Géopolitique de la Russie. Par l’historien Ilios Yannakakis, présentation du livre d’Hélène Blanc et Renata Lesnik : Les prédateurs du Kremlin (1917-2009), Paris : Seuil, 2009.
Hélène Blanc et Renata Lesnik qui ont disposé d’une impressionnante documentation ont jeté un regard lucide sur la réalité de la Russie. Leur ouvrage, qui porte un regard croisé sur Europe à 27 et Russie, est d’une brûlante actualité.
QUE SAIT-ON aujourd’hui de la Russie de Poutine et de Medvedev, d’une Russie qui s’est dégagée de la gangue du communisme soviétique depuis 1991 ? Les clichés, les idées reçues d’une Russie censée suivre le chemin de la démocratie ne brouillent-ils pas les objectifs véritables du régime post-soviétique tel qu’il a émergé entre les années 1990 et 2000. N’y-a-t- il pas une « continuité », un fil rouge invisible à l’œil nu, qu’est le KGB , même s’il porte aujourd’hui un autre sigle, celui de FSB ? Ce KGB-FSB ne constitue-t-il pas le pilier central sur lequel repose le post-communisme poutinien ? Tel le Phénix renaissant de ses cendres, le KGB qui a survécu à la dislocation de l’URSS et à la décomposition du parti communiste soviétique n’est-il pas toujours demeuré en action ? Telles sont les questions majeures auxquelles Hélène Blanc et Renata Lesnik tentent de répondre dans leur ouvrage.
Dans un long chapitre introductif, les auteurs présentent un aperçu de l’histoire du bolchevisme qu’elles qualifient de « maelström destructeur ». Mais fallait-il remonter aux origines de la pensée totalitaire, à Lénine et à la Grande Terreur des années 1930, pour démontrer la cruauté, la perversion du système communiste et le rôle joué par le NKVD dans la liquidation de centaines de millions de personnes ? Cette réalité du communisme ayant déjà été traitée dans la littérature spécialisée et de vulgarisation. Sans aucun doute. Car le « fil rouge » de l’ouvrage dévoile, preuves à l’appui, la manière dont, de la Tché-Ka de 1917 au FSB actuel, les services secrets soviétiques ont brillamment servi les intérêts du Parti-Etat de l’URSS, puis de la Russie contemporaine et les siens propres tout en manipulant un Occident toujours aussi ignorant et angélique. À la suite des auteurs, nous pénétrons ainsi dans les arcanes de l’histoire secrète soviéto-russe.
Déroulant le « fil rouge » de leur ouvrage, H. Blanc et R. Lesnik exposent la thèse d’un « mystère Béria », d’un Beria à deux visages ; l’un, celui du KGBiste qui semait la terreur, l’autre, celui du « libéral », du « réformateur » qui avait pris en horreur le système totalitaire communiste. Cependant, c’était à Beria que Staline avait confié la direction du complexe militaro-industriel et la responsabilité de doter l’URSS de la bombe atomique. Passant alors les rênes du NKVD à son adjoint Merkoulov, Beria avait mis en activité un tentaculaire réseau d’espion dans les pays occidentaux pour obtenir les secrets de la bombe atomique. Quatre mois après la mort de Staline, craignant que ce redoutable personnage ne prenne le pouvoir, les plus hauts dirigeants du parti communiste, Nikita Khrouchtchev en tête, l’ont accusé d’être « un agent à la solde de l’étranger ». Condamné à mort, Beria fut exécuté au cours de l’été 1953. Tant la date exacte que le lieu de son exécution gardent leur mystére.
Beria fut-il un réformateur comme on le prétend aujourd’hui sur la foi de quelques archives et témoignages ? Son fils va même jusqu’à certifier que « son père n’a jamais été léniniste, ni même marxiste ». La réhabilitation posthume de ce sinistre personnage semble exprimer la volonté de Poutine « d’humaniser » les Services secrets KGB-FSB qui servent toujours la Patrie-Russie. C’est aussi un « signe » que l’URSS continue à vivre toujours à travers la Russie et que la filiation entre Lénine-Dzerjinski à Poutine et Medvedev est solidement établie.
Poutine et les dirigeants actuels n’ont jamais surmonté la disparition de l’URSS et la perte de puissance de la Russie. La guerre en Géorgie (aôut 2008), les pressions exercées sur la Moldavie et l’Ukraine sont la flagrante manifestation que Moscou ne relâche pas sa surveillance sur « l’étranger proche » - les ex-Républiques soviétiques-. Elle veille à y maintenir son influence pour empêcher toute éventuelle intégration dans l’OTAN ou l’UE. La réhabilitation de Beria devrait aussi rappeler aux Occidentaux que la Russie reste toujours une puissance nucléaire.
Pour les auteurs, les dissidents de l’ex-URSS étaient insérés dans « une sorte de mosaïque créée artificiellement à base de populations des plus hétéroclites », à la différence de la dissidence, plus « nationale », dans les pays de l’Est. En URSS, le KGB, actif dans les quinze républiques soviétiques, en infiltrant de faux dissidents dans la mouvance éclatée de la dissidence, exacerbait les sentiments nationalistes dans le dessein de fragiliser l’action dissidente. De ce point de vue, H. Blanc et R. Lesnik s’interrogent sur le soutien accordé à la politique de Poutine, ancien KGBiste, par Alexandre Soljenitsyne. Par quelques citations puisées dans les déclarations de l’écrivain, elles estiment qu’il justifie la politique de Poutine pour des raisons nationalistes. Puisque ce dernier prétend redonner à la Russie sa grandeur passée. Ainsi, Soljenitsyne par « ultranationalisme » a gardé une « curieuse ambiguïté » en exonérant le régime actuel de l’arbitraire, du mensonge, du terrorisme d’Etat.
