Ce projet est à la fois un symbole et un moyen de conserver la suprématie américaine dans le domaine de la haute technologie. Avec un budget de près de 8 milliards de dollars, la défense antimissile américaine est littéralement euphorique.
L’IDEE DE METTRE en œuvre une défense anti-missile est fort ancienne aux Etats-Unis. Les Américains envisagent l’interception de missiles adverses dès le début des années 1950.
En fait, depuis l’usage de missiles par l’Allemagne nazie, il s’agit d’une idée que "tout le monde" avait en tête, en particulier les Soviétiques. En 1940-1941, les Allemands utilisent contre le Royaume-Uni des V1. Il s’agit de missiles de croisière circulant à basse altitude, au-dessous du niveau de détection des radars. En 1944, les Allemands mettent au point le V2, qu’ils appellent "l’arme de représailles". Il s’agit d’un missile balistique dont la trajectoire dessine une cloche : d’abord vers le haut de l’atmosphère, puis un voyage atmosphérique plus ou moins long en fonction de la nature et de la capacité du missile, enfin une rentrée dans l’atmosphère, vers la cible. Le missile descend alors en chute libre, à une vitesse dépassant plusieurs kilomètres par seconde. Ce qui rend - aujourd’hui encore - l’interception impossible, parce que le missile va trop vite.
Surgit ainsi un énorme défi technologique : comment arrêter des missiles balistiques ? Dès 1942, sous le nom de "cataracte", les Allemands mettent au point le prototype de la première fusée défensive.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, les missiles ont été développés dans plusieurs pays, on parle même de prolifération durant toutes les années de la Guerre froide (1947-1991). Pendant ces mêmes années, on s’est efforcé de construire un début de défense anti-missile. Dès les années 1950, les Soviétiques ont commencé à envisager des intercepteurs : des missiles suffisamment rapides et précis pour se porter sur un missile attaquant. D’où l’idée de "missile anti-missile".
A la fin des années 1950 et dans les années 1960, les Soviétiques et les Américains ont mis au point des missiles anti-missile dotés de charges nucléaires. Parce que l’explosion en haute atmosphère d’une charge nucléaire peut par son effet magnétique perturber le système de guidage du missile attaquant. Ce dernier perd totalement sa cible … et s’en va on ne sait pas où, en espérant qu’il ne tombera pas sur un endroit gênant.
En 1972, les Américains et les Soviétiques signent le fameux traité ABM sur la défense anti-missile. Ils reconnaissent de facto que la défense anti-missile est à peu près impossible. On peut alors, dans le meilleur des cas, protéger un site. Les Soviétiques veulent protéger le site de Moscou, pour préserver la tête politique du système soviétique dans la perspective d’une guerre nucléaire.
Cette configuration dure jusqu’en 1983, date à laquelle le Président des Etats-Unis Ronald Reagan (1980-1989) lance le projet de "la guerre des étoiles". Projet extrêmement ambitieux, reposant sur l’intention de placer des armes d’interception dans l’espace extra-atmopshérique, de manière à disposer d’une capacité d’interception des missiles aussi bien au lancement en phase propulsée, que dans l’espace au moment de leur voyage extra-atmosphérique. A cela s’ajoute à terre des moyens pour les intercepter dans leur phase rentrée dans l’atmosphère. Les Américains développent alors l’idée de se doter non pas d’intercepteurs nucléaires mais cinétiques. Il s’agit de missiles qui frappent directement le missile attaquant et le détruisent par l’impact. . Ce qui renforce encore la complexité du problème technique. Il faut que l’anti-missile puisse intercepter l’anti-missile dans un espace très limité en une nano-seconde.
Le défi est immense et motive les industries américaines. Parce que le projet de "la guerre des étoiles" est aussi une énorme affaire industrielle. Les équipes de recherche des grandes entreprises et les grands laboratoires trouvent là une occasion formidable d’aller toujours vers plus sophistiqué.
On sait que cette "guerre des étoiles" est restée largement mythique, mais elle a permis d’injecter 3,5 milliards de dollars par an dans la recherche. Progressivement, des programmes, des études et des savoir-faire progressent. Ce qui permet en 1995 aux Républicains lorsqu’ils obtiennent la majorité au Congrès des Etats-Unis de dire au Président Démocrate Bill Clinton : "La défense anti-missile du territoire national doit devenir un objectif prioritaire. Nous pouvons la réaliser, il faut le faire. Parce que nous sommes menacés par des Etats scélérats qui fabriquent des missiles et des armes de destructions massives qui mettent l’Amérique en danger. Il faut rapidement déployer une défense anti-missile."
