Mondialisation et criminalité

Par Bruno MODICA, le 6 janvier 2010  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Agrégé d’histoire, chargé du cours de relations internationales à la section préparatoire de l’ENA

Présentation du n°40 de la revue Questions internationales (Documentation française), décembre 2009.

AVEC un revenu net théorique de plus de 1000 milliards de dollars par an, les différentes activités criminelles sont un des secteurs les plus lucratifs de l’économie mondiale. Si le chiffre est forcément basé sur une approximation, ce montant qui dépasse, et de loin, le budget de fonctionnement de la plupart des États, permet aux groupes qui contrôlent ces fonds de s’acheter toutes les complicités et de gangrener des sociétés entières. Les activités criminelles semblent avoir accompagné l’histoire des sociétés humaines. Liées aux différences sociales, à la pression fiscale, et à la recherche d’un profit quelconque ces actions intègrent les actions violentes contre les personnes, simples particuliers ou représentants de l’autorité, des atteintes aux biens, qu’ils soient individuels ou collectifs, matériels ou immatériels. Dès la création des États,les groupes criminels organisés d’une certaine envergure ont vite su tirer parti des limites des frontières, des différences de législation ou de règlementation, d’autant plus aisément que les frontières intérieures restaient fortes.

Dans l’ouverture de ce numéro, "Crimes sans châtiment", Serge Sur, le rédacteur en chef de Questions internationales présente les risques que la criminalité fait peser sur une sorte de mondialisation heureuse dont les mafias et autres triades seraient les faces noires. Ces organisations se sont parfaitement adaptées à l’ouverture des frontières, à la libre circulation des capitaux et des marchandises. Le licite est alors condamné à une sorte de flirt poussé avec l’illicite. Comme en témoigne Jean-François Gayraud in "La criminalité transnationale des territoires, des puissances et des flux en expansion" (page 8) L’effondrement du bloc soviétique a favorisé les déplacements, les activités de transport et de transit. Des frontières difficiles à traverser sont devenues des passoires dès lors que l’on dispose de fonds permettant la corruption et les stupéfiants, les armes également et de façon générale toutes les marchandises de contrebande ont pu facilement pénétrer l’Europe occidentale.

De véritables routes se sont ainsi constituées avec des zones spécialisées selon les moyens de transport et alimentent des flux de marchandises illicites. La route qui relie la zone de production de pavot en Afghanistan est reliée à la zone de raffinage en Turquie par des flottes de camions qui transitent par le Pakistan. A partir de la Turquie, les routes danubiennes, les bâtiments qui transitent par le Bosphore peuvent acheminer leur cargaison dans toutes les capitales européennes, souvent à partir des Pays-Bas. La voie maritime en Asie Orientale, toujours pour les produits stupéfiants, permet d’alimenter les grandes métropoles en expansion d’Asie de l’Est et du Sud, dans des circuits qui correspondent directement aux activités qui se développent sur les façades maritimes. Les conteneurs qui constituent l’outil du miracle économique asiatique contiennent aussi leur chargement de mort à terme pour les toxicodépendants.

Voir aussi Florian Manet, Thalassopolitique du narcotrafic, la face cachée de la mondialisation ? II. Le marché mondial des drogues, une maritimisation irrésistible du narcotrafic ?

"L’essor encore difficilement contrôlable de la cybercriminalité" présenté par Daniel Martin, (Page 32) est directement lié dans le cadre de la mondialisation aux réseaux de blanchiment qui peuvent entretenir des liens troubles avec des groupes terroristes en quête de financements. En matière de cybercriminalité le risque n’est pas simplement virtuel. La diffusion très large des technologies de l’information et de la communication, et pas seulement dans les pays développés, rend la délinquance informatique à la portée de très nombreuses personnes. La circulation rapide des capitaux, le développement des paradis fiscaux, la multiplication des échanges internationaux, la confidentialité des communications dans le cyberespace ont largement facilité la tâche des mafias qui peuvent désormais plus facilement blanchir les sommes colossales d’argent liquide générées par leurs activités. Une des formes de criminalité récente, qui n’est pas la moins dangereuse et qui est directement liée aux conséquences de la mondialisation est celle que l’on appelle « la cybercriminalité », un secteur d’activité que les états ont énormément de mal à contrôler. L’interconnexion des réseaux. Internet offre des conditions exceptionnelles pour de nouvelles entreprises et activités illicites, mais il permet aussi de développer des formes traditionnelles de délinquance. Internet permet de proposer aux clients des services de prostitution sans risque de descente de police et de conduites au dépôt. Les souteneurs n’ont plus besoin de manipuler d’argent liquide au moment de « la relève des compteurs » et les filles victimes ne sont plus tentées par des menus détournements des sommes à verser à leur « protecteur ».

