Que se passe-t-il lorsqu’un petit village berbère du Haut Atlas marocain voit les grimpeurs des pays du Nord ouvrir à ses portes un nouveau "spot" ? Quels sont les effets sur le territoire et les relations sociales ? Géographe et pratiquant l’escalade, A. Mouthon présente ici des éléments de réponse autour de dix photographies.
AU royaume du tourisme de masse, il est un petit village berbère du Haut Atlas marocain qui aimerait bien en profiter. Le passage et l’accueil des étrangers à une fréquence régulière et saisonnière est chose nouvelle. Les structures traditionnelles de l’espace et de la vie collective ne sont pas encore complètement bouleversées, mais elles sont en transition.
Le village de Taghia se trouve au Nord des très touristiques vallées berbères du Dadès et des Roses. Se rendre au village depuis Marrakech prend un jour. Il faut quitter la ville en direction de l’Est et après quelques heures de route un transfert est nécessaire à bord d’un fourgon qui sert de "bus local" dans lequel on avale lentement la piste qui s’élève dans les cols de l’Atlas et s’arrête à Zaouia Ahnesal. De là c’est à pied et à dos de mules que l’on remonte les gorges qui mènent au cirque enveloppé par la nuit.
Ce sont les grimpeurs alpinistes qui ouvrent le cirque de Taghia et ses profonds canyons aux voyageurs européens en quête de falaises vierges et reculées à vaincre, dans les années 1970. Trente ans plus tard, la démocratisation de l’escalade aidant, Taghia est devenu un spot prisé par ce public ciblé. La pratique de l’escalade y est élitiste.
Depuis cinq ans, la fréquentation ne cesse de croître. C’est donc une population très spécifique que les habitants reçoivent. Des drôles de bonshommes harnachés de ferrailles, de sangles et de cordes qui passent leurs journées à la verticale.
Il semblerait qu’un changement soit en cours. De plus en plus de randonnées organisées arrivent au cirque. Le ministère du tourisme marocain est venu donner à Saïd son agrément « gîte ». Il est localisé à la sortie du village, en direction des sources, en face de l’école dont le toit multicolore a été construit par un couple d’américain. Trois ou quatre boutiques de produits de première nécessité existent au village pour les 400 à 500 habitants. Le reste de l’espace est dédié aux activités agro-pastorales traditionnelles des sociétés berbères du Haut Atlas. Certes les déchets plastiques attestent de l’époque, tout comme les antennes paraboliques des toits de terre. De petites centrales hydroélectriques ont été aménagées dans le réseau d’irrigation des jardins au moyen de dynamos. Associées à quelques panneaux photovoltaïques, elles fournissent l’électricité nécessaire à la nuit. Le jour, elle est coupée pour ne pas user le système. On trouve un téléphone par onde hertzienne pour le village chez Saïd.
Les retombées économiques engendrées par la pratique de l’escalade sont pour le moment réduites à l’hébergement, à la vente de coca-cola et aux muletiers qui se chargent du matériel. On voit apparaître de plus en plus « d’accompagnateurs de moyenne montagne » locaux attirés par les perspectives qu’un récent diplôme national structure. Lorsque l’on demande aux jeunes leurs envies d’avenir, beaucoup répondent "ouvrir un gîte comme Saïd" et "être guide comme Mohamed". Un étudiant en biologie à l’université de Marrakech, de retour au village pour les vacances affirme vouloir arrêter ses études pour construire son « gîte » sur un terrain familial. C’est que Saïd est riche, maintenant.
Depuis ce soudain engouement, des officiels de l’administration du développement régional arrivent eux aussi en reconnaissance à Taghia avec des promoteurs immobiliers de Todra (les gorges de Todra) où le passage de la route goudronnée a transformé l’ancien paradis sauvage de l’escalade en usine à touristes.
C’est qu’ici aussi, le goudron avance. La piste Azilal-Zaouia Ahnesal devrait être entièrement goudronnée et une ligne à haute tension fait le même chemin. Certes on rejoindra encore Taghia par quelques heures de marche sur les chemins des muletiers et la migration pendulaire du lundi, jour de souk à Zaouia, perdurera. Avec la route, les projets se multiplient, tout comme les enjeux et les rivalités au sein du village. Un tenancier de gîte de Zaouia a déjà l’autorisation pour en construire un nouveau à Taghia et il ne manque pas une occasion pour critiquer ses futurs concurrents.
Au sein de la population, les opinions sont partagées. Le développement touristique ne profite pas à tout le monde, loin s’en faut, et des jalousies et des inimitiés sont en train de naître. Les écarts de richesse se creusent vite dans une économie locale d’autosuffisance agropastorale. L’apport monétaire de ce marché naissant est considérable en regard de la circulation traditionnelle de liquidités.
La plupart des villageois s’adonnent à l’élevage et à l’entretien des champs d’orges et des jardins maraîchers. Les bergers emmènent chèvres et moutons, par-delà les canyons, poursuivre les pâturages jusqu’aux hauts plateaux vers 2800-3000 mètres où ils passent souvent l’été, nomades. Ces hommes et ces jeunes garçons construisent, un peu partout dans les pentes escarpées des montagnes, des chemins berbères, amoncellement de troncs et de pierres enchâssées en un équilibre parfait et qui permettent de s’élever ou de redescendre là où la topographie ne le permettrait pas. Dans cet environnement minéral, les mules sont essentielles au transport et au battage de l’orge, aidées de quelques vaches élevées pour être vendues. La surface agricole utile est aménagée en terrasse et irriguée par des bises qui courent depuis les nombreuses sources. Pommes de terre, carottes, fruits (pommes, abricots, figues, etc.), noyers, aromates, etc. suivent le cours de la rivière. Le genévrier, partout présent, sert à la construction et comme combustible.
L’hiver est rude et enneigé à Taghia et les habitations sont très mal isolées. Les habitants ont froid. Comme ailleurs dans le monde berbère, les maisons sont élevées en agençant, au jugé et avec de la terre, des pierres prélevées à la montagne, rarement scellées avec du béton. Ce peuple possède l’art de la pierre dans cet univers de rocaille, une main et un pied agiles.
D’après certains habitants, le roi Mohammed VI semble plus attentif aux peuples berbères que son père Hassan II. Néanmoins, la volonté politique d’arabisation des populations de l’Atlas reste un objectif de l’école. Les instituteurs (-trices) qui se succèdent à Taghia sont toujours de jeunes arabes urbains mutés dès leur début de carrière et ne parlant pas le berbère. L’intégration est difficile. Pour les enfants du village qui poursuivent une scolarité au collège et au lycée à Azilal, la ville carrefour de l’Atlas marocain, Taghia est devenu leur lieu de vacances obligé. Ils rapportent avec eux un peu d’urbanité et pour beaucoup s’ennuient dans cet environnement aux tâches paysannes. Pour certains, encore minoritaires semble-t-il, le désoeuvrement guette. Souvent invoquée comme un creuset pour l’extrémisme religieux et les trafics en tout genre, la caricature ne s’applique pas pour le moment à la jeunesse de Taghia. Les pratiques religieuses sont raisonnées à la petite mosquée. Aucun signe ostentatoire ne marque les comportements, les espaces ou les apparences.
Les rapports entre les étrangers et les villageois sont très amicaux et cordiaux, pas de sollicitations particulières. Elles deviennent plus insistantes au fur et à mesure que l’on descend la vallée jusqu’à la route.
L’avenir de Taghia se joue là, à la jonction du goudron et de la piste, dans cet espace d’interface, dans cette transition.
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