Les relations entre l’Union européenne élargie, l’Ukraine et la Russie

Par Pierre VERLUISE, Stefan WILKANOWICZ, le 1er novembre 2004  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Président de la Fondation pour la culture chrétienne Znak.
Entretien avec Pierre Verluise, directeur du Diploweb.com

A ceux qui voulaient faire croire que l’élargissement de l’Union européenne "ne changerait rien", ce document apporte un démenti. L’intégration de nouveaux Etats membres, forts d’une histoire et de projets géopolitiques ne peut qu’avoir des incidences directes et indirectes sur les ambitions de l’UE élargie, comme le démontre déjà la Politique européenne de voisinage (PEV). Intellectuel Polonais influent, S. Wilkanowicz explique ici pourquoi il plaide pour une intégration de l’Ukraine dans l’Union européenne et pour des relations plus réfléchies avec la Russie post-soviétique.

Pierre Verluise : Pourquoi militez-vous en faveur d’une plus grande attention de l’Union européenne au sort de l’Ukraine ?

Stefan Wilkanowicz : Il importe de comprendre l’importance de la place de l’Ukraine dans la nouvelle géopolitique de l’Europe. En effet, l’avenir du sous-continent dépend pour une part des relations entre l’Union européenne, l’Ukraine et la Russie. Comme me l’a confié le Professeur Mickailo Kirsenko (Académie de Mohila, à Kiev) : « L’indépendance de l’Ukraine est primordiale pour la raison suivante : si l’Ukraine réussit à rester indépendante, les Russes seront obligés de repenser leur identité. »

En effet, les Russes se greffent pour une part sur l’héritage ukrainien, tout en opprimant ce pays, via l’URSS ou aujourd’hui encore par des pressions économiques, des menaces et des séductions. Si l’Ukraine devient vraiment indépendante, elle bloquera la route de la mer Noire au Kremlin, ce qui obligerait les Russes à repenser leur identité impériale. Cela pourrait inciter la Russie à choisir non plus la confrontation mais la collaboration avec l’Union européenne et les Etats-Unis. La Russie doit choisir sa voie. D’où un paradoxe – en soutenant l’Ukraine nous travaillons pour le développement des bonnes relations entre l‘Union européenne et la Russie...

Une forme de synthèse entre l’Orient et l’Occident

L’ancienne culture ukrainienne est plus pluraliste que la culture russe. En fait, l’Ukraine est une forme de synthèse entre l’Orient et l’Occident. C’est pourquoi l’Ukraine est plus proche de l’UE que de la Russie sur le plan des libertés politiques. Outre l’apport polonais, l’Autriche y a aussi laissé une forme d’héritage démocratique. Résultat, les Ukrainiens de l’Ouest sont plus attachés à la liberté que les Russes.

P.V. Comment donnez-vous vie à votre approche ?

S. W. Notre Fondation œuvre pour le développement de relations entre la Pologne et l’Ukraine. Nous avons créé fin 2003 à la frontière polono ukrainienne un Institut appelé « Ponts vers l’Est », à Krasnik, près de Przemysl. C’est le fruit d’un soutien des Etats-Unis, notamment sur le plan financier.

Il faut reconnaître que nous vivons une crise de croissance à cause de ce projet qui repose davantage sur quelques hommes que sur de véritables structures. Nous manquons encore de forces pour développer notre Institut « Ponts vers l’Est ». Il est vrai que le soutien des Etats-Unis n’est pas pour l’heure complété par un effort de l’Union européenne. Si l’on prend le cas de la France, on constate d’ailleurs que l’activité de l’Institut français de Cracovie était plus importante à l’époque du communisme qu’aujourd’hui, notamment faute de crédits.

Il n’empêche que Znak entend tisser des liens entre l’Union européenne, la Pologne et l’Ukraine. Pour cela, nous mettons en œuvre les activités suivantes :

. Echanges d’informations, de réflexions et de projets sur les problèmes sociaux dans la zone transfrontalière.

. Rencontres des maires et des préfets de deux côtes de la frontière.

. Ateliers de formation des journalistes ukrainiens, polonais et slovaques.

. Organisation d’un colloque à Krasiczyn au sujet des droits de l’Homme en Ukraine, en Pologne et dans l’UE. Cela peut influencer positivement l’Ukraine.

P.V. Comment percevez la situation en Russie ?

S.W. La situation en Russie n’évolue pas dans le bon sens. On constate un régime de type dictatorial, porté sur l’impérialisme comme le montre l’écrasement des Tchétchènes dans une guerre de type colonial. Les esprits libres sont marginalisés, la presse indépendante en bonne partie éliminée. Le système économique se résume à un « capitalisme de nomenklatura », pour ne pas dire mafieux.

