L’auteur étudie deux avenirs possibles de l’Union européenne, avec ou sans la Turquie.
ON développe facilement le paradoxe suivant : les Européens ne souhaitent pas l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne mais la jugent inéluctable ; les Turcs veulent l’adhésion mais l’estiment impossible.
Magie de la formule mais approximation politique qui masque une dynamique décisive, celle d’une Union européenne qui dispose d’un pouvoir intégrateur considérable pour transformer les Etats candidats. La réalité est en fait bien simple, la clef de l’adhésion réside d’abord et avant tout dans la capacité des Turcs à adapter suffisamment la Turquie aux exigences de l’acquis communautaire des 27 autres Etats de l’Union européenne. Elle ne dépend pas, comme certains le pensent, de la capacité des Européens à adapter les critères d’adhésion à la nécessité stratégique d’intégrer la Turquie dans l’Union européenne.
Quelle nécessité d’ailleurs ? On en voit bien les inconvénients mais bien malin celui qui saurait énumérer les avantages, politiques, économiques et sociaux d’intégrer la Turquie dans l’Union. Les 75 millions de Turcs ne sont-ils pas déjà des partenaires à part entière des 500 millions d’Européens ? Difficile aussi de prétendre que la Turquie est la bordure ultime, la porte orientale de l’Europe politique et géographique alors que sa diplomatie révèle brillamment tous les jours la vraie nature géostratégique de la Turquie : tampon et plaque tournante régionale, centre de gravité et d’arbitrage intercontinental branché sur Moscou, Kiev, Tbilissi, Erevan, Damas, Jérusalem …
Alors où est le vrai paradoxe de l’adhésion turque ?
De fait les négociations d’adhésion ont ouvert en Turquie de nombreux chantiers politiques, économiques, juridiques et sociaux qui agissent comme de puissants facteurs de modernisation. Mais il y a sans doute une limite politique à la transformation de la Turquie en un Etat européen standard, une limite que le président B. Obama tout à sa vision stratégique n’a pas vue en voulant forcer les négociations, une limite que les partis et les syndicats turcs ont eux bien évaluée et qui explique le pessimisme ambiant. Il y a sans doute également une limite à l’indéfinition des frontières de l’Europe communautaire, une limite qui gène moins les puissances maritimes comme le Royaume-Uni ou les Etats-Unis que les puissances continentales comme la France, l’Allemagne ou la Russie, familières des aléas des frontières terrestres.
D’où cette tension qui ne s’apaise pas autour de l’adhésion turque. Le vrai paradoxe, c’est que la mécanique d’adhésion a délégué au peuple turc le soin de définir le format géopolitique de l’Union européenne. La construction européenne qui n’a pas su se renforcer suffisamment avant de s’élargir dans la précipitation de la fin de la Guerre froide est aujourd’hui placée devant un dilemme qu’elle ne maîtrise pas, faute d’en avoir maîtrisé à temps le processus.
Soit le peuple turc accepte tant bien que mal la modernisation que ses dirigeants lui imposent et ce, d’autant plus que sous la pression anglo-américaine les critères pertinents auront été ajustés. Soit les dirigeants turcs jettent progressivement l’éponge et choisissent une autre voie, une voie de puissance régionale d’équilibre entre Asie et Europe. L’histoire n’est pas écrite et nul ne peut prédire de quel côté la Turquie va pencher. Ce qui est sûr, c’est que du choix turc dépendra pour longtemps le profil de l’Union européenne. Mais là un autre paradoxe apparaît qui pourra troubler plus d’un Européen dans ses convictions, c’est qu’à l’analyse, ces deux voies dessinent sans doute des types d’Union européenne également viables, bien différents certes mais également stables et prospères.
Tentons d’esquisser ces deux avatars possibles de l’Union européenne.
Après une Turquie qui aura su s’intégrer, viendra automatiquement une Ukraine que la négociation d’adhésion consolidera et sauvera de la partition, avec elle, la Moldavie qui pourra se normaliser, et la Transcaucasie suivra naturellement. L’ensemble ainsi formé ayant retrouvé son homogénéité géographique aura du pour s’unifier s’articuler en profondeur avec la fédération de Russie et l’ensemble slave voisin réalisant ce club européen de l’Atlantique à l’Oural qu’aimait évoquer le général de Gaulle. De même, la nouvelle polarité turque de l’Union européenne donnera une nouvelle chance à l’intégration méditerranéenne et particulièrement à celle de l’Afrique du Nord qui pourra bénéficier d’un partenariat avancé avec l’Union européenne. Qui ne voit l’avantage d’une telle dynamique d’intégration souple de près d’un milliard d’habitants dans une planète mondialisée de 9 milliards d’humains ?
Une Turquie forcée de s’arrêter à la limite politique acceptable de l’effort d’intégration resterait dans la cour de l’Union européenne. Une Union européenne qui se stabiliserait alors sur un ensemble homogène de 500 millions d’habitants reliés par la continuité territoriale, historique et culturelle, une Europe constituée comme une famille élargie. Une Union européenne aux frontières arrêtées qui devrait constituer des partenariats de voisinage stratégique avec les mondes slave et arabo-musulman, voisinage que la plaque tournante turque permettrait d’articuler entre eux. Qui ne voit que cette version permet une intégration plus profonde, politique, économique et sociale et crée les conditions d’un solide pôle occidental européen ?
L’histoire reste à écrire et le dilemme turc de l’Union européenne n’est pas ce cauchemar que l’on dit.
Copyright décembre 2009-Dufourcq
Plus :
Tancrède Josseran, "Turquie : repenser l’Empire
La nouvelle politique étrangère turque", publié le 16 septembre 2011 sur ce site Voir
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