Alexandra de Hoop Scheffer est politologue spécialiste des Etats-Unis. Docteure en science politique, diplômée de Sciences Po Paris et du War Studies Department du King’s College London, elle est maître de conférence en relations internationales à Sciences Po Paris, chargée de mission pour les Etats-Unis et la relation transatlantique à la direction de la Prospective du Ministère des affaires étrangères, et conseillère auprès du SACEUR l’Amiral James Stavridis depuis 2010 au sein du Next Generation Advisory Panel.
Comment comprendre la stratégie de B. Obama en Afrique du Nord et au Moyen-Orient ? Au-delà des intentions, quelles sont les contraintes internes qui pourraient faire obstacles ? Dans cet article solidement documenté, Alexandra de Hoop Scheffer offre des clés pour éclairer notamment le jeu de Washington à l’égard de la Lybie, de la Tunisie et de l’Egypte.
LE CHOIX du département d’Etat américain pour prononcer le discours du 19 mai 2011 sur les événements en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, adressait un message clair : pour répondre au printemps arabe, le président Barack Obama privilégie la diplomatie américaine et l’aide au développement, au détriment de la force militaire. Cette approche coïncide avec une volonté plus large de l’administration américaine de redéfinir la posture stratégique des Etats-Unis dans la région du Moyen-Orient et dans le reste du monde où les Etats-Unis ne seraient plus l’acteur principal (désengagement militaire d’Irak ; diplomatie d’accompagnement des mouvements populaires, au détriment de l’ingérence ; phase de « transition » en Afghanistan ; recours croissant aux forces spéciales et aux drones armés au détriment du déploiement de forces militaires de grande envergure). Le contexte post-Ben Laden et les révoltes arabes sont ainsi considérés par le président Obama comme une occasion historique pour la région, mais aussi pour infléchir la politique des Etats-Unis dans le sens d’une « démilitarisation ».
C’est notamment l’objectif que s’est fixée la secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton au département d’Etat. A l’occasion de la publication de la première Quadrennial Diplomacy and Development Review (QDDR) le 15 décembre 2010, elle présentait le document comme la pierre angulaire de la réflexion qu’elle mène au département d’Etat sur l’articulation entre diplomatie et aide au développement. Dans son article du Foreign Affairs [1] de 2010, H. Clinton résumait ainsi cette ambition : développer et renforcer la « puissance civile » des Etats-Unis en complément de ses capacités militaires, pour adapter l’action extérieure des Etats-Unis aux défis internationaux du 21e siècle.
Le travail de réflexion mené au département d’État sous l’impulsion de Hillary Clinton, sur la diplomatie et le développement, s’inscrit dans une série d’initiatives menées par l’administration Obama – et très largement guidées par les retours d’expériences d’Irak et d’Afghanistan – pour redéfinir l’action extérieure américaine et améliorer l’intégration civilo-militaire. L’impulsion du secrétaire à la Défense, Robert Gates, pour développer les capacités civiles en matière de reconstruction et de stabilisation, la Directive présidentielle PSD7, A New Way forward on Global Development et l’annonce par Barack Obama aux Nations Unies en septembre 2010 d’une « politique américaine de développement global, démontrent une volonté politique de réforme.
