jugées déloyales ) de la Chine et aussi en laissant le doute planer chez ses alliés (Japon et Corée du Sud).

Il ne s’agit plus alors seulement de pivot mais d’un repli, marqué par l’abandon du Traité commercial Trans-pacifique, qui, pourtant, isolait la Chine.

Le résultat est d’augmenter l’incertitude chez les amis des Etats-Unis.

La Chine est prompte à s’emparer du vide ainsi crée et peut espérer faire revenir dans le giron de l’empire du milieu d’anciens vassaux naguère attirés par les sirènes américaines.

La Chine apparait ainsi comme le bénéficiaire principal de ces abandons successifs qui lui permettent de faire avancer son objectif principal, le « China dream » : remettre l’Empire du Milieu à son rang, le premier, celui qui lui avait été ravi, au XIXème siècle par les barbares occidentaux.

Dans ce nouveau contexte, les Etats-Unis ne peuvent limiter l’influence croissante de la Chine qu’en brisant sa réussite économique.

Tout l’enjeu des prochaines décennies est de vérifier la capacité chinoise à remplacer le marché américain par de nouveaux marchés ( à commencer par celui qui doit devenir le premier marché du monde, la Chine elle-même) et à mener à bien le projet, à plus long terme, de mettre fin à la suprématie de dollar en faisant du Yuan une monnaie internationale.

La concurrence sino-américaine va se jouer aussi, et sans doute surtout, dans la science et la technologie, avec cette interrogation majeure : la Chine sera-t-elle capable de se passer de la Silicon Valley, puis de la dépasser ?

P. V : Comment fonctionnent les organisations régionales au sein de la zone Bassin Pacifique ?

D. H. et J-L G. : Notre livre analyse ces organisations régionales et concluent qu’elles n’ont pas donné de résultats pratiques concluants.

Sur le plan économique, l’essentiel de l’organisation est réalisé par les groupes industriels et commerciaux privés, essentiellement japonais et coréens, qui ont structuré une chaine de valeur autour des délocalisations d’unités entières ainsi que de pièces ou composants.

La logistique nécessaire pour assurer le « juste à temps » international est très lourde et précise. Elle est le fait des Grandes Sociétés de Commerce asiatiques qui organisent aussi la distribution mondiale des produits issus des usines délocalisées en Asie.

Par ailleurs, chaque pays de la zone a ses propres ambitions économiques et elles sont mondiales plus que régionales.

L’évolution principale, depuis 50 ans, est la transformation des organisations économiques en organismes politiques, l’APEC [1] en étant l’exemple le plus probant. Mais là aussi, on voit bien que chacune des deux grandes puissances de la région, mais aussi du monde, joue sa propre partition.

Ces organisations régionales jouent alors plutôt le rôle de clubs de rencontres car la personnalisation du pouvoir a besoin de contacts directs.

P. V : L’Union européenne a-t-elle conscience que le Bassin Pacifique devient le nouveau centre du monde, et peut-elle résister au processus de marginalisation qui semble à l’oeuvre ?

D. H. et J-L G. : Le livre se termine précisément sur cette interrogation cruciale.

Hélas, la réponse est sans nuances : l’Union européenne, préoccupée par ses propres objectifs et, aujourd’hui, par ses problèmes existentiels, ne perçoit pas suffisamment que l’Atlantique n’est plus le centre de l’ordre mondial et est plutôt devenu une mer qui sépare davantage qu’un océan qui rapproche.

La carte du monde que nous avons sous les yeux depuis que nous allons à l’école n’aide pas à une prise de conscience réaliste car, sur cette configuration où l’Europe est au centre, l’océan Pacifique n’est pas visible dans son ensemble, coupé en deux moitiés croupions que l’Europe croyait pouvoir ignorer superbement.

Fort heureusement, les groupes privés européens sont plus clairvoyants et ont trouvé (Siemens, PSA, Schneider, Volkswagen…) le chemin de l’Asie, sans que la diplomatie les soutienne suffisamment, essentiellement parce qu’elle est restée nationale.

Pourtant l’UE bénéficie d’une opportunité, dont elle n’est pas encore pleinement consciente, pour rééquilibrer sa situation face aux Etats-Unis : la Chine a besoin de se relier à l’Europe, un immense marché, ouvert et libre, un ensemble dispersé, donc faible, qui n’a pas peur de la Chine.

Le projet BRI (« Belt and Road Initiative »), surnommé les « Nouvelles Routes de la Soie », en connectant l’Europe avec le Bassin Pacifique, peut contribuer à nous éviter une inéluctable marginalisation.

Mais la préservation de son indépendance économique et politique implique une UE unie et forte, seul moyen d’éviter de n’être qu’une proie.
Au-delà du fait qu’elle constitue un marché de 512 millions d’habitants (mais 446 millions d’habitants post-Brexit) , l’Europe doit donc déployer des efforts réels pour affirmer son identité, sans entrer en conflit avec l’une ou l’autre grande puissance, un exercice délicat.

Ces efforts s’exerceraient dans trois directions :
. La défense de ses valeurs, face à leur remise en question, notamment en matière de préservation de la vie privée.

. La défense de son indépendance économique, notamment face aux investissements chinois.

. La défense militaire, surtout, face aux risques de désengagement des Etats-Unis de l’Alliance atlantique.

Copyright Octobre 2018-Haber-Guibert-Verluise/Diploweb.com


Plus

. Jean-Louis Guibert, Daniel Haber, « Le Bassin Pacifique. Centre du nouvel ordre mondial », Paris, éd. L’Harmattan, 2018, sur Amazon

Le Bassin Pacifique
Jean-Louis Guibert et Daniel Haber publient « Le Bassin Pacifique. Centre du nouvel ordre mondial », Paris, éd. L’Harmattan, 2018.
L’Harmattan

4e de couverture

Ce livre invite à prendre la mesure d’un phénomène de grande ampleur qui change le monde : la centralité du Bassin Pacifique, où se font face les deux Etats qui dominent ce XXIe siècle : les Etats-Unis et la Chine. Il raconte pourquoi les pays qui le bordent ont perçu que leur avenir se jouait dans ce nouveau centre du monde. Ces deux hyperpuissances entretiennent des relations ambivalentes. Elles échangent et se parlent mais se méfient l’une de l’autre. La France, l’Europe, sont-elles condamnées à la marginalisation ?

Daniel Haber est Professeur et Consultant International, spécialisé dans les économies d’Asie. Il a vécu et travaille aux Etats-Unis et en Asie.

Jean-Louis Guibert, diplômé de l’ENA, est né et a passé la guerre en Indochine, notamment sous l’occupation japonaise. Il a fondé l’Institut du Pacifique.

Voir le livre de Jean-Louis Guibert et Daniel Haber, « Le Bassin Pacifique. Centre du nouvel ordre mondial », Paris, éd. L’Harmattan, 2018, sur Amazon


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[1APEC pour « Asia-Pacific Economic Cooperation », soit la Coopération économique pour l’Asie-Pacifique.

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