Présentation d’un classique de géopolitique : Michel Foucher, L’Europe et l’avenir du monde, Ed. Odile Jacob, 2009.
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« CET ESSAI VEUT rétablir le lien vital entre le passé et l’avenir de nous autres, pauvres européens si inquiets de l’avenir, et de ce que nous réserve ce monde qui a l’inconvénient d’être, alors que tant de grandes choses ont été accomplies sur notre continent depuis vingt ans qui devraient nous inspirer confiance et certitudes (à condition de nous en souvenir) [1] ». Voilà, in fine, l’objectif visé par L’Europe et l’avenir du monde de Michel Foucher. Agrégé de géographie, il fut conseiller en charge des affaires politico-stratégiques auprès du Ministère des Affaires Étrangères entre 1998 et 2002. Ambassadeur de France en Lettonie de 2002 à 2006, il convoque ici son expérience de diplomate afin de faire le point sur le projet européen.
Trois axes structurent son propos : le processus de formation de l’Union européenne et des Européens ; les rapports à adopter avec les voisins d’aujourd’hui et les potentiels Etats-membres de demain ; le rapport que l’Union européenne peut et doit adopter à l’égard du reste du monde.
Initiée dans le contexte de la Guerre froide, la construction européenne a pour ambition première de réunir les régimes démocratiques européens adeptes de l’économie de marché. Sur cette base, et entre 1957 et 1992, se développe ce que Michel Foucher appelle l’ « européanisation », soit la prise de conscience du caractère essentiellement politique du projet européen. Au-delà de cette communion économique puis politique, Michel Foucher ne perd pas de vue la question des intérêts nationaux. Ainsi l’Irlande qui peut dépasser un dialogue étroit avec le Royaume-Uni, les régimes méditerranéens qui ont trouvé un moyen d’affirmer leur récente démocratisation (Espagne, Grèce, Portugal) ou encore la France qui cherchait un moyen de contrer l’influence des Etats-Unis. Et pourtant, cette construction qui mêle aussi bien réalisme qu’idéalisme se heurte à un déficit d’identité. Ses ressortissants ne voient en l’intégration de nouveaux membres qu’une source de contrariété : délocalisations, immigration, blocage des institutions... Les Européens de l’ancien bloc soviétique, convaincus des bénéfices de l’Union à hauteur de 63% contre 49% des quinze premiers Etats [2] font figure d’exception.
La majorité des Européens ne se sent donc pas européenne. Ce constat, Michel Foucher le met en perspective avec le regard admiratif que portent certaines puissances étrangères. La Chine par exemple où, à l’Institut des affaires étrangères du peuple chinois de Pékin, l’UE est décrite comme « une force majeure dans le système international de pouvoir, une communauté de sécurité et de prospérité, une union animée par le soft power (paix, maturité des institutions, attention aux enjeux globaux), un partenaire commercial de premier plan et un acteur stratégique facilitant l’évolution vers un ordre mondial « multipolaire et multiple ». Bref un ensemble culturel et politique, aux institutions stables et matures, au marché intérieur intégré avec lequel la Chine peut travailler, malgré une posture européenne jugée idéologiquement agressive » [3] (droits de l’Homme et Tibet). L’UE y est vue comme une réussite (monnaie unique, coopération régionale très avancée, réussite d’un élargissement constant malgré la diversité linguistique et culturelle). Elle est de fait « la seule civilisation qu’elle reconnaisse comme comparable à la sienne [4] ». L’Inde également y voit un modèle pour s’inspirer de la construction de son espace national, pas encore complètement unifié sous certains aspects. Sans multiplier les exemples à l’envi, Michel Foucher se préoccupe non pas tant de l’image qui est renvoyée que de l’identité qui doit se construire. Il appelle ainsi de ses vœux l’émergence d’un Président du Conseil européen stable [5]. Le but recherché est ici d’incarner l’Europe en son sein vu que « toute communauté a besoin d’une référence totémique et de mise en scène [6] ».
Cet effort est d’autant plus nécessaire que l’UE perçoit ses valeurs non comme les siennes propres mais comme appartenant à l’Occident (attachement fort et affiché à la démocratie et aux droits de l’Homme notamment). Le livre d’Edouard Balladur Pour une union occidentale entre l’Europe et les Etats-Unis [7] en est une illustration. Par ailleurs, ce sentiment est renforcé outre-Atlantique par le fait que les Etats-Unis relèvent plusieurs analogies sémantiques dans la construction européenne : « une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens » (préambule du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne, alinéa 1), contre « Nous, le peuple, en vue de former une union plus parfaite » (Préambule de la Constitution américaine) ; le terme d’Union, adopté en 1992 à la place de communauté, ou encore l’usage de la Convention pour moderniser les institutions européennes (notamment lors du projet de traité de 2005, qui peut renvoyer à la Convention de Philadelphie de 1787 afin d’établir une constitution).