Pourtant, le décalage entre le budget du Pentagone (750 milliards de dollars) et celui du département d’Etat et de l’USAID (50 milliards de dollars) continue de contredire cette démarche. En 2010, 19% du budget fédéral était destiné à la défense uniquement. Et surtout, ce décalage chiffré est en contradiction avec les événements d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient de ces derniers mois. La réduction de 8 milliards de dollars du budget du département d’Etat et de l’aide au développement pour le reste de l’année 2011, aura naturellement des conséquences d’autant plus qu’elles devront être réalisées avant la fin de l’année fiscale, à savoir le 1er octobre 2011. Les débats autour du budget 2012 ont déjà commencé. Les réductions les plus importantes concernent l’Economic Support Fund du département d’Etat (il recevra 1,8 milliards de dollars en moins que ce qu’espérait Obama) ; le budget du Millenium Challenge Corporation sera réduit de 380 millions de dollars et les contributions américaines aux Nations Unies et aux organisations internationales seront réduites de 304 millions de dollars par rapport aux demandes du président. D’autres programmes sont touchés par ces coupes budgétaires : l’USAID (122 millions de dollars de moins que réclamés), la Civilian Stabilization Initiative (144 millions de dollars de moins que demandé). Ces réductions budgétaires importantes décidées pour l’année 2011 et celles à venir pour 2012 ne permettront de réaliser, dans le meilleur des cas, seulement 60% des recommandations préconisées par la QDDR, confient certains diplomates américains.
Toutefois, la volonté affichée par l’administration Obama de « démilitariser » la politique étrangère des Etats-Unis, doit faire face à plusieurs obstacles.
L’héritage de l’administration G.W. Bush tout d’abord, qui dans la lignée des administrations précédentes (G.H. Bush et B. Clinton), avait continué à déléguer des pans entiers de la politique étrangère américaine, y compris une partie de l’assistance économique et humanitaire, au département de la Défense. Elle avait aussi privilégié la force militaire comme instrument de projection de la puissance américaine à l’étranger : la guerre en Irak, la « guerre contre le terrorisme », l’unilatéralisme américain et la perception des Etats-Unis comme une menace militaire, constituent toujours le prisme au travers duquel les Etats-Unis sont perçus par les opinions arabo-musulmanes. Ainsi, selon le sondage de fin avril 2011 du Pew Research Center [2], 91% des Palestiniens, 59% des Turcs et 54% des Egyptiens interrogés continuent de percevoir les Etats-Unis comme une menace militaire.
La marge de manœuvre de Barack Obama est aussi limitée par la nouvelle majorité républicaine au Congrès qui a engagé des réductions dans les budgets du département d’Etat et de l’USAID, mais aussi par les conséquences de la crise économique qui exige une forte concentration de l’action publique sur les problèmes intérieurs : « la nation que je tiens le plus à bâtir, c’est la nôtre », déclarait Obama à l’occasion de son discours du 1er décembre 2009 sur la stratégie américaine pour l’Afghanistan. Ce dilemme n’est pas seulement américain, il est aussi européen : les réductions budgétaires qui affectent la défense et l’aide au développement, imposent une nouvelle réflexion sur l’action extérieure post-crise.
Le Congrès reste un lourd obstacle à la réforme institutionnelle en matière de sécurité nationale et au renforcement des capacités et des structures civiles américaines ainsi qu’à la coordination interagence. Une réforme de l’aide américaine au développement ne pourra que passer par une redéfinition de la relation entre l’USAID et le Congrès – en réformant notamment les « fonds fléchés » (earmarks) qui privilégient la Défense au détriment des agences civiles. Cette tendance est d’autant plus renforcée que le Congrès a traditionnellement peu confiance dans le département d’État et l’USAID, leur conférant un budget et un rôle limités en opérations extérieures et qui continuera à attribuer des ressources démesurément plus élevées au Pentagone qu’au département d’Etat, malgré la volonté du secrétaire à la défense Robert Gates de renforcer les capacités civiles. La culture du département d’Etat restera donc « faire du mieux possible avec des ressources inadéquates ».
Or, ces propositions sont arrivées à un moment peu propice pour mettre en œuvre les recommandations . En effet, la volonté du département d’Etat de renforcer les capacités civiles en matière de politique étrangère et en particulier de revitaliser l’USAID, se trouve confrontée à un Congrès doté d’une nouvelle majorité républicaine qui réclame l’inverse, au nom de la discipline budgétaire. Le discours de présentation de la QDDR le 15 décembre 2010 par Hillary Clinton a d’ailleurs clairement souligné cet obstacle.
