Avec une carte. Après des décennies de surexploitation, la filière pêche, longtemps accusée de tous les maux, a réussi à diminuer sa pression sur les écosystèmes dans certaines régions du monde, comme l’Europe. Les disparités demeurent néanmoins criantes à l’échelle de cette économie globalisée, où des pays d’Asie, Chine en tête, montent en puissance, et qui n’est pas la seule à s’intéresser aux espaces marins.
Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le Diploweb.com est heureux de vous présenter une carte et un article extraits du n°66 d’Alternatives internationales, mars 2015, pp. 50-53.
IL FAUDRA qu’il s’y habitue. Depuis la mi-janvier, Karmenu Vella doit entendre ses oreilles tinter. Le nouveau commissaire européen aux Affaires maritimes et à la pêche a entamé son mandat avec une décision qui fait hurler dans les ports français. En cause ? L’interdiction de la pêche au bar dans la Manche et la mer du Nord, jusqu’à la fin avril[2015], pour les chalutiers pélagiques (ceux qui opèrent entre deux eaux ou en surface, sans toucher le fond). Autant dire que les professionnels touchés font une croix sur la campagne 2015. Et sur leurs comptes : pour les 46 bateaux concernés, cet arrêt temporaire représenterait une perte de 30 à 40 % du chiffre d’affaires.
Avec des potentiels chiffrés en centaines de milliards d’euros, l’industrie des hydrocarbures offshore s’annonce comme un prédateur féroce.
Un exemple parmi tant d’autres qui illustre le bras de fer se jouant au niveau européen depuis 30 ans autour de la ressource halieutique. Et à chaque fin d’année, ça recommence : après consultation des données du Conseil international pour l’exploitation de la mer (CIEM), le Conseil des ministres européens de la pêche définit les quotas pour l’année suivante. C’est le fameux « marathon de décembre », explique Patrice Guillotreau, économiste spécialisé dans la pêche à l’université de Nantes. Moment d’intenses tractations où la filière et les chercheurs bataillent pour imposer leurs visions peu compatibles… Les quotas définis les 15 et 16 décembre derniers[2014] ont satisfait la plupart des pêcheurs, mais déçu certains experts. L’Association française d’halieutique (AFH) déplore « le nombre d’espèces pour lesquelles les avis scientifiques n’ont pas été suivis » et avance un chiffre édifiant : moins de la moitié (47 %) des poissons serait pêchée de manière durable dans l’Union européenne. Désolant ? Pas qu’un peu alors que la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture) et des ONG parlent de l’UE comme d’un bon élève mondial en termes de gestion de la ressource. Il faut dire que l’Europe, grosse consommatrice de poisson, revient de loin. Dans les années 60 et 70, la filière s’industrialise un peu partout. Navires toujours plus puissants, mise au point de chaluts et de filets de plus en plus longs… À l’échelle mondiale, les chaluts de fond vont grever sensiblement les stocks. Dans les eaux du Vieux Continent, la palangre (lignes avec hameçons) de fond intensive des Espagnols s’avère également dévastatrice.
Commentaire de la carte. Si l’Amérique du Sud, les États-Unis et la Russie semblent faire des efforts en réduisant -officiellement - leurs quotas de pêche, la Chine elle, a vu exploser son volume sur la même période. Et cela sans prendre en compte la pêche clandestine qui avoisinerait 15% de la production mondiale.
Le premier signe tangible de cette surexploitation remonte au début des années 80, avec la raréfaction brutale de la morue au large du Canada. Conséquence ? L’accès aux zones de pêche devient l’objet d’incessants conflits territoriaux entre États. Épisode mémorable : « La guerre du flétan », en 1995, avec l’arraisonnement d’un chalutier espagnol par la marine canadienne. Entre-temps, la ratification de la convention de Montego Bay par 140 états, en 1983, marque la fin d’une gestion jusque-là anarchique des espaces marins. Entrée en vigueur en 1994, elle intègre un concept crucial : la Zone économique exclusive (ZEE) de l’Etat côtier, ou juridiction étendue à 200 milles marins pour l’exploitation des mers (voir carte ci-contre). En contrepartie, cet Etat en assure la gestion et la conservation. En réalité, les ZEE formalisent des zones historiques de pêche. Des pêches qui restent essentiellement le fait d’acteurs privés même si la conservation des ZEE relève désormais des États. Autre date clé : l’accord des Nations- unies de 1995, qui fait évoluer le droit pour appliquer les principes de la pêche responsable aux espèces vivant à cheval entre ZEE et eaux internationales (au-delà des 200 milles).