La situation nous semble également préoccupante en matière religieuse. L’intérêt pour l’orthodoxie amorcé au début de la période post-soviétique est en crise. Pourquoi ? Parce que le clergé orthodoxe reste insuffisant, autant en quantité qu’en qualité, souvent formé en quelques mois. Par ailleurs, la pastorale reste incompréhensible puisqu’elle demeure en slavon, une langue slave ancienne que la plupart des gens ne comprennent pas.

Enfin, les milieux oecuméniques sont à peine tolérés, rejetés sur les marges. Comment trouver des partenaires ? Il faut prendre aussi en considération une certaine « nationalisation » de l’Orthodoxie russe et de fréquentes attitudes anticatholiques (ou un faux oecuménisme « national » en Ukraine).

P.V. Quelles actions prônez-vous à l’égard de la Russie de V. Poutine ?

Z.W. Les Occidentaux doivent se garder des défauts suivants : flatter la Russie dans une politique à courte vue et/ou ignorer ce pays-continent. On ne peut pas à la fois flatter la Russie néo-soviétique et lui tourner le dos, ce serait suicidaire.

Penser le long terme

Il importe de penser à long terme et d’utiliser les ressorts du para politique. Nous prônons des actions suivies dans les domaines culturels, intellectuels, économiques et sociaux. Les festivals permettent de mettre en œuvre un dialogue des cultures. Il faut aussi développer des conférences sur l’avenir de l’Europe, d’une manière détachée des problèmes quotidiens, par exemple avec un homme comme Jacques Delors. Il importe de mettre sur pied des réunions à Paris, Varsovie, Kiev et pourquoi pas Moscou. Les hommes d’affaires ont aussi un rôle à jouer. Peu à peu, nous avons l’espoir de faire évoluer leur mentalité. Il faut travailler avec eux, dans un esprit de dialogue. Il nous faut une vraie « offensive de dialogue » !

P.V. Pour l’heure, comment expliquez-vous la popularité de V. Poutine en Russie ?

Z.W. Jamais la Russie n’a véritablement connu la démocratie. La période de B. Eltsine, un Président alcoolique, a été une catastrophe pour l’idée démocratique, malgré un vent de liberté pendant cette période.

Pendant ces années, la nomenklatura et les mafias se sont accaparées le bien public, à travers des privatisations applaudies par les démocraties occidentales. Comment l’idée démocratique ne serait-elle pas amoindrie ? Les Russes aiment les hommes forts, comme J. Staline et… V. Poutine. B. Elstine n’a pas été capable de décoloniser la Tchétchénie de manière mutuellement bénéfique, alors V. Poutine en a fait un tremplin politique, en promettant une politique de répression. Et il a été élu, puis réélu…

V. Poutine tire habilement parti de la peur du terrorisme et des ressentiments à l’encontre des oligarques. V. Poutine gagne en popularité parce qu’il donne l’impression de combattre les oligarques, mais il ne fait qu’avantager un ou des camp(s) contre d’autre(s).

Si la guerre de Tchétchénie dure encore...

Si la guerre de Tchétchénie dure encore, nous craignons que la haine de part et d’autre monte au-delà d’un seuil qui rendrait toute politique raisonnable impossible, à l’image du conflit israélo-palestinien. Un concurrent de V. Poutine pourrait cependant en tirer bénéfice à son tour, mais qui et pour quoi faire ? Faut-il envisager une révolte de l’armée russe contre le KGB-FSB dont V. Poutine est une émanation ? Les militaires vivent une grande frustration : leur départ d’Afghanistan, les guerres en Tchétchénie… Il y a des cartes à jouer.

P.V. Que répondez-vous à ceux qui soutiennent qu’il serait souhaitable d’intégrer la Russie à l’Union européenne ?

Z.W. Il importe, en effet, d’avoir des contacts réguliers afin de pouvoir élargir le champ de la réflexion, réfléchir à l’avenir des relations entre l’UE élargie et la Russie. Nous pensons qu’il faut approfondir le travail du Conseil Union européenne-Russie. Pour autant, ceux qui militent en faveur d’une intégration de la Russie à l’Union européenne sont de « super naïfs ». Compte tenu de la superficie de ce pays-continent – onze fuseaux horaires - son intégration à l’UE la disloquerait. Son poids démographique et ses méthodes politiques feraient éclater l’UE et son pluralisme chaotique.

Côté français, il faut se garder de vouloir copier le général de Gaulle quand on a ni sa légitimité historique ni son envergure. De Gaulle est mort depuis 1970 et le monde d’aujourd’hui n’a plus rien de commun avec ce qu’il a connu. Dès lors, il faut ouvrir les yeux, s’attacher à comprendre la nouvelle donne, repenser l’identité française et la place de la France dans les relations internationales, changer de langage. Il importe d’identifier une dizaine de thèmes pour jeter des ponts humains, tout en sachant que les Russes sont parfaitement entraînés à mentir. En l’occurrence, la naïveté est un crime. Pour autant, même lors d’un interrogatoire de police, un instant de dialogue survient parfois…