L’impulsion de la réforme, ne venant pas du Congrès, doit venir de la Maison Blanche. Toutefois, Obama a manqué l’occasion, dans sa National Security Strategy de 2010, d’exiger un budget unique pour la sécurité nationale, idée que la secrétaire d’État Hillary Clinton avait pourtant déclaré soutenir en mai 2010 pour intégrer les budgets de la défense, du développement et de la diplomatie et passer d’une allocation du budget par agences à une allocation du budget par mission. La publication tardive de la National Security Strategy (27 mai 2010) montre une fois de plus que c’est la stratégie militaire (Quadrennial Defense Review publiée le 1er février 2010) qui détermine la stratégie de sécurité nationale, et non l’inverse. Le département d’État et l’USAID ainsi que le département de la Défense continueront à déléguer des tâches de reconstruction et de stabilisation à des entreprises privées, avec un contrôle limité sur le résultat de leurs actions. Or, la QDDR reconnaît les effets pervers d’une sur-dépendance vis-à-vis des entreprises privées et la nécessité de se tourner, avant d’y recourir, aux agences civiles spécialisées : « Notre sur-dépendance auprès des contractuels et partenaires américains pour la mise en œuvre, ont gâché des occasions dans beaucoup de cas, pour construire des capacités locales afin que les pays partenaires puissent soutenir nos efforts de manière autonome ». De même, les équipes provinciales de reconstruction (PRT) créées dans l’urgence fin 2001-début 2002, agissent plus souvent comme instruments de hearts and minds ou « bras civil » des armées qu’acteurs de reconstruction.
Ainsi, sur le dossier afghan, le président Barack Obama se trouve confronté au paradoxe suivant : s’il peut compter sur les républicains pour continuer à financer l’effort militaire enAfghanistan, la situation est différente concernant le financement des capacités civiles américaines en matière de reconstruction. Particulièrement attentifs aux évolutions de la situation afghane et à la discipline fiscale, les républicains ont obtenu les réductions dans les dépenses du département d’Etat et de l’USAID qu’ils avaient annoncées dès le lendemain de leur victoire aux élections de mi-mandat de 2010. Ces réductions budgétaires mettent en difficulté la mission qu’Obama s’est donnée pour faire de la diplomatie et de l’aide au développement des instruments clé de la puissance américaine. Elles auront aussi pour effet direct de mettre à mal les efforts du département d’Etat en Irak, alors que s’opère, pour combler le retrait progressif des troupes américaines, la plus large transition militaire-civile. Le « civilian surge », à savoir le renforcement des capacités civiles en Afghanistan mis en exergue par l’administration Obama fin 2009 pour donner au renfort militaire un aspect plus « soft », sera aussi sérieusement remis en cause [3].
La représentante républicaine de la Floride, Ileana Ros-Lehtinen qui préside depuis début janvier 2011, la Commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants, avait déjà déclaré début décembre 2010, qu’elle avait l’intention, au nom de la discipline fiscale, de faire pression pour réduire les budgets destinés au département d’Etat et à l’USAID. D’autres conservateurs républicains et démocrates, à l’image du représentant démocrate Howard Berman (D-Calif.), ont rejoint Ros-Lehtinen dans son appel à conditionner l’aide à l’Egypte à la condition que les Frères musulmans soient exclus du processus politique. Le scénario électoral libanais de 2005 hante l’esprit des parlementaires qui craignent une victoire de grande ampleur des Frères musulmans en Egypte, en septembre 2011. De même, la représentante Ros-Lehtinen promeut la suspension de l’aide allouée à l’autorité palestinienne suite à l’accord Hamas-Fatah.
Enfin, en matière de guerre, le président américain doit opérer un difficile exercice d’équilibre entre le Congrès qui « déclare » et finance les opérations militaires [4], les différentes écoles de pensées (réalistes et interventionnistes) au sein de l’administration et la pression internationale, qui, chacune ou ensemble, contribuent à infléchir la posture du président américain, malgré la prudence affichée par Obama à l’égard de l’usage de la force militaire.