En 30 ans, la flottille européenne a perdu deux tiers de sa capacité. Résultat ? Fin 2014, l’UE s’est vue décerner un bon point par la FAO.
30 ans après Montego Bay, où en est-on ? Côté ressource, « il y a du mieux, estime Patrice Guillotreau. On a arrêté cette course effrénée à la surexploitation ». C’est le cas en Europe surtout. Au prix d’une mutation de la filière, vécue dans la douleur par les professionnels du secteur. La première Politique commune de la pêche (PCP), en 1983, a introduit un instrument de gestion, les totaux admissibles de captures (TAC) ou quantité de la biomasse autorisée à être prélevée. Et opéré des coupes claires : arrêt des subventions à la construction, plans de sortie de flottes… En 30 ans, la flottille européenne a perdu deux tiers de sa capacité. Résultat ? Fin 2014, l’UE s’est vue décerner un bon point par la FAO. Marc Taconet, statisticien pour cette émanation de l’ONU, actrice essentielle de la promotion d’une pêche durable, parlait de la filière européenne comme « l’une des plus durables au monde ». « La PCP a permis d’enrayer le déclin biologique », confirme Yves Perraudeau, économiste à l’université de Nantes, qui se montre néanmoins prudent : « Le débat sur la gestion à mener est loin d’être clos. »
En cause ? À l’échelle mondiale, les captures et leurs méthodes restent largement soumises au bon vouloir des États et de leurs industries. Une quarantaine d’Organisations Régionales de Pêche (ORP) ou de Gestion de la Pêche (ORGP), créées par des accords bilatéraux ou multilatéraux entre pays, fixent en principe des quotas de prise par espèce et par zones, dans les ZEE mais aussi en haute mer. Elles sont hélas très inégalement efficaces et bien peu contraignantes. Les différends restent donc monnaie courante : on voit ainsi régulièrement éclater des conflits entre l’UE et des pays voisins, qui n’hésitent pas à relever unilatéralement – et significativement – leurs quotas de prises, dans leur ZEE, voire au dehors, dans l’Atlantique nord-est : « Guerre au maquereau » avec l’Islande et les Iles Féroé entre 2010 et 2014, « guerre au merlan bleu », avec la Norvège, en janvier dernier.
Tout cela ferait presque figure de monde des Bisounours à côté de ce que pratiquent ailleurs certaines puissances émergentes. « Tous les États ne respectent pas le droit », regrette Patrice Guillotreau. Exemples ? La Russie, en mer de Barents ou dans la Baltique. La Chine, aux abords du Pacifique. Celle-ci « ignore le principe de souveraineté de ses voisins ». Avec ce que cela implique de conflits territoriaux (actuels et à venir) entre l’Empire du Milieu, le Vietnam, la Corée du Sud – sans mentionner un archipel philippin aux contours âprement disputés -, dans les espaces marins d’Asie, l’une des deux zones de contentieux majeures avec l’océan Indien. Et l’économiste nantais de citer des études donnant la mesure de l’expansionnisme chinois : « Pour une espèce, elle peut déclarer 370 000 tonnes de prises, quand en réalité il s’agit de 4,6 millions. »
On appelle ça l’INN, pour pêche « illicite, non déclarée et non réglementée ». L’un des aspects les plus sombres d’une activité archi-mondialisée. Par nature, cette pêche illégale est difficile à quantifier. L’ancienne commissaire européenne Maria Damanaki situait l’an dernier [2014] le tonnage illicite dans une fourchette allant de « 11 à 26 millions ». « Un marché de 10 milliards d’euros, 15 % de la pêche mondiale. » Des estimations au doigt mouillé, mais certains connaisseurs y voient un business presqu’aussi lucratif que celui de la drogue.
