Le Kosovo d’une coalition à l’autre

Par Odile PERROT, le 6 mars 2011  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Democratization officer au sein de la mission de l’OSCE au Kosovo, de 2000 à 2002, Odile Perrot est docteur en science politique. Sa thèse analyse les moteurs et les enjeux du processus de démocratisation mis en place par la communauté internationale. Elle a été distinguée par le prix de la Fondation Varenne et publiée à la LGDJ sous le titre Les équivoques de la démocratisation sous contrôle international. Le cas du Kosovo (1999-2007).

Géopolitique des Balkans occidentaux. Les élections au Kosovo entre décembre 2010 et janvier 2011 attestent d’une transformation étatique. Cependant, le test de maturité démocratique est mitigé. En outre, les élections n’ont pas donné au vainqueur les moyens de rassembler. (Tableaux, graphique, bibliographie)

ENTRE décembre 2010 et janvier 2011, le Kosovo a vécu au rythme de l’élection de ses députés. Premières élections législatives depuis l’indépendance, ce scrutin a constitué un événement de grande importance pour deux raisons. Pour la première fois, les Kosovars élisaient leurs représentants sans contrôle international, la supervision des organisations internationales s’étant peu à peu effacée au profit d’une gestion locale. Deuxième particularité, ces élections ont marqué une prise en main locale du calendrier électoral. Jusqu’en 2008, c’est le Cadre constitutionnel promulgué par la Mission des Nations unies (MINUK) qui a servi de référence. Même après l’indépendance proclamée en février 2008, c’est le chef du Bureau civil international (ICO) – Pieter Feith – qui a décidé de la nature des consultations à venir. En ce sens, par contraste avec les dix dernières années, les élections attestent une dynamique de transformation étatique. Le test de maturité démocratique est en revanche mitigé. A l’aune des fraudes massives qui ont été constatées et ont motivé la tenue de nouvelles élections dans cinq municipalités le 9 janvier, puis à Mitrovicë/Mitrovica deux semaines plus tard, ce scrutin a même constitué un recul. D’un autre côté, il a montré un sursaut de la part des citoyens, désireux de changements et prompts à dénoncer les dérives des partis.

Prémices d’une crise politique annoncée

A l’origine des élections, il y a une crise politique qui a fait éclater la coalition au pouvoir composée du Parti démocratique du Kosovo (PDK) du Premier ministre Hashim Thaçi et de la Ligue démocratique du Kosovo (LDK) du Président Fatmir Sejdiu. Cette coalition mathématique unissant les ennemis d’hier s’est maintenue plus de deux ans. Mais lorsque les appétits de pouvoir se sont affrontés, elle s’est effondrée et la lutte s’est cristallisée autour de la position contestée du Président. Fatmir Sejdiu n’a pas su s’élever au-dessus des querelles partisanes, même si la Constitution le définit comme le garant du fonctionnement démocratique (art. 4). Surtout, il est resté à la tête de son parti, la LDK, malgré les horions de l’opposition. La tension est montée à l’automne 2010.

Fin septembre 2010, la Cour constitutionnelle [1], saisie quelques mois plus tôt par 32 députés, a déclaré que le cumul des fonctions de Président et de chef de la LDK était contraire à la Constitution. Fatmir Sejdiu, alors à New York, a attendu son retour pour annoncer sa démission et le président de l’Assemblée, Jakup Krasniqi (PDK), l’a remplacé. Mais c’est la décision de la LDK de quitter le gouvernement qui a précipité les événements. En trois semaines, le Kosovo s’est retrouvé sans Président et privé de la moitié de son gouvernement. La perspective d’élections anticipées se confirmant, les députés pressés de prendre de court leurs adversaires dans la bataille électorale ont voté la motion de censure. Le 2 novembre 2010, l’Assemblée était dissoute et les élections législatives convoquées pour le 12 décembre 2010.

Lancés dans la course, le PDK et la LDK ont procédé à l’élection de leur président. Pour le PDK, la désignation d’Hashim Thaçi n’a pas fait de doute, même si la procédure expéditive a été comparée aux congrès de l’époque communiste. Pour la LDK, l’issue de la compétition était plus incertaine car elle opposait deux caciques du parti : Bujar Bukoshi, ministre sortant de la Santé et cadre du parti depuis ses débuts, et Isa Mustafa, maire de Prishtinë/Priština depuis 2007 jouissant d’un certain capital de sympathie. C’est le second qui l’a emporté. Le premier a alors créé une liste dissidente avec le fils de l’ancien Président Rugova, qui s’est allié à l’Alliance pour le futur du Kosovo (AAK) avant les élections. Le jugement des urnes lui aura toutefois été défavorable, puisqu’il n’a pas obtenu suffisamment de voix pour siéger à l’Assemblée.