Tout est possible

Les relations de l’UE avec la Russie doivent viser le long terme, quelques décennies. Il faut poursuivre un cran plus loin l’œuvre de Jean-Paul II par rapport aux pays d’Europe centrale et orientale. L’Internet peut s’intégrer à cette approche au long cours. Pourquoi ne pas faire des congrès par Internet ? Le directeur de la fondation Adenauer à Moscou, un jeune orthodoxe russe, le fait déjà. L’Université catholique de Lyon organise de son côté des stages professionnels pour former les journalistes européens dans l’optique chrétienne. Le chemin sera long et difficile, mais il y a toujours des surprises dans l’histoire. Voici 20 ans, combien pariaient sur la chute du Rideau de fer ? Tout est possible. Les processus sociologiques se développent aujourd’hui de manière plus rapide qu’avant. Nous pouvons assister à des prises de conscience promptes.

Il me semble illusoire de prétendre faire des affaires en Russie sans se préoccuper de la culture de ce pays. Il faut connaître les idées et les coutumes, comprendre leurs sensibilités – et parfois savoir par quelle mafia se faire protéger...

Il faudrait coordonner les approches de la Russie mises en œuvre par les pays de l’UE, pour éviter que Moscou ne fasse monter les enchères. (NDLR : par exemple au sujet de Kaliningrad)

P.V. Comment comprenez-vous les relations effectives entre pays de l’UE ?

S.W. A ce jour, les membres de l’UE25 ne se connaissent pas suffisamment entre eux. Ils ne partagent pas l’empathie nécessaire à des relations constructives.

La crise de 2003 au sujet de l’intervention des Etats-Unis en Irak a été catastrophique pour les pays européens, affaiblissant les uns et les autres. Tout le monde porte une part de responsabilité dans l’impasse créée. Ceux qui soutenaient Washington n’ont pas cherché à comprendre ceux qui s’y opposaient. Ceux qui s’opposaient à G. Bush ont en réalité encouragé S. Hussein à poursuivre dans une impasse. Il aurait fallut être intelligent, jouer sur deux ou trois pianos à la fois mais dans le même sens.

Concernant les origines du terrorisme islamiste, il serait bon de rappeler aux opinions que les Soviétiques, en violant les frontières de l’Afghanistan en 1979, portent une part de responsabilité dans l’émergence de l’islamisme. De la même manière, il faut reconnaître que les Etats-Unis ont soutenu des résistants afghans islamistes pour combattre l’armée soviétique.

Plus globalement, la politique des Occidentaux au Proche et au Moyen-Orient reste médiocre, se résumant à pousser un diable contre un autre.

Concernant les relations entre la France et l’Allemagne, il faut rendre hommage au chancelier C. Adenauer et au général de Gaulle pour avoir dépassé les conflits meurtriers. Cependant, cette collaboration n’a peut-être pas été suffisamment approfondie, au-delà de l’économie et du politique. Avec le changement des générations, les vieux démons ressurgissent parfois. L’Allemagne réunifiée donne aujourd’hui l’impression d’avoir oublié ses remords à l’égard du nazisme, voire d’éprouver une nouvelle ambition de puissance.

P.V. Pourquoi de nombreux Polonais ont-ils souhaité la prise en compte de l’héritage du christianisme dans la Constitution de l’UE ?

S.W. Quelle est la place de l’homme aujourd’hui en Europe ? Nous observons une crise de l’homme. Celui-ci est aplati, déformé, incapable d’être solidaire. La consommation devient son principal objectif. Cet homme appauvri évolue vers le matérialisme et la concurrence permanente. Beaucoup ont perdu la faculté de contemplation de la beauté, de la nature et de la vérité. La concurrence a effacé la solidarité.

Il faut soigner le mal par le bien, tout comme le pape Jean-Paul II a invité les Polonais à le faire sous le régime communiste. La part de Jean-Paul II dans la chute du Rideau de fer a été de passer par la pastorale pour agir sur les mentalités des gens. Son premier pèlerinage en Pologne a fait l’effet d’un tremblement de terre.

Les immenses foules qui l’ont accueilli ont fait prendre conscience aux catholiques qu’ils n’étaient pas en minorité – contrairement à ce que leur répétait la propagande – mais formaient une large majorité.

L’Européen a trop souvent perdu le sens de la transcendance religieuse, la conviction que l’homme a une vocation spéciale. Une certaine foi en la bonté et en l’homme sont des héritages le plus souvent inconscients du christianisme. L’Europe a besoin d’un « pluralisme oecuménique » à la recherche d’une base de valeurs commune.

En prenant aussi en compte l’apport des autres religions (surtout du judaïsme et de l’islam) et en faisant notre propre examen de conscience...

Manuscrit clos le 24 mai 2004.

Copyright 24 mai 2004-wilkanowicz / www.diploweb.com


Plus à ce sujet : Pierre Verluise, 20 ans après la chute de Mur. L’Europe recomposée, Paris : Choiseul, 2009. Voir


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