Jean-Charles Antoine présente "Le trafic d’armes légères à partir de l’Europe centrale et orientale et des Balkans" (page 40) La disparition de l’URSS aurait pu faire croire au contraire que le temps des distributions massives de AK 47 à tous les mouvements de guérilla du monde était révolu. Au contraire, la désorganisation de l’armée rouge, avant la reprise en main entreprise par Vladimir Poutine, a favorisé des disparitions de stocks d’armes importants. De plus, les pays membres de l’ex-pacte de Varsovie, comme la Tchécoslovaquie ou la Bulgarie n’étaient pas très regardants sur les pedigrees de leurs clients. Le résultat de cet effondrement de l’URSS et de la fin de la guerre civile en Yougoslavie a été la mise sur le marché de stocks importants ce qui a entraîné une baisse des prix de détail. Ces trafics organisés par les mafias qui jouent le rôle de « grossistes » irriguent ensuite « le marché de détail » de la délinquance traditionnelle, des gangs urbains, des « milieux » du grand banditisme local mais également, depuis quelque temps dans les milieux de la petite délinquance. On n’hésite plus désormais à utiliser des armes de guerre pour des causes encore indéterminées.

Dans le cadre de la mondialisation, les trafics d’armements sont beaucoup moins évidents à connaître que les trafics de drogue. Les clients que ce soit des mouvements de guérilla ou les groupes issus des « milieux » sont en général très discrets. Ce trafic peut être également semi-légal, dès lors que des opérateurs sans liens directs avec les mafias viennent rendre des services et permettre à certains états en situation de crise de contourner les embargos. Ces opérations permettent d’ailleurs des versements de commissions qui alimentent des comptes dans des banques off-shore avant d’être réinvestis dans l’économie légale. Il semblerait que l’affaire judiciaire qui a impliqué un ancien ministre de l’intérieur en France ait relevé de cette catégorie même si l’on ne peut préjuger de l’implication du personnage en l’état actuel. (Appel en cours).

Jean-Michel Dasque (page 52) présente également les "Anciennes et nouvelles organisations criminelles en Asie orientale". Un sujet qui est illustré par une superbe carte qui pourrait illustrer un cours de géographie de terminale sur cet espace. Les triades chinoises se sont développées, après la victoire des communistes en Chine en 1949 dans la diaspora d’Asie du Sud et dans les Chinatown étasuniennes. Les liens familiaux, les transferts d’argent liquide permettant de développer des commerces facilitent l’activité et l’opacité des réseaux. Au niveau des réseaux criminels liés aux triades, le point de départ de l’expansion se situe après 1949, avec la défaite des nationalistes de Jiang Jiesi. Les débris de l’armée républicaine qui ne se sont pas repliés sur l’île de Formose, se sont organisés en guérillas au nord de la Thaïlande et de la Birmanie. C’est le point de départ du célèbre triangle d’or, la zone de production d’opium la plus célèbre, même si le premier rang en quantité produite est actuellement tenu par l’Afghanistan malgré la présence occidentale. Ces triades ont pu prospérer dans toute l’Asie du Sud est, en s’appuyant sur la diaspora chinoise a qui elles pouvaient garantir, en contrepartie d’une coûteuse extorsion, une certaine protection de ces populations souvent victimes, en Malaisie comme en Indonésie de pogroms. L’auteur de cet article dresse également un historique de la piraterie en Asie du Sud Est.

On espérait dans ce numéro trouver la signature de Pierre-Arnaud Chouvy et l’on n’est pas déçu. Géographe attaché au CNRS, il est le producteur d’un site qui fait référence par la qualité de ses informations (geopium.org). Dans l’article "Trafic de drogue : les routes de l’héroïne entre l’Asie et l’Europe" (page 63). Pierre-Arnaud Chouvy présente les circuits traditionnels terrestres et difficiles et les nouveaux, qui empruntent les voies de la mondialisation, transitant indifféremment par les voies terrestres et maritimes. Les volumes transportés vont croissant, ce qui est satisfaisant du point de vue des prises, de plus en plus importantes, mais assez désespérant si on estime les réussites des services de douanes et de police, à 20 % des volumes effectivement transportés.

