LES bouleversements géopolitiques de la période 1989-1991, marquée par les effondrements successifs du bloc de l’Est et de l’Union soviétique, ont largement redessiné la carte de l’Europe. Mais, au juste, de quelle « Europe » parlons-nous ? De la notion géographique, historique et culturelle, ou du projet politique d’Union européenne (UE), dont la finalité consiste à unifier le continent à travers un processus d’intégration ? C’est précisément l’identification entre Europe et UE qui est à l’origine d’un malaise dans les marges orientales de notre continent. En effet, cette assimilation revient à considérer tout Etat de la région comme potentiellement « non-européen ». Le fait de ne pas accorder de perspective d’adhésion constituerait, dans cette perspective, un déni d’identité durement ressenti.
Si l’UE est aisément identifiable, avec ses vingt-sept Etats membres, les marges orientales le sont moins ; c’est pourquoi les Etats du voisinage européen se caractérisent par une crainte de l’exclusion, à la fois en termes d’identité et de stratégie. De manière arbitraire, en épousant le point de vue de Bruxelles, on pourrait les fixer sur les frontières du « Partenariat oriental » [1], programme européen lancé en mai 2009 regroupant la Biélorussie, l’Ukraine et la Moldavie d’un côté, l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie de l’autre. Comment les marges orientales européennes perçoivent-elles les évolutions européennes, entre craintes, espoirs et attentes ?
Victimes des stratégies de conquête des grands empires (allemand, ottoman ou russe), les Etats d’Europe orientale ont longtemps craint de voir leur territoire passer aux mains de puissances extérieures. Mais aujourd’hui, à l’inverse, c’est l’exclusion du processus d’intégration européenne qui est perçue comme une menace par des sociétés qui en attendent beaucoup.
Cette crainte de l’exclusion renvoie donc naturellement à l’idée de frontière, traditionnellement associée aux concepts de contrôle, de protection et d’identité. Si la recherche d’une hypothétique délimitation peut être réconfortante du point de vue de l’entité politique européenne, elle ne peut faire oublier la nature conventionnelle des frontières de l’UE à laquelle on ne trouve pas de réponse dans la géographie physique, mais dans une décision politique. De ce point de vue, comprendre l’UE à partir de ses marges peut s’avérer éclairant, dans la mesure où « c’est aux périphéries que le sentiment d’appartenance à l’Europe ne va pas de soi ; c’est dans les ‘marches’ européennes qu’il suscite un questionnement exigeant, urgent, dont dépend parfois l’avenir des peuples et des individus » [2].
Cette peur de la marginalisation ne se traduit pas seulement dans l’appartenance ou l’exclusion de l’UE, mais aussi plus prosaïquement dans la nature des frontières auxquels les citoyens du voisinage sont confrontés. Ainsi, la question migratoire illustre aujourd’hui très bien la peur de l’exclusion d’un espace de prospérité qui demeure extrêmement attrayant. Il y a là une incompréhension fondamentale entre l’UE et ses marges. Les politiques migratoires de l’UE tentent de répondre au désir de protection et de contrôle que l’on retrouve dans les opinions publiques des Etats-membres. Par contraste, ces politiques ne sont pas ressenties comme une protection dans les pays voisins de l’UE, mais plutôt comme une contrainte : un véritable « mur de Schengen » se serait érigé, empêchant la circulation des personnes dans l’espace dit « de liberté, de sécurité et de justice » ; en quelque sorte, le développement d’une plus grande liberté de circulation au sein de l’UE se ferait au prix d’un accès plus difficile pour les marges. Cela est d’autant plus mal vécu que la liberté de circulation semblait être l’une des grandes promesses de 1989, et qu’un commerce transfrontalier, « de valise », a pu contribuer à la subsistance des populations locales jusqu’aux élargissements de 2004 et 2007.
