Géopolitique de la Russie. Deux cartes. Pour redonner du lustre à leur guerre oubliée, les groupes rebelles du Caucase ont lancé des menaces contre les Jeux olympiques d’hiver de Sotchi. Les 29 et 30 décembre 2013, deux attentats à Volgograd ont été attribués à des jihadistes du Caucase russe.
Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le Diploweb.com est heureux de vous présenter deux cartes et un article extraits du n°61 d’Alternatives internationales, décembre 2013, pp. 50-51.
LE 3 juillet 2013, dans une vidéo postée sur You Tube, Dokou Oumarov, chef autoproclamé de l’« Émirat du Caucase » depuis 2007 – un territoire couvrant, sur le papier, l’ensemble de la bande montagneuse de la mer Caspienne à la mer Noire, au sud-ouest de la Fédération russe – lève le moratoire sur les opérations armées contre les civils en Russie. Le leader tchétchène, aussi connu sous le nom d’Abou Ousman, appelle à tout faire pour contrer la préparation des Jeux olympiques d’hiver de Sotchi en février 2014 et empêcher leur bon déroulement. Quinze mois à peine après la proclamation dudit moratoire, ce retournement est assez logique. L’organisation des JO à proximité de cette zone de guérilla permanente, qui a commencé en Tchétchénie au milieu des années 1990, a repris en 1999, avant de s’étendre, au cours des années 2000, au Daghestan et à l’Ingouchie avant d’atteindre la Kabardino- Balkarie, ne peut qu’attiser les velléités opérationnelles de cet Émirat virtuel. Malgré la suppression immédiate de l’allocution par You Tube, le message a été entendu. En cela l’objectif premier, est atteint : redonner une importance internationale aux groupes islamistes nord caucasiens qui luttent contre la Russie.
Reste à voir si cet appel se traduit en risques réels. Rien n’indique actuellement que les groupes rebelles qui comptent quelques centaines de combattants au total, moins d’un millier en tout cas, sont en mesure de frapper les installations olympiques. Les pressions militaires russes, depuis la reprise du conflit en 1999, ont réduit l’insurrection tchétchène à une guérilla de basse intensité, sur la voie d’une extinction progressive. Elle s’est étendue à toute la région pour éviter de disparaître. L’Émirat du Caucase résiste plus qu’il n’agit, s’inscrivant ainsi dans l’histoire longue des insurrections du Nord-Caucase depuis la fin du XVIIIe siècle.
À cette époque, les Caucasiens, peuples libres, sans États, organisés en clans dirigés par des conseils d’anciens, font face en ordre dispersé aux premières interventions russes dans la région sous l’impulsion de Catherine II (1729-1796). Une idéologie de résistance, essentiellement défensive, se constitue alors dans la région, mais elle ne suffit pas à empêcher la conquête définitive en 1864. Par la suite, les soulèvements se succèdent de façon récurrente, sans aboutir. La rébellion du Caucase, et des Tchétchènes en particulier, ne reprend qu’en 1991. Lorsque la République fédérée de Tchétchénie, partie intégrante de la Fédération russe, profite de l’effondrement soviétique pour proclamer son indépendance le 1er novembre.
La Russie, elle-même déstabilisée, ne réagit vraiment qu’au début de 1994 et déclenche une première guerre. Moscou bat en retraite deux ans et demi plus tard, laissant une impression de victoire aux Tchétchènes. Un accord signé en août 1996 prévoit d’établir définitivement, avant le 31 décembre 2001, le principe de la relation entre la Russie et la Tchétchénie. Durant cette indépendance provisoire, les problèmes, économiques et politiques, s’accumulent cependant au sein de l’État tchétchène en devenir. Deux pouvoirs concurrents apparaissent en 1998. L’un officiel organisé sous l’impulsion d’Aslan Maskhadov, chef de guerre nationaliste, artisan de la reconquête de Grozny en août 1996, élu ensuite président de la nouvelle république. L’autre islamiste, informel et parallèle, constitué autour d’autres héros de guerre et disposant de forces armées irrégulières qui ne reconnaissent pas l’autorité institutionnelle établie. Moscou tente de profiter de ces divisions. Au cours du premier semestre 1999, les tensions montent entre Tchétchènes et Russes. Puis en septembre, saisissant le prétexte d’incursions de combattants tchétchènes au Daghestan afin de venir en aide à des groupes rebelles locaux islamistes, auxquelles succèdent à la mi-septembre plusieurs attentats non vraiment élucidés contre des immeubles d’habitation à Moscou et en province, Vladimir Poutine, Premier ministre à l’époque, déclenche la seconde guerre de Tchétchénie. La victoire militaire russe est cette fois-ci écrasante.