Si elle a réglé la question de son leadership, la LDK n’en a pas moins été contrainte de redéfinir sa stratégie électorale. Elle a perdu la majorité aux élections de 2007 et ne parvient pas à s’unir depuis le décès, en 2006, de son chef historique Ibrahim Rugova. Or, la stratégie de rupture suivie à l’automne 2010 n’a pas convaincu la population. Certains ont pensé que la Ligue quittait la direction des affaires au moment où le Kosovo avait besoin d’un gouvernement fort. Surtout, la LDK aurait dû se retirer quelques mois plus tôt, lorsque des membres du PDK sortant d’une soirée animée au Zanzibar avaient déclaré que leurs partenaires de coalition étaient indésirables. Enfin, nul n’ignore que le coup d’éclat de la LDK était lié au désaccord sur le dossier de la privatisation de la PTK (les postes et télécommunications du Kosovo). Au fond, la stratégie de la Ligue a consisté à quitter la coalition dans la perspective des élections consécutives à la démission du Président Sejdiu, afin de se retrouver dans l’opposition au moment de la campagne.

Regain de participation

Le succès des élections se mesure d’abord à l’aune du soutien de la population que traduisent les taux de participation. Si 79% des inscrits s’étaient rendus aux urnes pour participer au premier scrutin après la fin du conflit, seuls 45% ont voté en 2010-2011. Ce résultat est toutefois encourageant puisque la tendance à la baisse amorcée en 2007 s’est inversée. La désaffection électorale reflète le désenchantement vis-à-vis d’une classe politique qui concentre le pouvoir pour mieux accaparer ses ressources, au mépris de l’intérêt général et du bien-être des citoyens.

Le Kosovo d'une coalition à l'autre

L’autre particularité de ces élections vient de la participation des Kosovars serbes, parmi lesquels la consigne de boycott ne fait plus l’unanimité. Ce sont surtout les Kosovars serbes vivant au sud qui ont voté, tandis que, au nord, les 14 bureaux mobiles sont en revanche restés déserts. Cette dichotomie spatiale cache un éparpillement grandissant entre les partis promouvant l’abstention et ceux prêts à entrer dans le jeu institutionnel kosovar, mais aussi entre ces derniers. La concurrence est exacerbée par le système des sièges réservés [2], qui garantit à un parti d’être représenté avec peu de voix. Ainsi, le Parti libéral indépendant (SLS) a obtenu 8 sièges avec 2%, la Liste serbe unie (JSL) 4 sièges avec 0,9%, le parti turc KDTP 3 sièges avec 1,2%.

Cette formule a un impact sur la représentation des partis kosovars albanais, qui ont peu de chance d’obtenir la majorité dans une Assemblée de 120 sièges où ils ne concourent que pour 100. La coalition est donc la règle. Outre cette contrainte, l’apparition et le déclin de partis récents illustrent la volatilité d’une scène politique qui peine à structurer son action au-delà de la revendication pour l’indépendance. Les nouveaux venus ont bénéficié de la désaffection à l’égard de la LDK et fragilisent la position de parti pivot de l’AAK, le parti de l’ancien Premier ministre, Ramush Haradinaj, actuellement rejugé au TPIY. Certaines de ces formations nouvelles se sont toutefois révélées éphémères, comme la Ligue démocratique de Dardanie (LDD), fondée par un dissident de la LDK. Alors qu’elle avait obtenu 10% en 2007, elle n’a pas, trois ans plus tard, dépassé le seuil obligatoire de 5%. L’Alliance pour un nouveau Kosovo (AKR), qui avait rassemblé 12% des votes en 2007, a parié sur une stratégie d’alliance pré-électorale qui lui a été bénéfique. En formant une liste commune avec d’autres petits partis, elle a obtenu 8% des voix. Son fondateur, Behgjet Pacolli, est à la tête de l’entreprise de construction Mabetex et dispose d’une fortune colossale qui aurait convaincu certains États de reconnaître le Kosovo.

