Géopolitique de Madagascar. Les élections du 20 décembre 2013 sont l’occasion de se pencher sur cette île de l’Océan indien. Voici une société crispée, avec un rapport litigieux à la terre , un passé marqué par des conflits et un hiatus ville-campagne qui ne cesse de s’accentuer.
COMMENT replacer dans la longue durée l’élection présidentielle attendue à Madagascar depuis cinq ans, dont le second tour se déroule le 20 décembre 2013 ?
Depuis 2009, le bilan est accablant.
Le 20 décembre 2013 doit se dérouler à Madagascar le second tour d’une élection présidentielle attendue depuis près de cinq ans. En mars 2009, le président en exercice Marc Ravalomanana fut chassé du pouvoir par l’actuel homme fort du pays, Andry Rajoelina. Organisée sous pression internationale par une haute autorité de transition (HAT), qui a administré Madagascar en définitive plus longtemps qu’un mandat présidentiel légal (quatre ans), cette élection doit marquer la fin d’une « transition » installée dans la durée. Ce vocable de Transition désigne d’ailleurs tout autant le pouvoir qui administre le pays que la période en elle-même. De l’avis de tous les analystes, le bilan de cette période est accablant. Nombre d’articles de la presse européenne, fondés sur des enquêtes de terrain souvent fouillées, en font état depuis deux ans [1]. La situation se détériore dans la plupart des domaines : échanges extérieurs, économie, attraction des investissements étrangers, sécurité des citoyens et des voyageurs, niveau de vie.
Pour autant, le pays a toujours été mal classé au niveau international, relégué dans les fonds de classement, qu’il s’agisse du développement humain, de l’indice de transparence des affaires ou des indicateurs macro-économiques. Marge du monde, à la fois géographique et économique, Madagascar n’a jamais réussi à enclencher une dynamique vertueuse d’essor économique et social, contrairement à nombre de pays naguère relevant du Tiers monde, et même contrairement à nombre de pays d’Afrique voisins dans lesquels le sort de la population s’améliore sensiblement au fil des années. Au début des années 1960, le revenu par habitant de Madagascar était supérieur à celui de la Corée du Sud. Si l’on met à part les pays affectés par des guerres ou dirigés par des autocrates menant des politiques hasardeuses aux conséquences néfastes, tels la République démocratique du Congo ou le Zimbabwe, des pays ayant connu des drames dans les années 1990 voient aujourd’hui leur situation s’améliorer nettement, comme le Rwanda ou le Mozambique. Même les années 2000, durant lesquels Madagascar avait connu une amélioration économique et sociale sous les mandats de Marc Ravalomanana de 2002 à 2009, apparaissent a posteriori comme une simple parenthèse. La détérioration depuis 2009 ne s’inscrit-elle alors pas dans une histoire beaucoup plus longue ?
En ce qui concerne les affaires intérieures du pays, on assiste avant tout à une déliquescence de l’Etat, à un recul de son contrôle du territoire - pourtant déjà bien médiocre auparavant - et à une montée de la criminalité sous toutes ses formes. Les richesses marchandes du territoire ont pu être exploitées et vendues à l’étranger en toute impunité, défrayant souvent la chronique : trafic du « bois de rose » (une variété de palissandre en réalité) dans lequel serait impliqué du personnel politique de premier rang, de pierres précieuses, d’animaux protégés ou de végétaux rares, comme les tortues ou les plantes médicinales. Un net processus d’informalisation de l’économie est ainsi à l’œuvre dans tous les secteurs. Il procède à la fois de l’essor des activités échappant à tout contrôle étatique et de la fermeture de nombre d’entreprises œuvrant dans le secteur formel, ce qui contraint leurs salariés à chercher à gagner leur vie dans le secteur informel. Enfin, ces dernières années, la diffusion des attaques violentes contre les personnes s’est étendue dans les zones de concentration de la richesse, telles la capitale Antananarivo ou les espaces touristiques. Le monde rural subit également la terreur exercée par les voleurs de zébus, les dahalo, qui contrôlent des régions entières et rançonnent les villageois.
Banditisme rural et lynchages dans l’espace public sont fréquents
Ce banditisme rural, ancien, est en pleine recrudescence. Par ailleurs, plusieurs ressortissants étrangers installés dans le pays, en particulier français, ont été tués pour des motifs vénaux voire lynchés. En octobre 2013, l’épisode de la mise à mort par une foule en folie de trois hommes, un Malgache, un Français et un Italien sur l’île touristique de Nosy Be au nord-ouest du pays a constitué une sorte d’acmé de cette déliquescence de l’Etat. En effet, à Madagascar, les lynchages dans l’espace public sont fréquents. Ils touchent le plus souvent des voleurs à la tire ou des personnes impliquées dans la mort d’un enfant, même accidentelle. Le lynchage constitue ainsi une réponse de la population face à une impuissance ou à une passivité supposées de la force publique. Elle considère que celle-ci ne la protège pas des criminels et se sent abandonnée. Cette impuissance est dans ce cas confirmée par le fait que la gendarmerie locale n’a pas jugé bon de protéger ces hommes, ou n’a pas pu le faire, alors qu’il était pourtant évident que leur vie était menacée du fait qu’ils étaient désignés comme trafiquants d’organes et meurtriers d’enfant.