Dans la période d’incertitudes militaro- politiques qui suit, l’islamisme se renforce dans la résistance tchétchène. La lutte se veut toujours nationaliste, mais explicitée au sein d’un discours religieux. Le coeur du combat indépendantiste est désormais marqué par l’idée d’un islam politique salafiste [1], débarrassé des scories religieuses traditionnelles, notamment de l’influence du soufisme et de ses confréries organisées autour d’un cheikh. Même si Aslan Maskhadov reste au coeur du système combattant en recomposition, c’est une jeunesse islamisée qui se bat désormais en Tchétchénie, renversant par là les cadres traditionnels politiques et sociaux qui avaient façonné la guérilla jusqu’à cette période.
Puis en mars 2005, Maskhadov, garant de l’unité tchétchène et de ce syncrétisme nationalo-islamiste, disparaît, tué par les forces russes. Un an plus tard, son successeur et homme de confiance est à son tour éliminé. Puis Chamil Bassaev, l’un des héros de la tendance islamiste, meurt en juillet 2006. La direction de la résistance échoit ainsi à Dokou Oumarov, professionnel de la guerre, qui n’a rien d’un idéologue religieux. Il hérite d’un mouvement dont il ne paraît pas immédiatement maîtriser toutes les composantes. Car les opérations ont commencé à déborder au Daghestan, en Ingouchie et en Kabardino-Balkarie, relayées par des chefs locaux, émirs autoproclamés. À l’instar d’Anzor Astemirov, en Kabardino-Balkarie, qui s’est formé auprès des premiers maîtres intellectuels de l’islamisme daghestanais au début des années 1990. Pour autant, ces forces non tchétchènes ne veulent pas être les supplétifs des indépendantistes tchétchènes. Elles demandent donc la constitution d’un émirat recouvrant toute la région. Émirat dont la direction revient cependant au Tchétchène Dokou Oumarov en octobre 2007.
Avec l’Émirat, une nouvelle version de la résistance est mise en oeuvre. « Il s’agit d’imposer la charia comme loi d’État », résume un juriste daghestanais, salafiste lui-même mais modéré. Ce but cependant ne correspond pas à un projet politique précisément construit. Personne, au sein des groupes armés, ne sait comment procéder. La revendication s’appuie avant tout sur un double rejet. Celui de la domination administrative fédérale russe d’abord, assimilée à une occupation des territoires caucasiens. Celui des gouvernants locaux ensuite, représentant Moscou, corrompus et oppressants. Outre ce dénominateur commun, le discours régional de la rébellion lui permet de se mesurer au centre fédéral russe, au moins symboliquement.