Ce sentiment d’abandon est particulièrement observable en Moldavie, petit Etat coincé entre la Roumanie et l’Ukraine, où près d’un tiers de la population active exerce désormais une activité à l’étranger. Les transferts de fonds représentent aujourd’hui près de 40 % du PIB, contre 5 % environ au milieu des années 1990. Toutefois, la coopération avec l’UE en matière migratoire ne concerne pas les questions de développement, mais essentiellement celles liées à la sécurité, comme les accords de réadmission ou la lutte contre les trafics. Le phénomène a également connu des changements qualitatifs, par exemple en ce qui concerne la géographie des flux. Ils étaient au départ largement concentrés vers la Russie, mais ils se dirigent dorénavant de plus en plus vers un « axe méditerranéen » concernant prioritairement des anciens pays d’émigration comme l’Italie (emplois dans l’aide à la personne et le secteur de la construction), mais aussi la Grèce, l’Espagne ou le Portugal. Comment ne pas être frappé, en passant par Chisinau, du nombre de petites annonces dans les rues concernant les propositions de cours particuliers de langue étrangère. Le Français y est ainsi prisé en raison des critères d’émigration canadiens, tandis que des cours d’italien, de turc ou d’espagnol sont dispensés. Les destinations ont donc évolué avec le temps ; la Russie reste la première destination mais une partie significative des migrants se réoriente dorénavant vers d’autres pays, illustrant des processus de réorientation plus larges.
La peur de l’exclusion que nous avons identifiée chez les pays du voisinage est vécue comme une profonde injustice, non seulement à cause du sentiment de rester en marge de l’histoire, mais également en raison de la rupture d’anciennes solidarités.
Celles-ci ne disparaissent jamais totalement, comme le montrent les exemples de l’Ukraine et de la Hanse ; elles renaissent bien vite au gré des contacts humains, des complémentarités géographiques ou des transactions économiques. Le mot d’ordre du « retour à l’Europe » des années 1990 a cédé sa place au « retour à l’Est » des pays centre-européens, montrant le déplacement de leur attention de l’intégration dans les structures européennes et atlantiques vers les marges orientales de l’Europe. L’Ukraine, dont le nom même signifie « pays des confins », est l’un des enjeux principaux de la politique étrangère polonaise, qui essaie de faire partager sa perspective au niveau européen. Doit-on s’étonner, par exemple, de trouver un président polonais (Aleksander Kwasniewski) et un président lituanien (Valdas Adamkus) parmi les médiateurs européens présents (avec le haut représentant Javier Solana) lors de la table ronde qui dénoua la « révolution orange » ukrainienne en décembre 2004 ? Cet engagement s’explique mieux si l’on se souvient que l’empire polono-lituanien (Rzeczpospolita) s’étendait sur une partie des territoires actuels de la Biélorussie et de l’Ukraine. La ville ukrainienne de Lviv, en Galicie, était majoritairement de langue polonaise dans les années 1930. Si les deux pays vont co-organiser l’Euro 2012 de football, cela ne veut pas dire pour autant que les relations aient toujours été bonnes entre la Pologne et ses voisins orientaux ; pendant plusieurs siècles, le prosélytisme religieux catholique accompagnait une vocation impériale polonaise [3]. Jusque dans les années 1940, le général Sikorski, Premier ministre du gouvernement polonais en exil, portait encore un projet polonais régional spécifique : « une Pologne forte décide de l’existence et de la liberté des Etats de taille moyenne en Europe de l’Est. Au moment de notre défaite, ceux-ci perdent leur existence indépendante, devenant la proie de l’ennemi et de la Russie » [4] . La Pologne d’aujourd’hui s’inscrit en partie dans cet héritage, en œuvrant à l’exportation de l’acquis communautaire en Biélorussie et en Ukraine.
La reprise d’anciens réseaux de solidarité est également observable dans l’espace de la mer Baltique. En effet, la multiplication des échanges dans cette région ressuscite dans une certaine mesure la ligue hanséatique, réseau polycentrique de cités-Etats reliant les ports de la mer du Nord à ceux de la Baltique orientale né au XII° siècle. La Hanse, dont le terme viendrait du vieil allemand signifiant « association de marchands », a certes disparu avec la paix de Westphalie en 1648, mais son imaginaire persiste jusqu’à aujourd’hui. Ainsi, « la fin de la guerre froide a suscité un engouement certain pour l’idée d’un retour à cet âge d’or de la ligue hanséatique, exprimé par les intellectuels et diplomates scandinaves aussi bien que par les hommes d’affaires allemands ou les nostalgiques de l’ancienne Königsberg » [5]. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la compagnie aérienne allemande s’appelle Lufthansa (Air Hanse). La coopération régionale a également été réactivée par la Finlande via la « dimension septentrionale » de l’UE, dont l’objet originel consistait à répondre aux enjeux de l’élargissement et à associer la Russie, mais qui au final se concentre sur les priorités sécuritaires de l’UE.