Même si, sous la haute autorité de transition, certains projets miniers ont été menés à bien ou si la presse bruisse de nouveau de rumeurs de reprise de l’exploration pétrolière [2], il ne s’agit que d’une économie d’enclave, qui ne bénéficie qu’à des territoires fort restreints. Ainsi, la mine de nickel d’Ambatovy, l’une des plus importantes du monde, est entrée en service en 2012, mais son impact reste très local. Les autres perspectives de développement minier évoquées publiquement ne sont pour l’heure pas concrétisées (mine de fer exploitée par une entreprise chinoise par exemple). Et après tout,le cas de la République démocratique du Congo montre que l’activité extractive n’a pas besoin d’un Etat fort qui contrôle le territoire national pour prospérer.
Une marginalisation accrue dans les échanges internationaux.
Dans ses relations avec le reste du monde, Madagascar a également beaucoup perdu depuis 2009. Le pays a été mis à l’écart de la plupart des instances politiques auxquelles il participait, en raison du caractère non constitutionnel de la destitution de Marc Ravalomanana et de l’instauration de la HAT. Ainsi, jusqu’à l’organisation d’élections, Madagascar est suspendu de l’Union africaine et de la SADC (Southern African Development Community), deux organisations régionales de première importance pour un pays de la région. Les pays riches et la Banque mondiale ont stoppé leurs programmes d’aide, grevant fortement les recettes de l’Etat puisque environ la moitié du budget en provenait. Enfin, l’industrie textile a été très affectée par la décision des Etats-Unis d’exclure en décembre 2009 le pays de l’accord AGOA (African Growth and Opportunity Act) qui permet à nombre de pays africains d’exporter sans droits de douane dans ce pays. Le textile, produit sous un régime de zone franche, en a été fortement affecté et des dizaines de milliers d’emplois ont été détruits dans la capitale et dans la ville d’Antsirabe. Les conséquences du changement politique à Madagascar ont donc été très négatives, y compris dans le domaine économique. Le pays connaît de ce fait une marginalisation accrue dans les échanges internationaux.
Cependant, au-delà de ces considérations conjoncturelles, il est possible d’inscrire la situation qui prévaut depuis 2009 dans une analyse plus structurelle. En effet, les analystes du pays soulignent la récurrence des crises politiques depuis l’indépendance [3], ce qui traduit en quelque sorte une pérennité de l’instabilité. En particulier, le terme de « transition » a déjà utilisé à plusieurs reprises dans l’histoire malgache depuis l’indépendance en 1960, lors de périodes troublées où l’attribution du pouvoir était incertaine. Ce fut notamment le cas en 1975 et en 1991. Cette instabilité récurrente est de basse intensité, peu spectaculaire, c’est-à-dire avec très peu de morts, une concentration des contestations dans la capitale et un recours sporadique à la violence politique. Les phases de stabilité et de prospérité relatives ne constitueraient-elles alors pas des parenthèses et non un état considéré comme normal ?
Dans le temps long, Madagascar subit ou a subi sur son territoire des conflits provoqués par des acteurs exogènes. A la suite d’une guerre de conquête en 1895, le pays, organisé par une monarchie centrale ancienne et puissante, a été réduit au statut de colonie par la France. En 1947, des révoltes paysannes, conjuguées à des mouvements nationalistes en ville, furent réprimées avec une grande violence, laissant dans certaines régions un traumatisme local profond et pérenne.
Le foncier est un objet majeur de conflit, entre villageois, citadins, administration...
Bien plus récemment, en 2008, des entreprises étrangères sud-coréennes (Daewoo) et indiennes ont annoncé leur intention d’obtenir le droit de produire sur des terres malgaches des denrées agricoles pour les exporter, et ce alors qu’une partie importante des Malgaches souffre de sous-alimentation. Ces annonces ont suscité des réactions virulentes, qui ont conduit indirectement à la chute du pouvoir en place en 2009. La principale cause du mécontentement était liée à la très forte dimension identitaire de la terre. Le foncier est, en effet, un objet majeur de conflit, entre villageois, citadins, administration et, parfois, anciens colons. Les litiges sont innombrables, et mêlent des enjeux contradictoires de propriété, de pouvoir, de pratiques culturales et pastorales et de représentations culturelles (une terre libre n’est pas forcément une terre disponible). Le recours répandu au feu de brousse constitue un autre moyen de pression politique et une modalité d’expression spatiale des conflits.
