Le désarroi de la puissance. Les Etats-Unis vers la "guerre permanente" ?

Par Arnaud BLIN , le 1er novembre 2004  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Chercheur de Diplomatie et Défense 21 à Paris, ancien directeur du Centre Beaumarchais (Washington, D.C.).

Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le site www.diploweb.com vous présente en exclusivité sur Internet un extrait d’un ouvrage d’Arnaud Blin, publié en octobre 2004 par les éditions Lignes de Repères. Pour en savoir plus, consultez le dossier de cet ouvrage sur www.lignes-de-reperes.com

1 : L’extrait

L’époque anti-westphalienne

L’HISTOIRE DES RELATIONS INTERNATIONALES, comme l’économie mondiale, opère selon des cycles. Ces « cycles géopolitiques » pourrait-on les appeler, voient se succéder des périodes de crises et des périodes de stabilité, qui généralement (mais pas systématiquement) se traduisent respectivement par des périodes de guerre et de paix. Il arrive aussi que ces cycles laissent place à de rares périodes combinant à la fois la crise et la stabilité : ce fut le cas lors de la guerre froide avec le problème posé par la menace nucléaire, facteur à la fois de crise extrême (illustré par l’épisode des fusées à Cuba) et aussi de stabilité négative (stratégie des représailles massives, « équilibre de la terreur »).

Le système « westphalien »

Le système des relations internationales tel qu’on l’a connu au cours des trois derniers siècles fut établi au lendemain de la guerre de trente ans (1618 – 1648) par les traités de Westphalie (1648). La paix de Westphalie et le système « westphalien » qui en découla introduisirent les concepts directeurs des relations internationales modernes : l’équilibre des puissances, l’inviolabilité de la souveraineté nationale et le principe de non-ingérence dans les affaires d’autrui. Ces principes gouvernent la politique des nations depuis cette époque. Lorsque ils ont été respectés, le monde (c’est à dire l’Europe au départ puis l’ensemble de la planète à partir du 19e siècle) connut globalement la stabilité. Lorsqu’ils ont été abandonnés par un État ou un ensemble d’États, la tempête succéda au calme (par ailleurs toujours relatif.)

L’ordre westphalien, c’est à dire celui de l’équilibre et des rapports de forces, dont les grandes puissances sont traditionnellement les premières bénéficiaires, fut remis en question à plusieurs reprises, toujours par des « superpuissances » en devenir : la France de Louis XIV et plus tard de Napoléon Bonaparte, l’Allemagne hitlérienne, l’Union soviétique. Pour ces puissances dominatrices et/ou conquérantes, le système westphalien représente un frein à la volonté expansionniste de leurs dirigeants. Pour ces derniers, la volonté de puissance ou la tentation impériale coïncident avec la nécessité de renverser le statu quo à leur profit. C’est ce phénomène qui sert de point de départ à L’Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide, histoire qui jeta les premières fondations ce qu’on appellera beaucoup plus tard (au 19e siècle) la realpolitik. Pour les partisans de l’école dite « réaliste » de la politique, le respect du statu quo représente la base de toute action politique à l’extérieur (de l’État). Les adeptes de la realpolitik sont donc avant tout, et contrairement ce que leur réputation laisse à penser, enclins à la prudence dans la conduite des affaires de l’État. Richelieu fut autrefois un exemple parfait du « réaliste », comme le fut naguère Henry Kissinger.

Aujourd’hui la plupart des observateurs perçoivent les principes du système westphalien au mieux comme anachroniques, injustes et immoraux, au pire comme suprêmement dangereux. Le système de sécurité collective tel qu’il est incarné par les Nations Unies et avant elle par la Société des Nations, constitue une première tentative d’en finir définitivement avec l’équilibre des puissances, il est vrai de réputation fragile depuis que ses dangereuses implosions à répétition ont mis le monde à feu et à sang, et d’instaurer un autre système de gestion de la puissance. L’équilibre des puissances, depuis le 17e siècle, a connu de nombreux critiques. En revanche, le double principe d’inviolabilité de la souveraineté nationale et de non-ingérence n’est remis en question que depuis quelques années seulement.

Le rôle de Jimmy Carter

C’est grâce à l’impulsion d’un président américain, Jimmy Carter, que les droits de l’homme ont commencé à la fin des années soixante-dix à figurer au centre des considérations géopolitiques de la planète. Jimmy Carter, un Wilsonien profondément imprégné de culture protestante, se sentait investi d’une mission de réhabilitation morale de la politique. Entré à la Maison blanche à la suite du scandale du Watergate qui avait coûté l’élection au vice-président et successeur de Nixon, Gerald Ford, Carter entendait remettre un peu d’ordre dans la politique américaine, et par extension dans sa diplomatie.