Dans "Corruption internationale activité prospère, lutte imparfaite" (Page 70) Julien Colt et Marina Yungpage responsables de l’organisation Transparency international évoquent les responsabilités des grands États, dont les entreprises sont les adjudicataires des grands contrats internationaux, dans ce phénomène. Toutefois, on aurait aimé lire dans ces pages, quelques éléments sur les conséquences de cette corruption, en terme de mal gouvernance, les liens troubles entre les chefs d’États des pays du Sud qui sont les bénéficiaires privilégiés de cette corruption et les responsables politiques des grands pays du nord. La Françafrique est en effet un terrain privilégié de cette corruption. Il a été estimé que sur 100 dollars d’investissements le tiers de ce montant était distribué en pots de vins.

Malgré cet intitulé austère, "Les normes et dispositifs internationaux et européens de lutte contre la criminalité organisée" Antoine Mégie signe ici l’article le plus complet de ce numéro. La présentation des instruments mis en place par les États européens contre la criminalité transnationale organisée, est en effet très précise, et permet d’espérer que ces organisations criminelles pourront voir leur capacité de nuisance réduite. On insistera tout particulièrement sur les liens que les États cherchent à briser entre réseaux terroristes et criminalité organisée. Contrairement aux organisations terroristes qui souhaitent à un moment donné le plus grand retentissement possible à leurs actions, les associations criminelles souhaitent la plus grande discrétion possible. Les nouvelles technologies renforcées par les effets de la mondialisation les y aident grandement. Cela est d’autant plus vrai que dans les méthodes d’organisation les entreprises maffieuses se sont très largement inspirées des groupes terroristes les plus décentralisés comme Al Qaeda. Le modèle de ce groupe qui s’est illustré par les attaques du 11 septembre 2001 sur le territoire des États Unis est le réseau internet, cette toile interconnectée, avec ses groupes locaux, dépendant pour son inspiration idéologique d’un centre mais disposant d’une grande autonomie en matière d’action. Mais les deux entités, réseaux terroristes et organisations maffieuses doivent se doter d’instruments de blanchiment, les points les plus vulnérables de leurs actions. C’est à ce niveau là que la coopération internationale est la plus en mesure de peser, d’autant plus que les États du G 20 semblent avoir pris la mesure de la dangerosité de laisser se développer, via les paradis fiscaux, des zones grises de ce type.

Ce numéro est enrichi d’encadrés avec les contributions de Philippe Chassagne et Kolë Gjeloshaj (p. 81), Éric Frécon (p. 28), Marie-Esther Lacuisse (p. 61), Grégory Lecomte (p. 18), Frédéric Legay (p. 37), Jean-Luc Marret (p. 13), Gaidz Minassian (p. 49) et Anna Rochacka-Cherner (p. 68), qui permettent au lecteur de ce numéro que nous recommandons absolument de disposer d’un véritable outil de référence sur cette face noire de la mondialisation.

Parmi les bémols que l’on pourrait trouver à propos de ce numéro, il y aurait l’absence totale du trafic de cigarettes, un phénomène pourtant préoccupant lié à la politique de santé publique des États qui vise à dissuader les fumeurs de s’adonner à leur vice par un cout élevé. Cette politique ne semble pas, au moins en France porter ses fruits, mais par contre, elle favorise la constitution d’une petite délinquance, les revendeurs à sauvette, en lien avec une grande délinquance, celle des grands réseaux de trafiquants. Ces derniers situés en Macédoine et e Albanie sont suréquipés de vedettes rapides, capables de distancer les navires de la guardia di finanza italienne, pour déposer des cargaisons, encombrantes il est vrai, sur les plages des Pouilles. Ces cartons de cigarettes viennent ensuite alimenter les réseaux en Italie et dans le Sud-Est de la France. Dans le Sud Ouest, on retrouve aussi ces tabacs hors-taxe qui viennent de Gibraltar. L’enclave Britannique bénéficiant d’une franchise fiscale, tout comme Andorre.

Dans cette lutte permanente que mènent les États contre les organisations criminelles, ce sont ces dernières qui semblent mener la course en tête. Les limites des souverainetés, les intérêts des acteurs internationaux, l’absence d’une gouvernance mondiale, ont empêché, jusqu’à présent, que des actions globales et d’envergure soient menées contre les mafias. La mondialisation est devenue pour l’instant leur refuge ; elle pourrait, par l’approfondissement des échanges et des liens entre les polices et les services de contrôle économique au niveau planétaire, signer leur arrêt de mort, dès lors que le modèle démocratique se serait imposé sans partage.

A lire aussi

. Un premier bilan de l’indépendance du Kosovo Renaud Dorlhiac (page 85)
. La politique migratoire de l’Union européenne Emmanuelle Néraudau (page 93)
. Singapour : une cité globale en quête d’avenir Sophie Boisseau du Rocher (page 101)

Copyright Modica-décembre 2009


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