C’est le cas en Libye, où l’appel à intervenir de la Ligue arabe, de la France et de la Grande-Bretagne, couplé de la pression du Congrès [5], de conseillers du National Security Council et du département d’Etat, ont poussé le président Obama à prendre la décision d’intervenir militairement en Libye, contre l’avis du Pentagone et de son conseiller à la sécurité nationale, mais en veillant à conserver une posture de « soutien » aux opérations et non de « leadership ».
Pour l’Afghanistan, le journaliste Bob Woodward nous explique dans Obama’s Wars, que depuis sa prise de fonction à la Maison blanche, Barack Obama a souhaité « des choix qui limiteraient l’engagement américain et fourniraient une stratégie de sortie », tout en continuant à préserver les intérêts sécuritaires des Etats-Unis dans la région. Or, les commandants militaires lui ont répondu que limiter l’implication des Etats-Unis et protéger les intérêts américains, étaient des objectifs contradictoires, et qu’il fallait renforcer l’effort militaire américain pour réaliser le deuxième objectif. Woodward montre aussi que le président Obama et ses conseillers ont tenté de limiter l’ampleur de l’engagement américain, en formulant leur politique pour l’Afghanistan autour de cet objectif seul : empêcher que l’Afghanistan redevienne un sanctuaire pour Al-Qaida. Et depuis la nomination du général Petraeus, le contre-terrorisme et le tout-militaire ont rapidement pris le pas sur la stratégie de contre-insurrection de McChrystal. La revue à la baisse des objectifs américains pour l’Afghanistan, couplée d’une vision à durée indéterminée de la présence militaire américaine, montre le difficile, voire l’impossible exercice d’équilibre que l’administration Obama opère pour tenter de satisfaire les pressions et positions divergentes au Congrès, dans l’opinion américaine, au sein de son administration, de la diplomatie et du commandement militaire.
Le département de la Défense n’a cessé de jouer un rôle croissant dans les missions de reconstruction post-conflit [6] et post-catastrophe naturelle, comme en avait témoigné la réactualisation en 2004 de la Directive 5100.46, « Responsibilities for Foreign Disaster Relief Operations », une directive-clé qui fut actualisée, la dernière fois, en décembre 1975. Suite aux attentats du 11 septembre 2001, la « guerre contre le terrorisme » a contribué à amplifier la « militarisation » de la politique étrangère des Etats-Unis : le Pentagone est devenu un gigantesque fournisseur d’assistance économique, humanitaire, sécuritaire et anti-terroriste, non seulement en Afghanistan et en Irak, mais aussi dans des dizaines de pays africains. Un ancien diplomate américain confie ainsi : « A force d’anticiper le terrorisme, nous avons militarisé notre politique étrangère à tel point qu’il est aujourd’hui difficile de revenir en arrière et nous avons négligé nos capacités civiles. […] Tout transformer en problème militaire, ne permet pas de prendre en compte le tissu politique et social d’une crise. Déployer des anthropologues au côté des militaires n’est pas suffisant ».
Ainsi, l’ancien ambassadeur américain Ronald E. Neumann a relevé en février 2011, dans un discours devant le World Affairs Council de l’Université de Washington, que si en 2002, 94% des activités de développement étaient exécutées par le département d’Etat et l’USAID, en 2008, les militaires assuraient 52% des activités liées au développement et ce chiffre n’a cessé de croître.