Abandonnant la diplomatie de haute voltige d’Henry Kissinger, Carter introduisit de manière brutale l’éthique appliquée à la politique – qui pour les réalistes est par définition amorale - à travers une campagne active pour la promotion des droits de l’homme. Cette vision animée par des sentiments sincères n’était pas incompatible avec l’approche réaliste de son conseiller principal, Zbegniew Brzezinski qui voyait là un instrument efficace pour combattre l’Union soviétique. Abondamment critiquée à l’époque, la politique de Carter fut sanctionnée par les urnes et le président démocrate dut céder sa place à un républicain, Ronald Reagan, après un seul mandat.

Malgré tout, Jimmy Carter avait modifié la donne. Ronald Reagan, qui lui succéda, adopta une rhétorique promouvant la politique de puissance tout en intégrant dans sa propre vision cette dimension morale de la géopolitique même si jusqu’à la fin de la guerre froide, les droits de l’homme furent largement exploités comme moyens de pression contre l’Union soviétique. Après 1991, la promotion des droits de l’homme devint le point de ralliement de ceux qui envisageaient une transformation complète de la politique internationale. Comme pour illustrer cette transformation, c’est à travers les ONG et non plus les dirigeants politiques, que les changements allaient intervenir. Le « devoir d’ingérence » devint dans les années 1990 l’un des thèmes mobilisateurs des organisations humanitaires et, progressivement, commença aussi à séduire le public et les dirigeants politiques. Pour des raisons humanitaires, un État, ou mieux un groupe d’États sous l’égide d’une organisation internationale comme l’ONU ou l’OTAN, avait non seulement le droit mais aussi le devoir d’intervenir dans les affaires d’un autre État.

Le devoir d’ingérence

Cette approche humanitaire guidée par des principes éthiques universels, dont Bernard Kouchner fut l’un des meilleurs ambassadeurs, remettait en question les fondements sur lesquels s’appuyaient les relations internationales depuis 1648. Par une ironie qui échappait à la plupart des partisans de cette nouvelle approche, le « devoir d’ingérence » affichait en réalité les mêmes objectifs que les traités de Westphalie, à savoir la protection des populations civiles. Au 17e siècle, dans le contexte des guerres de religion, le principe de non-ingérence avait pour but de prévenir l’intervention d’un État auprès d’une communauté ou minorité religieuse d’un autre État, de manière à éviter l’incitation à la violence. Ce principe avait pour but déclaré de protéger les populations civiles. Le principe du cujus regio, cujus religio, où la religion du prince est la religion du peuple, permit aux religions catholiques et réformées, et à ceux qui les pratiquaient, de cohabiter en paix. De fait, la paix de Westphalie mit un terme aux guerres de religions en Europe.

Le système westphalien reposait sur un ordre géopolitique homogène, où les États concernés (d’Europe) partageaient les mêmes valeurs, les mêmes institutions et la même vision d’ensemble de la politique. Aujourd’hui le système international est profondément hétérogène. Si les pays ayant le privilège d’appartenir à la catégorie des démocraties libérales et industrialisées tiennent les rennes du pouvoir international, ils doivent cohabiter avec une multitude de nations plus ou moins démocratiques, plus ou moins libres et plus ou moins riches. C’est cette hétérogénéité politique couplée avec une injustice économique endémique qui rend le monde d’aujourd’hui aussi chaotique et aussi difficile à appréhender. Cette hétérogénéité est à la source de beaucoup de malentendus et de ressentiments. C’est pour tenter de résoudre les problèmes liés à cette hétérogénéité qu’est apparu le phénomène de l’ingérence, qui essaye de répondre aux crises humanitaires les plus aiguës et tente de résoudre le problème de la mauvaise gouvernance, et qu’est né le mouvement anti-mondialisation. C’est en partie à cause de cette hétérogénéité que s’est développé le terrorisme islamiste. C’est dans le but d’y mettre fin que les Etats-Unis ont élaboré leur nouvelle stratégie : en propageant le modèle de la démocratie, dans le but théorique que l’Amérique homogénéise l’ensemble de l’échiquier géopolitique. En pratique cependant, cette stratégie, au lieu de signaler une rupture progressiste par rapport au système westphalien, s’est manifestée de manière surprenante par un retour à l’anarchie pré westphalienne.