Ce qui laisse aussi augurer de la gageure que représente la lutte contre ce « black fish ». Exemple : en 2013, un bateau de 4 000 tonnes, le Holland Klipper, avait débarqué sans encombre une cargaison illégale évaluée à 10 millions d’euros à Busan (Corée du Sud). Repéré plusieurs fois au large des côtes ouest de l’Afrique, il battait pavillon néerlandais, après de multiples changements d’identités. Une pratique dite du « flag hopping » : des armateurs inscrivent leurs bateaux successivement aux registres nationaux de pays pas très regardants. L’Équateur, le Vanuatu ou la Papouasie-Nouvelle-Guinée comptent parmi les pavillons de complaisance servant à ces navires fantômes. Au cas où le manège est repéré, ils n’ont qu’à changer de crémerie…
Il y a gros à y gagner. Symbole caricatural ? Le thon rouge (carte dans Alternatives internationales, n°66, p. 53). Cette espèce migratrice vaut de l’or au Japon. Un spécimen de 222 kg a été vendu 1,38 million d’euros à Tokyo en 2013. Le thon tropical, comme l’albacore ou le patudo, se vend également bien depuis la commercialisation de poisson préparé façon sashimi pour la filière sushi. « C’est l’espèce la plus globalisée », souligne Patrice Guillotreau. En Méditerranée, un tiers du thon, rouge principalement, serait pêché illégalement. Une situation qui alarme au-delà des ONG environnementales. En mai 2014, le groupe de négoce Tri marine prônait des mesures de gestion de l’ensemble des stocks thoniers. Cette espèce n’est pas la seule à susciter la convoitise : l’onéreuse légine, pêchée dans l’océan Austral et Antarctique, constitue aussi une juteuse cash machine.
L’Afrique se retrouve particulièrement exposée sur le sujet des INN. Les deux océans baignant ses eaux constituent les viviers de certaines pêcheries au large. Les acteurs occidentaux, publics (États) ou privés (armateurs), qui achètent à des États africains les droits de pêcher dans leur ZEE, sont régulièrement accusés par les ONG de se partager une rente et d’y piller la ressource à coups de méthodes ravageuses. Greenpeace, notamment, fait des DCP son dernier cheval de bataille. DCP ? L’acronyme des Dispositifs de concentration de poisson, radeaux équipés de système de localisation par satellite, sous lesquels les bancs de thons s’agrègent spontanément. L’Espagne, notamment, se voit mise à l’index pour leur utilisation par ses thoniers senneurs, car selon l’ONG, les DCP seraient responsables de « prises accessoires », comme les requins ou les dauphins. Comme beaucoup, Patrice Guillotreau relativise les dommages collatéraux pour ces espèces, mais reconnaît la menace que constitue la capture des jeunes poissons en thon albacore ou listao.
Une partie au moins de ces pirates, sont d’ailleurs d’anciens pêcheurs victimes des ravages de la pêche industrielle étrangère sur leurs côtes qui a profité de l’absence d’État fonctionnant en Somalie depuis 1991.
La pêche artisanale, souvent incontrôlée, occasionne aussi des dégâts en Afrique. Rien qu’au Sénégal, on compte 500 000 pêcheurs pour 12 millions d’habitants et les prises des pirogues y affectent les écosystèmes. Un phénomène s’est notoirement intensifié pendant la dernière décennie sur le littoral oriental : la piraterie. Une partie au moins de ces pirates, sont d’ailleurs d’anciens pêcheurs victimes des ravages de la pêche industrielle étrangère sur leurs côtes qui a profité de l’absence d’État fonctionnant en Somalie depuis 1991. « La piraterie prive l’accès à l’habitat naturel du thon et contribué à déplacer les zones de pêche vers l’est de l’océan Indien », note Patrice Guillotreau. Cependant, la montée en puissance des pêcheries asiatiques dans les eaux africaines, au gré d’accords d’Etat à Etat, inquiète davantage. Certains en viennent même à voir dans les pêcheries occidentales un moindre mal… « Question délicate », philosophe le chercheur.
Paradoxe ? C’est peu dire, tant la partie de la pêche directement destinée à l’alimentation humaine, soit environ la moitié des prises, paraît à la croisée des chemins. Le poisson reste une ressource cruciale pour les 9 milliards d’êtres humains annoncés pour 2050, estime Marc Taconet. La FAO évalue à 100 millions de tonnes annuelles les besoins en produits de la mer, contre une production de 92,5 millions aujourd’hui. D’aucuns comptent sur l’aquaculture pour y pourvoir. Déjà, elle représente 50 % de la production mondiale de poisson. Elle est pourtant loin de constituer la panacée, répondront les esprits chagrins, soulignant l’utilisation de farines animales dans les fermes aquacoles.
On murmure aussi que la filière pêche a de quoi se faire du mouron : face à des besoins énergétiques en constante augmentation, l’accès aux ressources offshore en gaz ou en pétrole devient un enjeu financier autrement considérable. On l’a vu récemment avec le lancement de nouvelles exploitations au large du Congo ou de l’Angola : ces gisements se trouvent en concurrence avec la pêche dans les ZEE concernées. Avec des potentiels chiffrés en centaines de milliards d’euros, l’industrie offshore s’annonce comme un prédateur autrement plus féroce.
Copyright pour la carte et le texte, Alternatives internationales, n°66, pp. 50-53
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