Les nouvelles structures créées au sein du département d’Etat à partir de 2004, n’ont pas bénéficié de fonds suffisants pour développer une expertise crédible : la « loi de gestion civile de la reconstruction et de la stabilisation », dite Lugar-Biden, a permis la création du Bureau du Coordonnateur pour la Reconstruction et la Stabilisation (S/CRS) qui devait s’intégrer à un effort de création d’une capacité inter-agences plus robuste. Toutefois, le Civilian Response Corps créé au sein du S/CRS à l’initiative de G.W. Bush et de sa conseillère à la sécurité nationale C. Rice - qui se voulait être l’équivalent des « forces spéciales », version civile, très spécialisée et capable d’agir sur des théâtres d’opération complexes -, n’a pas donné les résultats espérés, en raison de problèmes de financement et de recrutement. La recommandation de la QDDR de créer un nouveau Bureau pour les conflits et les opérations de stabilisation, qui devra servir de « lieu institutionnel pour les solutions politiques et opérationnelles des crises, conflits et l’instabilité » est une reconnaissance tacite de l’échec du S/CRS.
L’Afghanistan et l’Irak ont poussé le département de la Défense à combler le vide en recourant à ses militaires mais aussi aux entreprises militaires privées : les tâches civiles en matière de reconstruction et de stabilisation sont souvent des responsabilités militaires par défaut de capacités civiles. Le leitmotiv au Pentagone est celui de l’incapacité civile à mener des activités de stabilisation et de reconstruction, rappelant souvent l’échec du département d’Etat à coordonner ces différentes agences en Afghanistan, et notamment celles qui composent l’USAID en charge, en partie, de l’assistance humanitaire, de tâches de développement et de reconstruction.
Sur le terrain, l’aide au développement est en grande partie fournie au travers du Commander’s Emergency Response Program (CERP) et les PRTs à forte composante militaire. Les officiers réservistes aux Affaires civiles ont été propulsés au premier plan comme coordinateurs. Les PRT sont un modèle de coopération civilo-militaire apprécié et valorisé par la Défense et beaucoup moins par le Département d’Etat et l’USAID qui dénoncent le problème de la militarisation du travail des civils et les problèmes que cela engendre en matière de perceptions locales ainsi que la concurrence que subissent leurs programmes sur le terrain par les CERP qui bénéficient de fonds plus importants.
Or, l’implication des militaires dans des tâches de reconstruction, de gouvernance et de développement a montré ses limites en Irak et en Afghanistan, leur vision restant très court-termiste dictée par des impératifs sécuritaires, tandis que la culture du département d’Etat et de USAID s’appuie davantage sur des programmes de développement et de reconstruction de plus long terme. Le « winning hearts and minds » et les quick impact projects ne peuvent plus continuer à se substituer à des programmes d’aide au développement de plus long terme.
La Libye, la première intervention militaire post-américaine
S’il y a une leçon que Barack Obama a retenue de l’expérience irakienne, c’est celle de ne pas déployer des forces américaines en Libye, pas même des conseillers militaires, car il ne souhaite pas que les Etats-Unis soient tenus responsables de l’après-Khadafi. Devant le Congrès, le 31 mars 2011, Robert Gates affirmait que « la dernière chose dont les Etats-Unis ont besoin est une autre entreprise de nation-building ». Les modalités américaines de l’intervention militaire en Libye cristallisent la définition du président Obama d’un « monde post-américain », c’est du moins l’observation que font un certain nombre d’analystes américains d’une Amérique qui se place volontairement dans une posture d’accompagnement et non de leadership qu’elle délègue à une coalition de pays pour lesquels l’enjeu stratégique de la situation et de l’intervention militaire est jugé plus important que pour Washington. En adoptant délibérément cette posture en Libye, l’administration Obama s’est exposée, au Congrès, à l’OTAN, mais aussi au sein du Conseil national de transition libyen, à de vives critiques au Congrès et dans les cercles de réflexion américains qui appellent l’administration Obama soit à renforcer sa participation militaire, soit à se retirer de l’opération.
L’aversion américaine envers le nation-building est amplifiée par les précédents irakien et afghan, mais aussi par le contexte électoral qui oblige le président à se concentrer sur les préoccupations prioritaires des Américains, à savoir l’économie. Par rapport à la stratégie énoncée le 1er décembre 2009, Obama a encore plus recentré l’action américaine en Afghanistan sur les objectifs militaires, sans les sous-tendre d’une stratégie politique plus large et au détriment du développement, se focalisant sur le contre-terrorisme, la lutte contre Al-Qaida, l’assistance militaire au Pakistan, la formation des forces de sécurité dans la cadre de la politique de « transition » et le début des « réductions » des troupes américaines à partir de juillet 2011.