Une question de culture politico-stratégique

Les États-Unis furent au départ réticents à suivre les règles imposées par le système westphalien, qui longtemps se cantonna à l’Europe, même si plus tard ils poursuivirent une politique réaliste. Et cette même réticence resurgit aujourd’hui encore, alors que les États-Unis sont une hyperpuissance, car le réalisme politique interdit même aux plus puissants de s’ériger en autorité morale universelle. Or ce désir omniprésent chez les Américains fait partie intégrante de sa culture politico-stratégique.

On se souvient que George Washington exhortait son pays à tourner le dos aux affaires du « vieux monde ». Dans sa célèbre lettre adressée au peuple américain, le premier président des États-Unis conseillait ses concitoyens : « Étendre nos relations commerciales avec les peuples étrangers, et établir aussi peu de liens politiques que possible entre eux et nous, telle doit être la règle de notre politique. » Toutefois, Washington laissait la porte ouverte à une politique plus active, dès lors que les rapports de force changeraient en faveur des États-Unis. Ainsi dans la même lettre : « Si nous continuons à former une seule nation, régie par un gouvernement fort, le temps n’est pas loin où nous n’aurons rien à craindre de personne. Alors nous pourrons prendre une attitude qui fasse respecter notre neutralité ; les nations belligérantes, sentant l’impossibilité de rien acquérir sur nous, craindront de nous provoquer sans motifs ; et nous serons en position de choisir la paix ou la guerre, sans prendre d’autres guides de nos actions que notre intérêt et la justice. »

L’autre père de la politique étrangère américaine, Thomas Jefferson, s’opposa moralement aux principes du système westphalien et à sa mise en pratique. Et même si Jefferson pratiqua en fin de compte une politique « réaliste, » il ne cessa de penser que les États-Unis devraient acquérir un jour la puissance nécessaire pour abolir la tradition westphalienne afin d’imposer un code de conduite international plus en rapport avec les règles de bases de l’éthique. C’est ce renversement que tentera d’accomplir un siècle plus tard Woodrow Wilson et après lui Jimmy Carter. On trouve aujourd’hui un écho de ce discours dans les propos du secrétaire à la défense de George W. Bush critiquant la « veille Europe », mais avec les conséquences politiques inverses de celles invoquées par les Pères fondateurs.

Pour les pères fondateurs, le système westphalien était critiquable à la fois sur un plan éthique, pour son amoralité, et d’un point de vue politique parce qu’il reposait sur les rapports de forces, rapports au départ défavorables aux États-Unis. Pour ces pères fondateurs et leurs héritiers, l’Amérique devait apporter autre chose au monde. Elle avait même pour devoir d’éliminer ce système impropre et le remplacer par quelque chose dont on ne savait pas très bien au départ à quoi il ressemblerait. Mais on était d’ores et déjà certain qu’émanant des États-Unis, il ne pourrait qu’être meilleur.

Une nouvelle donne

Aujourd’hui, le problème se pose en des termes complètement différents et même directement opposés. D’abord, le système westphalien n’est plus. Sa dernière incarnation, bâtarde et diluée, eut lieu lors de la guerre froide dans un contexte d’équilibre bipolaire, et non plus multipolaire, et dans un système géopolitique hétérogène. Ensuite, les États-Unis ont acquis aujourd’hui une telle puissance qu’un système géopolitique fondé sur les rapports de force ne pourrait lui être, théoriquement, que favorable. De fait, les États-Unis sont dans une position semblable à celle de l’Europe autrefois, cette dernière ayant de son côté pris la place des États-Unis. C’est ce retournement de situation qu’a cerné, il est vrai de manière simpliste et un brin caricaturale, le néo-conservateur Robert Kagan : « L’Europe est en train de renoncer à la puissance ou, pour dire la chose autrement, elle s’en détourne au bénéfice d’un monde clos fait de lois et de règles, de négociation et de coopération transnationales. Elle pénètre dans un paradis post historique de paix et de relative prospérité, concrétisation de ce que Emmanuel Kant nomme la « paix éternelle ». De leur côté, les États-Unis restent prisonniers de l’Histoire, exerçant leur puissance dans le monde anarchique décrit par Hobbes, où lois et règles internationales sont peu fiables et où la vraie sécurité ainsi que la défense et la promotion d’un ordre libéral dépendent toujours de la détention et de l’usage de la force militaire. »

Ce passage est intéressant à plusieurs égards. Non seulement il révèle clairement la vision du monde des néo-conservateurs américains, mais il montre à quel point les choses ont pu changer en un espace de temps relativement court. Pendant des siècles, l’Europe s’était définie politiquement et même culturellement à travers sa pratique de la politique westphalienne. Depuis toujours, les États-Unis lui contestaient cette pratique et prônaient un changement fondamental des relations internationales s’appuyant au départ sur certains des principes énoncés par Emmanuel Kant dans sa Paix perpétuelle. Les célèbres Quatorze points de Woodrow Wilson - qui constituent, soit dit en passant, l’un des fondements de l’idéologie néo-conservatrice dont Robert Kagan se réclame – étaient précisément formulés dans des termes kantiens.