Car dans les faits, l’union des rebelles reste virtuelle : tous les groupes agissent exclusivement sur leur territoire national (« vilayats »). Les militants tchétchènes continuent à se focaliser, dans une perspective certes islamiste, sur la lutte pour leur propre indépendance. Au Daghestan, c’est un contexte de guerre intra-religieuse entre salafistes et soufis qui prédomine. Depuis 1991 en effet, le soufisme a pénétré l’administration publique grâce à ses nombreux relais constitués de centaines de disciples (« murids ») formés sous la direction des cheikhs. Très liés aux réseaux laïcs du gouvernement, ces deux ensembles tendent à se partager les avantages du pouvoir. Du coup, une frange de plus en plus importante de la population, encore pacifique, considère que les représentants de l’État sont l’ennemi et que la disparition d’un responsable n’est pas une mauvaise chose. Parmi ces citoyens, certains salafistes finissent par opter pour la voie armée au sein des groupes islamistes. En Kabardino-Balkarie, où ce sont directement les troupes russes, et non des milices à la solde des gouverneurs locaux qui sont chargées de la sécurité, les rebelles comptent sur un plus vaste vivier de recrutement, tant les jeunes fuient les pressions policières, les abus physiques, les tortures contre toute forme d’opposition. En Ingouchie, les cibles de la rébellion sont plus larges que dans les autres territoires. Au nom du salafisme, les groupes armés justifient ici l’élimination de tous les infidèles (« kafirs »), c’est-à-dire les non-musulmans ou mauvais musulmans qui menacent la foi. Les attaques peuvent survenir n’importe où, contre tous ceux qui sont liés de près ou de loin aux autorités publiques. Y compris dans l’Ossétie du Nord voisine, principalement chrétienne, qui contrôle le district du Prigorodnye, une portion de territoire revendiquée par les Ingouches. Mais la dimension régionale de la rébellion ne suffit pas. Au mieux, dans les zones les plus dynamiques, au Daghestan et en Kabardino-Balkarie, les insurrections ne disposent que d’un pouvoir de nuisance. L’Émirat du Caucase, en perte de vitesse, tend en revanche à bénéficier de l’importance croissante de certains Caucasiens engagés au sein de l’opposition en Syrie. Abou Omar al-Chichani, Tchétchène originaire de la vallée de Pankissi en Géorgie, est l’un d’eux. Il s’est imposé non par ses connaissances et pratiques islamistes, mais par ses compétences tactiques. Al-Chichani a d’ailleurs pris la tête de tous les Caucasiens engagés en Syrie et rassemblés en une structure unique : l’armée des migrants et des alliés (« Mukhadzhirin va Ansar »). Ses adjoints et lui ne manquent pas de revendiquer leurs liens avec l’Émirat du Caucase, à l’occasion de nombreuses vidéos qui se sont multipliées ces derniers mois sur les sites caucasiens ou islamistes comme fisyria.com. Son bras droit, un certain Salakhouddin, originaire lui aussi de la vallée de Pankissi, apparemment blessé aux jambes, puisqu’il apparaît en fauteuil roulant, a le mieux exprimé récemment cette connexion. Habillé d’un tee-shirt siglé « Caucasus Emirate », au début du ramadan, il commence son allocution en envoyant ses voeux à tous les musulmans de Russie, notamment à Dokou Oumarov qu’il appelle « notre émir ». Il prend acte ensuite des flux constants de volontaires nord-caucasiens souhaitant se battre en Syrie et les invite à rester en Russie pour soutenir là-bas la lutte jihadiste qui manque de ressources. Il se réfère à la déclaration d’Oumarov appelant à lutter contre l’organisation des Jeux de Sotchi et fait valoir qu’il n’est pas nécessaire d’être très nombreux pour constituer des cellules efficaces dans toutes les villes de Russie.
Cette double fonction d’al-Chichani sert les intérêts des Caucasiens autour de Dokou Oumarov alors que le monde avait quelque peu oublié la lutte islamo séparatiste du Caucase. Compte tenu de plus du prestige opérationnel dont jouissent les militants tchétchènes en Syrie, leurs compatriotes restés chez eux retrouvent à leur tour une plus grande crédibilité aux yeux des groupes salafistes étrangers, dans le monde arabe notamment. Progressivement et comme il le voulait depuis longtemps, l’Émirat du Caucase devient ainsi, avec la Syrie, l’Afghanistan et la Somalie entre autres, l’un des fronts du jihad global.
Copyright pour les deux cartes et le texte : Alternatives Internationales, n°61, décembre 2013, pp. 50-51.
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[1] Le salafisme s’entend comme une variante stricte et ultra-orthodoxe de l’islam sunnite, largement inspirée par les enseignements religieux d’Arabie saoudite. Il refuse tout intermédiaire entre Dieu et le croyant, rôle que joue à ses yeux le cheikh chez les soufis.
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