Si dans son discours sur la revue de la stratégie pour l’Afghanistan et le Pakistan du 16 décembre 2010, le président Obama affirmait qu’« il ne s’agit pas de faire du nation-building, car ce sont les Afghans qui doivent construire leur nation », en Libye, c’est aux Libyens de « déterminer leur destin politique ». Toutefois, une stricte application de ce principe extrait des discours du Caire de 2009 et de celui du 19 mai 2011, est intenable sur le moyen et long terme et l’administration Obama le sait. Dans le cas de la fin du régime Kadhafi, le débat à Washington portera rapidement sur le degré et la nature de l’implication des Etats-Unis dans l’après-Kadhafi. Par ailleurs, l’argument avancé par le Pentagone et le conseiller à la sécurité nationale Tom Donilon, selon lequel la Libye ne représente pas un « intérêt vital » pour les Etats-Unis tient de moins en moins, au vu des effets de débordement déjà avérés et potentiels de la crise libyenne en Tunisie et en Egypte, allié stratégique des Etats-Unis dans la région.
Soutenir la démocratie par l’aide économique au détriment de l’ingérence politique
En Egypte et en Tunisie, la Maison Blanche explore la manière dont les Etats-Unis peuvent accompagner ces transitions dans un sens positif tout en veillant à ne rien imposer, en mettant l’accent sur l’assistance économique (aide financière, aide à la création d’emplois, aide aux petites et moyennes entreprises). L’aide économique pour l’Egypte et la Tunisie est un élément « fondamental de [la] capacité [américaine] à soutenir les transitions démocratiques », selon les propos d’un responsable au département d’Etat. L’aide économique est présentée par Obama dans son discours du 19 mai 2011 comme la meilleure formule pour répondre à l’une des causes profondes des soulèvements dans le monde arabe, à savoir la stagnation économique et le manque de perspective pour les jeunes. Elle permet aussi d’exclure tout reproche d’ingérence politique et de se dissocier radicalement de la stratégie d’imposition de la démocratie par intervention armée en Irak. L’administration Obama privilégie le « capacity-building » (renforcement des capacités locales) au détriment du « nation-building » : il s’agit d’accompagner les transitions politiques et non de les façonner.
A ce jour, 150 millions de dollars ont été octroyés à l’Egypte pour le développement économique et l’appui à la démocratie, et 20 millions à la Tunisie. Ces fonds sont en grande partie issus des fonds de 2010 destinés à ces pays et non dépensés au cours de l’année 2010. Le président Obama a aussi annoncé dans son discours du 19 mai 2011 qu’il annulait une dette égyptienne de 1 milliard de dollars et qu’il offrirait une garantie de prêt de 1 milliard de dollars pour aider le nouveau gouvernement, dans le cadre d’un paquet d’aide économique en cours de définition. Même si certains membres du Congrès, notamment républicains, estiment que les Etats-Unis n’ont pas les moyens de fournir cette aide en raison de leur propre déficit budgétaire, d’autres, sous l’impulsion des sénateurs Lieberman, McCain et Kerry, souhaitent créer un fonds d’aide économique aux entreprises (Economic Enterprise Fund) pour l’Egypte (50-60 millions de dollars) et la Tunisie (10-20 millions de dollars), sur le même modèle que celui qui avait été établi pour l’Europe de l’Est après la chute du mur de Berlin. La loi sur l’Enterprise Fund que les trois sénateurs ont proposée, a été approuvée par la Commission des affaires étrangères du Sénat le 18 mai 2011.