Cette (re)construction de l’interdépendance entre l’UE et les marges orientales vise à transformer le voisinage et promeut donc l’exportation du modèle de l’UE. C’est en ce sens que l’on peut parler de l’UE comme d’une « puissance normative » [6], dont l’objectif consiste à exporter un certain nombre de règles et de normes internes (sociales, économiques, environnementales…) dans des pays tiers. L’extension de son modèle interne a conduit à utiliser le concept de « gouvernance externe » qui traduit les processus de transformation à l’œuvre dans les pays concernés [7]. Les accords de libre-échange approfondi entre l’UE et les pays du Partenariat oriental sont l’illustration parfaite de ce phénomène, puisque leur objectif essentiel n’est pas tant d’abolir les droits de douanes que d’encourager l’adoption des normes techniques communautaires. En un sens, le facteur économique, à travers la création d’une « communauté économique du voisinage », doit favoriser le rapprochement des marges orientales avec l’UE et agir comme un catalyseur de réformes politiques, réduisant ainsi une asymétrie économique réelle : si l’écart de niveau de vie est de 1 à 2 entre la Pologne et la Biélorussie, il est de 1 à 4 pour l’Ukraine, et davantage encore pour les autres pays du voisinage.
Les analystes ont accordé une grande attention au développement de la politique européenne de voisinage, en ce qui concerne ses objectifs, ses méthodologies et ses instruments. Pour autant, la littérature spécialisée insiste moins sur la réception de cette politique dans les pays concernés, qui doit tenir compte à la fois de représentations et des stratégies des acteurs. C’est ici, en prenant en compte le point de vue des destinataires de cette politique, qu’il convient de revenir sur l’inconfort du voisin, tiraillé entre la peur de l’exclusion et la perspective de développer de nouvelles interdépendances.
Le concept de « voisin », apparu dans les discours européen au début des années 2000, s’avère ambigu : s’agit-il d’une ligne de démarcation d’un espace « proprement européen », ou d’un espace-tampon au statut indéterminé ? Les premières communications de la Commission insistaient sur l’idée de « grande Europe » (Wider Europe), avant que le terme de « voisin » ne fasse son apparition. Le changement sémantique n’est pas neutre : il consacre un changement de perspective, suggérant un rapport d’asymétrie dans lequel les « voisins » se voient d’une certaine manière dénier le titre de pays européens. En effet, une politique européenne de voisinage n’est pas la même chose qu’une politique de voisinage de l’UE ; celle-ci tend à s’approprier par là l’image de l’Europe (au détriment par exemple de pays membres du Conseil de l’Europe). Cette appropriation (monopolistique) de l’identité européenne a recueilli un accueil négatif dans les pays concernés, qui la considèrent comme une tentative de dénier leur identité profonde et de les laisser hors de l’UE.
Pour autant, si l’on accuse souvent l’UE de « frilosité » par rapport à d’éventuels futurs élargissements, il ne faut pas en conclure que le manque de réformes dans les Etats voisins dépend uniquement d’elle. Les stratégies des différents acteurs, extérieurs (Russie, Turquie) comme intérieurs (groupes de pression, opinions publiques), fournissent les clés d’explication pour l’adoption, la simulation, le contournement ou le refus d’intégrer les éléments du modèle européen. Comprendre l’influence de la politique européenne de voisinage sans prendre en compte le rôle de la puissance russe, dans une moindre mesure turque pour le Caucase, semble une gageure.