Après le « mystère Beria », les deux kremlinologues dissertent sur « l’énigme Andropov ». Elles rappellent qu’aucun dirigeant du KGB (nous ne citerons pas les sigles successifs de cet organisme) n’a accédé à la fonction suprême du parti communiste- le secrétariat général. Or, Youri Andropov qui régnait sans partage sur le KGB depuis 1967, s’empare du pouvoir absolu à la mort de Brejnev. Ce fut une « révolution de palais » : les services soviétiques ont arraché le pouvoir au Parti, « devenu une gigantesque association de malfaiteurs » depuis Brejnev.
Hélène Blanc et Renata Lesnik dépeignent Andropov comme un Janus à deux faces. Celui qui joue un rôle clé dans la répression de la Révolution hongroise, le persécuteur des dissidents, le créateur du commando Alpha qui intervint brutalement dans les prises d’otages et du commando Vympel, chargé de liquider des opposants à l’étranger, « le chef mythique qui a su restaurer le pouvoir arachnéen du KGB ». L’autre Andropov, homme brillant, très intelligent, cultivé, poète, cet étonnant réformateur de la veine de Beria qui n’a pas eu le temps de sauver l’URSS de la catastrophe annoncée. Beria, Andropov, même combat ? Les auteurs s’interrogent sur les véritables relations de Soljenitsyne et d’Andropov, dont certaines sources n’hésitent pas à affirmer qu’il favorisa même la transmission du manuscrit de « l’Archipel du Goulag » en Occident. Mais quelle étrange similitude entre les « aveux » des fils de Beria et d’Andropov affirmant que leurs pères détestaient le « communisme ». La question reste posée…
Quant à la « dégagébisation » des ex-pays communistes, elle illustre la diversité des transitions post-communistes. Les auteurs exposent avec pertinence la différence de traitement de cette question cruciale dans les ex-pays de l’Est et dans les ex-Républiques soviétiques. Certains d’entre eux ont procédé à l’épuration « mémorielle » de la répression communiste par la loi (la lustration). Dans d’autres, en particulier dans les ex-Républiques soviétiques, les nouveaux pouvoirs ont choisi « l’amnésie » volontaire des crimes du communisme. Mais au-delà de ces pays, la « mémoire des crimes du communisme » ne devrait-elle pas également concerner l’Occident ?
Revenons à la Russie. Le mérite des auteurs des « Prédateurs du Kremlin » réside dans la démonstration que Vladimir Poutine « restera dans les annales comme le fondateur d’une nouvelle dynastie : celle du KGB. Les « capitalistes pharaoniques russes sont gangrenés par les, néo-tchékistes poutiniens, tout comme les oligarques dont la fortune est due au bon vouloir du Kremlin. Sous Poutine, les laboratoires secrets du KGB, repris par le FSB, ont poursuivi leurs activités criminelles. Les poisons qui ont servi à assassiner des opposants en Russie et à l’étranger proviennent de ces officines de mort. Sous le communisme, l’Eglise orthodoxe fut infiltrée à tous les niveaux par le KGB ; c’est encore le cas aujourd’hui avec le FSB. Elle est soumise à Poutine et cautionne sa politique de répression comme c’est le cas en Tchétchénie.
Les deux politologues révélent également les principales « opérations spéciales » menées contre l’Occident par les services secrets soviéto-russes à partir des années 1920, afin de l’influencer, de l’infiltrer avec un objectif final : le phagocyter pour mieux le dominer, réalisant ainsi l’un des rêves chers à Lenine et aux différents dirigeants soviétiques.
L’une des récentes « opérations » d’envergure fut d’installer au Kremlin, en 2000, une « dynastie FSB-KGB » qui, en s’emparant de tous les rouages de la Fédération de Russie à travers une « élection pseudo-démocratique », règne sans partage sur le pays par Poutine interposé. L’opposition russe, quoique laminée, qualifie d’ailleurs ce pouvoir tchékiste « d’illégitime ».
L’une de ces récentes « opérations spéciales » connues, qui a consisté, en 2007, à « réconcilier » l’Eglise orthodoxe officielle avec l’Eglise en exil (encore appelée « hors frontières ») dévoilée par un témoin direct digne de foi laisse pantois !
La dernière ayant consisté, en 2008, à installer au pouvoir le « Régent » Medvedev qui, durant un mandat sabbatique de Poutine, expédie les affaires courantes en attendant le retour du vrai patron du pays…Pour les auteurs, la Russie actuelle est une « démocratie Potemkine » qui dissimule une « démocrature légale » basée sur l’idéologie « poutchékiste ». Néanmoins, la Russie s’impose comme un partenaire incontournable de l’Europe et des Etats-Unis, tant sur le plan commercial que militaire.
Hélène Blanc et Renata Lesnik qui ont disposé d’une impressionnante documentation sur laquelle s’appuient Les « Prédateurs du Kremlin », ont jeté un regard lucide sur la réalité de la Russie. Leur ouvrage, qui porte un regard croisé sur Europe à 27 et Russie, est d’une brûlante actualité.
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