Une diplomatie plus en phase avec le 21e siècle
Prenant acte de l’ampleur des mouvements de jeunes et de leurs revendications, Barack Obama a souligné dans son discours du 19 mai 2011, la nécessité de changer d’approche et d’élargir les interlocuteurs des diplomates américains dans la région, en s’adressant à la « nouvelle génération » et en apportant un soutien aux « société civiles ». Le mot « peuple » était d’ailleurs le mot le plus employé dans son discours : les diplomates doivent entretenir un dialogue étroit et régulier avec les acteurs de la société civile. C’est notamment l’objet des initiatives sur l’entreprenariat entamée par le président Obama en avril 2010 à Washington puis à Alger, lancées en direction des pays du Maghreb, pour renforcer le lien entre les entrepreneurs et les chefs d’entreprise américains et nord-africains (Algérie, Libye, Mauritanie, Maroc et Tunisie). Pour atteindre cet objectif, le département d’Etat américain a lancé début décembre 2010, à l’occasion de la Conférence Etats-Unis-Maghreb sur l’esprit d’entreprise à Alger [7], un partenariat public-privé, baptisé « Partenariat nord-africain pour les opportunités économiques » (North African Partnership for Economic Opportunities - NAPEO), qui sera géré par l’Aspen Institute. C’est ce type d’initiatives que l’administration Obama va mettre en avant et renforcer en Tunisie et en Egypte.
Copyright Juin 2011-de Hoop Scheffer/Diploweb.com
Plus :
. Voir sur le Diploweb.com l’article de Guillaume Coulon, « Etats-Unis : Mitt Romney et le rétroviseur néoconservateur », Voir
[1] Hillary Clinton, « Leading Through Civilian Power”, Foreign Affairs, novembre/décembre 2010.
[2] Sondage réalisé entre le 21 mars et le 26 avril sur un échantillon de 1,000 personnes dans six pays : Indonésie, Liban, Egypte, territoires palestiniens, Jordanie, Pakistan et Turquie.
[3] Cf. le témoignage d’Amy Frumin, représentante de l’USAID au sein d’une PRT dans la province du Panshir en 2006, « Les réformes de l’aide internationale américaine au banc d’essai : le cas afghan », Politique Américaine, n°17, automne 2010.
[4] Sauf dans le cas de la Libye où le Congrès n’a pour le moment attribué aucun fonds pour les opérations en Libye, le financement se faisant à partir de fonds alloués par le Pentagone.
[5] Fin février 2011, les sénateurs McCain (R-Ariz.) et Joseph Lieberman (I-Conn) ont publié une déclaration appelant à la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne, une aide militaire et humanitaire et la reconnaissance de l’opposition libyenne en phase de constitution. Le 1er mars 2011, le Sénat adopte unanimement une résolution non-contraignante appelant le Conseil de sécurité de l’ONU à « prendre l’action nécessaire pour protéger les civils en Libye (…) y compris la possible imposition d’une zone d’exclusion aérienne ». Le 7 mars les six pays du Golfe soutenaient l’idée d’une no-fly zone, suivi de la Ligue arabe le 12 mars. Le 11 mars, le sénateur John Kerry (D-Mass.) écrivait dans l’éditorial du Washington Post que les Etats-Unis devraient imposer une zone d’exclusion aérienne « si Khadafi utilise sa force aérienne pour tuer un large nombre de civils ».
[6] Quadriennal Defense Review, février 2006 ; Directive 3000.05, 28 novembre 2005 : Directive on Military Support for Stability, Security, Transition and Reconstruction (SSTR) Operation : « les opérations de stabilisation constituent une mission centrale de l’armée américaine, que l’on doit être prêt à mener et à soutenir. Il faut leur donner une priorité comparable aux opérations de combat, et les intégrer explicitement dans l’ensemble des activités du département de la Défense ».
[7] La conférence a réuni des chefs d’entreprises et de jeunes entrepreneurs mauritaniens, libyens, marocains, tunisiens, algériens et américains.
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