L’Europe a largement compté sur les États-Unis pour sa sécurité

Ce que dit Kagan n’est pas entièrement faux : l’Europe a choisi au cours des soixante dernières années de s’investir dans les politiques sociales au détriment de la puissance brute alors que les États-Unis ont opté chez eux, surtout depuis les années 1980, pour le désordre du laisser-faire tout en augmentant leur capital de puissance militaire. Durant cette période, l’Europe a largement compté sur les États-Unis pour sa sécurité. L’Amérique s’est beaucoup investie, se dispersant même parfois, dans la lutte contre le totalitarisme soviétique. Pour autant, les États-Unis n’ont pas manqué par moments de s’investir dans les politiques sociales mais la volonté populaire et surtout politique ont souvent fait défaut : le projet de « Great Society » de Lyndon Johnson fut éclipsée par la guerre du Vietnam, le plan de restructuration de la sécurité sociale envisagé par Bill et Hillary Clinton fut dès le départ torpillé sur le plan politique. Il reste qu’aujourd’hui, l’Europe et les États-Unis ont des priorités différentes et même divergentes. Ces différences furent longtemps voilées par un objectif commun, celui de résister à la menace soviétique, et par des valeurs similaires de promotion de la démocratie et de la liberté. Depuis la fin de la guerre froide et surtout depuis le 11 septembre 2001, le brouillard qui masquait le fossé séparant les deux continents s’est dissipé, révélant l’ampleur de l’abîme. L’idée d’un retour à un équilibre multipolaire est peut-être séduisante a priori pour l’Europe, pour la Chine ou la Russie mais le monde est beaucoup trop complexe pour qu’un tel système soit viable. En surface, le problème de l’Europe est de s’accommoder de la puissance américaine. Celui des États-Unis est d’exploiter cette puissance.

Naguère le bon fonctionnement du système westphalien et même sa survie à proprement parler tenaient à deux choses : l’homogénéité du système et le maintien du statu quo général par la politique de l’équilibre. Aujourd’hui, la notion d’équilibre des puissances n’a plus le même sens puisque l’ensemble géopolitique planétaire est fondamentalement déséquilibré. De plus, le monde est profondément hétérogène – avec une constellation d’États allant du démocratique à l’autoritaire, du très riche au très pauvre - et le statu quo est un non statu quo. En quelque sorte, nous sommes entrés dans une période anti-westphalienne où presque tous les repères du passé ont disparu. En conséquence, le choix – déterminé en grande partie par la politique américaine – est le suivant : un retour à l’anarchie pré westphalienne avec la volonté d’un État d’imposer son hégémonie, option choisie par les néo-conservateurs, ou au contraire, la projection vers l’avenir avec l’instauration d’un véritable système de sécurité collective. Si, en théorie, on pourrait aussi parler d’une troisième option, celle d’un « gouvernement mondial », rien n’indique que l’on avance dans cette direction. C’est donc entre ces deux choix diamétralement opposés que l’Amérique du 21e siècle est aujourd’hui tiraillée.

Copyright septembre 2004-Blin-Lignes de repères


2. Présentation de l’ouvrage

LA DIRECTION PRISE par les Etats-Unis depuis le 11 septembre 2001, à savoir l’unilatéralisme et la tentation impériale, est elle réversible ? Pourquoi la première démocratie du monde, unique hyperpuissance vainqueur par KO de la guerre froide, est elle plus crainte que respectée ? Au point d’être un danger pour la stabilité du monde ?

Répondre à ces questions nécessite de reprendre les fils de l’histoire récente. Apparaît une Amérique en désarroi, malgré sa puissance inégalée. Derrière l’opulence, la démocratie américaine est en crise profonde, mais prétend « exporter » les idéaux démocratiques ailleurs. Profondément imprégnée d’idéologies conservatrices, l’Amérique unie est en guerre contre le terrorisme ; en fait, ce discours cache (mal) de grands et sombres desseins, faits de guerre permanente, de remodelages géostratégiques et d’hégémonie.

Dans notre monde complexe, la voie vers un renouveau du rêve américain est plus étroite que jamais.

Pour en savoir plus, consulter le dossier de cet ouvrage sur le site des éditions Lignes de Repères. Lien


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