L’Union européenne ayant encore un statut indéfini, la question de ses frontières se pose nécessairement. Certes, la Commission européenne, lors du Conseil européen de 2007, a défini le terme d’Etat européen à l’aide d’éléments géographiques, historiques et culturels, précisant qu’il se redéfinit par chaque génération successive. Selon Michel Foucher, l’UE aura les limites qu’elle se donnera en fonction de la façon dont ses citoyens se la représentent : une communauté de valeur dans un marché libre ou bien un ensemble fondamentalement politique ? Loin de donner une réponse tranchée, l’auteur projette ces interrogations sur deux grands voisins de l’UE, la Russie et la Turquie, avant d’en livrer son analyse.
En ce qui concerne la Turquie, plusieurs forces politiques européennes sont à l’œuvre. Les démocrates-chrétiens s’opposent à son intégration sur la base de valeurs culturelles ; les sociaux-démocrates veulent récompenser la laïcité et encourager le modèle turc dans le monde musulman. Cette dernière approche rend Michel Foucher circonspect, considérant que les pays arabes ne voient en la Turquie qu’un héritier de l’Empire Ottoman et non pas une référence. De plus, intégrer la Turquie réglerait définitivement la question de l’Europe fédérale : avec une population estimée à 87 millions en 2025, la Turquie serait difficilement absorbable par des institutions qui possèdent un fonctionnement loin d’être optimal. Si l’argument juridique (trop grande différence des systèmes légaux de l’Union et de la Turquie) ainsi que culturel ne semble pas convaincre Michel Foucher, il en arrive très vite à l’établissement d’un ensemble d’obstacles empêchant la Turquie d’intégrer à court terme l’Union, parmi lesquels le manque de transparence du pouvoir politique turc ainsi que des activités économiques. Pour autant, rappelant sa distinction entre limite et borne, Michel Foucher évoque sa préférence pour la première : « Même située en dehors du plan institutionnel formel, la Turquie sera toujours là, dans le voisinage et comme acteur dans les régions importantes pour elle. Raisonner en termes de bornage est tout simplement irréaliste et contraire à l’intérêt européen. Nul besoin donc de tenir des propos humiliants à son encontre [8] ».
Quant à la Russie, admise au Conseil de l’Europe en 1996 dans l’espoir d’encourager les progrès démocratiques engrangés par Boris Eltsine [9], dans la lignée de Gorbatchev et de sa « maison commune européenne [10] ». Pour autant, la Fédération de Russie ne revendique pas sa candidature, à la fois du fait des critères d’adhésion, du partage des compétences mais également de son immense taille. Une fois cette question traitée, reste à savoir quel genre de partenariat est à établir avec la Russie. Or, sur ce point, la position des Etats-membres de l’Union européenne diverge complètement. Pour les Etats Baltes ainsi que la Pologne et la République Tchèque, la Russie est une menace que seule l’OTAN peut véritablement tenir à l’écart. D’un autre côté, l’Italie, la Grèce, l’Autriche et la Bulgarie ont des rapports plus courtois car plus intéressés, notamment en matière énergétique et financière. Enfin de nombreux Etats fondateurs entretiennent une collaboration économique, technologique et stratégique poussée avec la Fédération de Russie. L’UE a néanmoins prouvé qu’elle pouvait assurer une solidarité énergétique et ainsi faire bloc lors de la seconde guerre d’Ossétie du sud en 2008, ce qui fait espérer à Michel Foucher un rapprochement de position des Européens le moment venu.
Insatisfaite de son identité, indécise sur ses frontières, l’Union européenne semble mal partie pour s’imposer sur la scène internationale. Et pourtant, selon Michel Foucher, elle a toute ses chances.
Insatisfaite de son identité, indécise sur ses frontières, l’Union européenne semble mal partie pour s’imposer sur la scène internationale. Et pourtant, selon Michel Foucher, elle a toute ses chances. N’est-elle pas en effet le premier marché au monde ? Certes elle nécessite de profondes réformes et, à ce titre, plusieurs chantiers doivent d’ores et déjà retenir son attention. Ainsi, une politique comparable à celle de la politique agricole commune (PAC) apparaît inévitable pour les secteurs stratégiques, en particulier industriels. Sur le plan externe, une meilleure régulation est envisageable et applicable sur la politique de change, le déficit commercial américain, les défaillances des institutions de Bretton Woods...