Celle-ci fonctionne-t-elle en 1995 ? Non. Les essais montrent qu’il s’agit de systèmes très compliqués, encore loin d’être au point. Un déploiement précoce ne donnerait aucun résultat significatif. Les Républicains objectent alors : "Il n’empêche, commençons à déployer, continuons à faire des essais, le système s’améliorera au fur et à mesure."
A partir de 1996, le Président Bill Clinton (1992-2000) a cherché autant que possible à ralentir ce processus, mais, pressé par le Congrès, déstabilisé par l’affaire Monica Lewinski, lorsque le républicain Georges W. Bush est candidat à l’élection présidentielle, il promet de construire une défense anti-missile du territoire national, tout en pratiquant une stratégie législative de retardement.
Après les attentats du 11 septembre 2001 jetant des avions civils pleins de kérosène sur des objectifs, beaucoup ont pensé que le projet anti-missile serait ralenti, voire interrompu. Bien au contraire, l’argumentation de la Maison Blanche a été : "cette fois-ci, il ne s’agissait que d’avions avec leur carburant. Imaginez ce que cela aurait été avec un missile équipé d’une tête biologique ou nucléaire … Les attentats du 11 septembre démontrent donc encore plus la nécessité de développer une défense anti-missile du territoire national." L’opinion a massivement adopté ce point de vue.
Quelques semaines après le 11 septembre 2001, le Président G.W.Bush déclare que les Etats-Unis se retirent du traité ABM. Et les Russes ne disent pas grand chose. Moscou ne proteste que pour la forme. Ce qui montre bien à quel point leur position a changé par rapport à toutes les questions stratégiques et notamment au sujet des Etats-Unis.
Il faut penser la situation militaire de la Russie début 2003 autrement qu’il y a quinze ans. Parce qu’il y a eu un décrochage manifeste durant les présidences de Boris Eltsine (1991-1999). Depuis 1999-2000, l’accession au pouvoir de Vladimir Poutine marque l’entrée en convalescence de la Russie. Pour autant, ce pays-continent a perdu pour 20 à 30 ans sa capacité d’influence sur le géosystème euro-asiatique et à fortiori dans le domaine mondial.
Tous les indicateurs restent encore très négatifs : fécondité, état de santé de la population, fuite des cerveaux au bénéfice des Etats-Unis et de l’Europe occidentale… Il faudra près de 25 ans pour voir la puissance russe se reconstituer. Le Président V. Poutine semble l’avoir compris. Il se place dans le long terme . Son projet est d’installer la Russie dans une logique de récupération progressive, voilà pourquoi j’évoque une convalescence.
En attendant, il accepte d’avaler un nombre de couleuvres considérable, par exemple dans ses relations avec les Etats-Unis au sujet des affaires nucléaires, voire la présence des Etats-Unis en Asie centrale et en Géorgie. Alors que l’homme russe de la rue a une réaction d’opposition naturelle à ce sujet, V. Poutine apparaît comme un homme d’Etat capable de passer par dessus. Parce qu’il sait qu’il ne peut pas véritablement contrer la puissance américaine. Il fait donc de nécessité vertu.
Aujourd’hui avec un budget de près de 8 milliards de dollars, la défense antimissiles américaine est littéralement euphorique. On explore toutes les voies qui étaient jusqu’alors bloquées par le traité ABM , en particulier les plates-formes navales qui, à mon sens, constitue la voie de l’avenir.
Pour conclure sur cette étonnante saga américaine de la défense antimissile, il importe de rappeler que l’interception efficace à 100% n’existe pas dans le monde réel et qu’une capacité d’intervention élevée voisinant 90% reste hors de portée dès lors qu’il faudrait intercepter plusieurs missiles balistiques équipés de systèmes de leurrage. Les responsables américains le savent parfaitement. La décision est donc symbolique et politique c’est une formidable manifestation de la volonté américaine de conserver la suprématie dans le domaine de la haute technologie. Les industriels européens qui comprennent parfaitement le message n’y sont pas insensibles comme en témoigne l’accord conclut en juillet 2002 à Farnborough entre Boeing et EADS.
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Plus à ce sujet : Pierre Verluise, 20 ans après la chute de Mur. L’Europe recomposée, Paris : Choiseul, 2009. Voir
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