En outre, la société malgache est traversée de nombreuses crispations et blocages qui pénalisent l’essor économique et la stabilité politique. Il existe des clivages sociaux très forts qui s’apparentent à des castes, les inégalités socio-spatiales sont très fortes, l’héritage de la colonisation demeure prégnant dans le monde des affaires dominé par des minorités favorisées par la métropole française (Indiens et Chinois) tandis que l’entreprenariat demeure peu prisé des élites merina.
Dans le domaine politique, le rôle de la capitale est réaffirmé à chaque crise : manifestations populaires, plus ou moins organisées par des dirigeants, qui conduisent à la chute du pouvoir (1972, 1991, 2002, 2009), résultats électoraux singularisant souvent la métropole, instrumentalisation de différences ethniques. La ville, qu’il s’agisse de la capitale ou de villes de province, est également le lieu où s’exprime l’hostilité latente envers les étrangers : massacre de centaines de Comoriens en 1976 à Majunga, récurrentes « OPK » (Opérations Karana, contre les Indo-Pakistanais installés de longue date dans le pays), qui visent les commerçants et hommes d’affaires en position économique dominante. Enfin, en 2009, les magasins et centres commerciaux emblématiques d’une consommation d’origine étrangère souvent inaccessible ont été pillés et incendiés, pour la première fois à Madagascar. Dans ce pays dans lequel près de trois habitants sur quatre vivent encore dans le monde rural et dans une situation de pauvreté très prononcée, on saisit mieux que l’Etat est une entité lointaine sur laquelle la très grande majorité des Malgaches a le sentiment de ne pas avoir de prise.
Ainsi, les motifs d’instabilité politique sont en fait permanents : une société crispée, un rapport à la terre litigieux, un passé marqué par des conflits, un hiatus ville-campagne qui ne cesse de s’accentuer.
Une forte fragmentation territoriale.
La situation depuis 2009 ne serait donc pas conjoncturelle mais bien structurelle, tant est grande la difficulté à mettre en place un Etat qui soit accepté et qui contrôle les territoires, quelles que soient les échelles. L’analyse géographique permet de mettre en évidence une forte fragmentation territoriale. Aux échelles locale et régionale, de multiples acteurs se satisfont fort bien de l’incurie de l’Etat, voire prospèrent en raison de celle-ci (collecteurs, transporteurs, hommes d’affaires aux positions locales fortes, élus locaux, etc.). Aussi, même si une régularisation institutionnelle ne pourra être que bénéfique, il ne faut pas trop attendre de l’élection présidentielle du 20 décembre 2013, pourtant tant attendue. La situation pourra peut-être s’améliorer, mais rien n’indique que les conditions pour un changement du rapport entre les gouvernants et les gouvernés soient réunies. Il n’est également pas impensable qu’une nouvelle « transition » soit mise en place en raison d’une contestation des résultats par l’un des deux principaux candidats, l’un, Jean-Louis Robinson, étant proche du président déchu Marc Ravalomanana et l’autre, Hery Rajaonarimampianina, étant soutenu par le président de la HAT, Andry Rajoelina.
La guerre civile parfois annoncée n’a jamais eu lieu. Du fait de sa situation géographique insulaire, un Etat si faible et qui contrôle aussi mal son territoire n’a jamais fait l’objet d’invasions ou d’incursions hostiles de la part de voisins. Mais jamais non plus Madagascar n’a eu la chance de voir parvenir au pouvoir des élites politiques soucieuses du bien commun, du développement équitable de l’ensemble du territoire et de l’épanouissement de relations paisibles et constructives avec ses voisins.
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Bonus
[1] Le Monde diplomatique, « Les fantômes de Madagascar », mars 2012, Thomas Deltombe ; Jeune Afrique, « Silence, on coule », 16 juillet 2013, Grégoire Pourtier ; RFI, « Madagascar, une économie en perdition », 21 octobre 2013, Jean-Pierre Boris ; Le temps, « Une société à bout de souffle », 9 juin 2011, Yves Pétignat.
[2] ExxonMobil a annoncé en octobre 2013 la reprise de ses activités d’exploration pétrolière interrompues depuis 2009.
[3] Voir l’article de Jean-Bernard Véron dans Afrique contemporaine, « L’Afrique post-indépendance, 50 ans de crise ? L’exemple de Madagascar », n° 235, 2010/3.
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