Cependant, l’UE ne doit pas s’arrêter là et une politique d’influence plus large que la simple sphère économique est à développer : le climat, de l’Etat de droit ainsi que des droits de l’Homme en sont autant d’exemples. Son soft power doit se conjuguer avec une action sur le plan stratégique, insuffisant à l’heure actuelle. Un approfondissement de la politique européenne de sécurité commune (PESC) est donc nécessaire, encouragé par l’actualité de la crise russo-géorgienne où certains ont affirmé que l’ « Europe est passée de l’influence à la puissance [11] ».
Une autre approche doit être développée, différente de celle du cavalier seul qui prédomine aujourd’hui. Les anciennes puissances impériales doivent utiliser leurs liens historiques (la France avec l’Afrique, l’Espagne avec l’Amérique latine, l’Allemagne avec la Turquie, le Royaume-Uni avec l’Inde) pour mettre en commun leurs ressources. En Afrique, les Etats européens les plus engagés (Royaume-Uni, France, Allemagne, Italie, Belgique, Espagne, Portugal) devraient concevoir et engager avec certains Etats africains des programmes d’actions à long terme, faute de quoi ils perdraient définitivement la main face à des puissances émergentes qui investissent ce continent. Si pour l’Amérique latine et l’Asie du sud des partenariats stratégiques ont été lancés (Inde en 2004, Brésil en 2007, Mexique en 2008), le Moyen-Orient et l’Asie mineure et orientale restent, dans la lignée historique, faiblement investis : ceci est d’autant plus dommageable que de grands dossiers internationaux empêchent les Européens d’y avoir voix au chapitre : Corée du Nord, routes maritimes, Taïwan, relation Chine-Japon.
Aussi bien un plaidoyer pour une Union plus forte et plus sûre d’elle-même qu’un récit d’expériences diplomatiques, L’Europe et l’avenir du monde dessine un tour d’horizon des différentes problématiques qui concernent le vieux monde. Bien documenté, l’ouvrage lance de multiples pistes de réflexion et en explore certaines, avec un optimisme qui tranche dans l’air du temps : « Le monde, dit-on parfois, a besoin d’un nouveau rêve américain. N’est-il pas temps pour les Européens d’assumer leur histoire récente sans introspection permanente, de se convaincre de la validité de leur singularité et de leur modèle, bref de se penser par eux-mêmes et de dessiner une représentation lucide du monde qui leur soit propre [12] ? ».
Néanmoins, Michel Foucher annonce l’imminence d’une véritable Europe de la défense alors même que face à la Libye (2011), au Mali (2013) et à la Syrie (2011 - ) , l’UE s’est retrouvée incapable de se mobiliser de façon crédible. Dommage que la guerre russo-géorgienne (2008) apparaisse parfois comme le point de mire du livre, car il semble que l’essai, depuis, n’ait pas été transformé, du moins face à la Russie.
Copyright Novembre 2013-Satgé/Diploweb.com
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J. Vaïsse, « Barack Obama et sa politique étrangère (2008-2012) », Éd. O. Jacob
P. Moreau Defarges, « Introduction à la géopolitique »
R. Kagan, « La puissance et la faiblesse », Hachette Littératures, 2006
G. Chaliand, « Le nouvel art de la guerre », L’Archipel, 2008
Hubert Védrine, « Continuer l’Histoire », Flammarion, 2008
F. Bozo, "La politique étrangère de la France depuis 1945", Flammarion, 2012.
[1] Michel Foucher, L’Europe et l’avenir du monde, Odile Jacob, mai 2009, p.13.
[2] Sondage Eurobaromètre du 2 décembre 2009.
[3] Michel Foucher, L’Europe et l’avenir du monde, Odile Jacob, mai 2009, pp. 34-35.
[4] Ibid p. 36.
[5] NDLR : Le traité de Lisbonne monte progressivement en charge à compter du 1er décembre 2009.
[6] Ibid p.28.
[7] Ed. Fayard, 2007.
[8] Ibid p.72.
[9] NDLR : Un sénateur français nous confiait au milieu des années 1990 pour justifier son vote en faveur de l’admission de la Russie au Conseil de l’Europe : « Mieux vaut avoir la Russie dans le Conseil de l’Europe, nous pourrons plus aisément influencer son évolution. » Chacun peut constater depuis le début des années V. Poutine (2000 - ) combien cette approche s’avère un échec pitoyable. Le sénateur en question n’est plus en poste, mais la Russie de Poutine reste au Conseil de l’Europe. Voici le véritable "succès" de notre sénateur stratège.
[10] Discours prononcé au Conseil de l’Europe en juillet 1989.
[11] Jean-Pierre Jouyet, alors Secrétaire des affaires européennes du gouvernement français.
[12] Michel Foucher, L’Europe et l’avenir du monde, Odile Jacob, mai 2009, p. 17.
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