Le Caucase, avec ses conflits séparatistes et ses atouts énergétiques, en fournit une excellente illustration. La volonté russe de s’assurer un rôle central dans l’ensemble de l’espace post-soviétique [8] contraint les élites locales à utiliser le levier américain ou européen pour accroître leur marge de manœuvre vis-à-vis de l’ancien centre. La Géorgie a par exemple tenté, sous l’impulsion du président Saakashvili, de former un axe avec l’Ukraine de Viktor Iouchtchenko afin de contrebalancer l’influence régionale russe. Toutefois, le conflit ayant éclaté en août 2008 en Ossétie du sud et en Abkhazie, ainsi que le rejet de Viktor Iouchtchenko lors des présidentielles 2010 au profit de Viktor Ianoukovitch, montrent les limites de cette politique. De même, la politique extérieure azerbaïdjanaise est tributaire des ressources énergétiques de la Caspienne, puisque ce pays est très impliqué dans le projet de gazoduc Nabucco, soutenus par de nombreux acteurs européens, pour lequel il devra fournir jusqu’à 8 milliards de mètres cubes de gaz. Cela laisse à ce pays une grande latitude pour sa politique intérieure. Quant à l’Arménie, toujours en conflit avec l’Azerbaïdjan à propos du Haut-Karabagh, elle soigne ses relations avec la Russie tout en tentant un rapprochement historique avec la Turquie. Cette dernière agit désormais moins en concurrence avec la Russie qu’au cours des années 1990, moment pendant lequel elle caressait l’espoir de mener une politique pan-turque dans l’espace post-soviétique : à l’été 2008, Ankara a, par exemple, proposé en pleine crise la création d’une « union caucasienne » afin d’aplanir les tensions régionales, en s’appuyant sur des initiatives économiques.
Ainsi, les marges européennes souhaitent, à des degrés divers, trouver leur place sur l’échiquier européen, pour des raisons qui tiennent autant à des questions d’identité que de stratégie. Leur inconfort est le fruit de deux décennies de profonds changements sociaux, concomitants à une réorganisation géopolitique du continent et à l’attraction qu’exercent sur eux les modèles rivaux des Etats-Unis, des pays européens et de la Russie, en attendant peut-être l’arrivée de nouvelles puissances comme la Chine [9].
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Cet article est extrait du n°41 de la revue Agir, "Recomposer l’Europe", Paris, Société de Stratégie, mars 2010. Ce numéro a été réalisé avec le concours de Pierre Verluise.
Plus : La préface et le sommaire du n°41 de la revue Agir Voir
Vidéo de F. Parmentier, Le partenariat oriental de l’UE, avril 2014
[1] David Cadier, Florent Parmentier, « Partenariat oriental : quelles perspectives ? », Diploweb.com, 12 décembre 2009.
[2] Alexandre Mirlesse, En attendant l’Europe, Lille, La contre allée, 2009, p.35.
[3] Daniel Beauvois, « Deux « prétendants » historiques à la domination de l’Ukraine », Transitions & sociétés, n°10, juin 2006, pp.25-43.
[4] Discours du 3 mai 1941. Cité dans Christophe Dwernicki, Géopolitique de la Pologne, Bruxelles, Complexe, 2000.
[5] Anaïs Marin, « Argument baltique : faux prétexte et modèle juste », Outre-Terre, n°23, érès, 2009, p.349.
[6] Voir Zaki Laïdi, La norme sans la force. L’énigme de la puissance européenne, Paris, SciencesPo les Presses, 2008, deuxième édition refondue et enrichie.
[7] Stefan Gänzle, “EU Governance and the European Neighbourhood Policy : A Framework for Analysis”, Europe-Asia Studies, Vol.61, n°10, 2009, pp.1715-1734.
[8] Sur ce sujet, voir par exemple : Pierre Verluise, 20 ans après la chute du mur, Paris, Choiseul, 2009, et Didier Chaudet, Florent Parmentier, Benoît Pélopidas, L’empire au miroir. Stratégies de puissance aux Etats-Unis et en Russie, Genève, Droz, 2007.
[9] Florent Parmentier, « La Chine au chevet de l’Ukraine », Le Temps, 21 janvier 2010.
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