Mais le fait remarquable de ce scrutin est le raz-de-marée de Vetëvendosje (Autodétermination), qui a fait mieux que tous les nouveaux venus jusqu’ici, avec 13% des voix. En tant que mouvement, Vetëvendosje existe depuis 2005 et son leader, Albin Kurti, est connu pour ses prises de position sans concessions. L’ « enfant terrible de la scène politique kosovare » s’est toujours opposé à tout compromis sur l’indépendance et a cristallisé les critiques sur la MINUK, la supervision internationale et le suivisme des institutions kosovares. Son discours sur l’égalité devant la justice, les droits civiques et la corruption a sans doute séduit les foules plus que la thématique de l’union des territoires albanais. Surtout, l’image d’un homme intègre, soucieux de l’intérêt national et fidèle à ses convictions a su galvaniser les électeurs.

A l’opposé, le nouveau parti Fryma e Re (Esprit nouveau) n’a pas obtenu les résultats attendus. Créé juste avant les élections par deux figures respectées de la société civile, il a sans doute pâti de la précipitation du calendrier qui ne lui aura pas laissé le temps d’étendre son audience au-delà de Prishtinë/Priština. Il apparaissait pourtant comme un parti différent et capable d’assurer la relève avec une génération de jeunes experts formés en Occident. Avec 2% des voix, il n’est pas représenté à l’Assemblée. Si la scène politique y a perdu, la société civile se réjouira sans doute de ce faux départ.

Tractations pour une coalition

Si l’on récapitule, l’échiquier politique est très éclaté et les formules de coalition compliquées. Or, le Kosovo a besoin d’un gouvernement uni, volontaire, accountable vis-à-vis des citoyens mais aussi des partenaires internationaux. Un gouvernement capable de prendre en charge les nombreux dossiers tels que la reconnaissance, la libéralisation des visas, la coopération régionale, la justice et le développement économique. Mais les élections n’ont pas donné au vainqueur les moyens de rassembler, d’autant que les fraudes massives ont miné la légitimité des acteurs.
Avant le 12 décembre 2010, beaucoup d’observateurs avaient alerté sur les conditions déplorables de l’organisation d’un scrutin précipité en plein hiver. Les inquiétudes ont été confirmées : bourrage d’urnes et votes multiples, listes électorales inexactes, vote des morts, achat de votes, intimidation des électeurs et des membres des bureaux, lampes à ultraviolet défectueuses, etc. Les enclaves serbes n’ont pas été épargnées. Des cadeaux, de la nourriture ou du bois de chauffage, ont été distribués aux électeurs pour les inciter à aller voter. A Cagllavica, près de Prishtinë/Priština, le cours du vote s’élevait entre 50 et 200 euros.

Ces irrégularités ont été recensées par les observateurs internationaux. Membre de la délégation du Parlement européen, Doris Pack a pointé du doigt les municipalités de Drenas/Glogovac et Skenderaj/Srbica, où le taux de participation a été deux fois plus élevé que la moyenne (respectivement 86% et 94%). Sa collègue Jutta Steinruck s’est insurgée contre une coupure d’électricité, à Prekaz, qui a laissé tout le monde « dans le noir dans tous les sens du terme ». Le Réseau européen ENEMO a également déploré l’absence de réaction des membres des bureaux face aux infractions.

Par contraste, le silence de Democracy in action, organisme kosovar chargé de l’observation des élections, a été d’autant plus remarqué et critiqué. Il trouve son explication dans les liens de loyauté qui lient la plupart des ONG du réseau aux partis. Cette confusion des genres a obéré la confiance dans un organisme qui pèche en outre par manque de rigueur et de professionnalisme. Ainsi, seuls 51% des bulletins ont été vérifiés et les irrégularités constatées dans plusieurs bureaux n’ont pas été publiées. Face à ces lacunes, d’autres ONG et les médias se sont révélés de véritables accélérateurs de citoyenneté. Leurs vives réactions ont montré la lucidité mais aussi la capacité de mobilisation de la population. Certains membres de Democracy in action sont partis pour marquer leur désaccord et le politologue et journaliste Fatlum Sadiku a dénoncé en bloc tous les partis. L’émission « Jeta në Kosovë » a diffusé des vidéos de fraudes commises dans les bureaux. Ainsi, le dynamisme des acteurs collectifs constitue un motif d’optimisme. Il a mis en évidence les demandes citoyennes en faveur d’un gouvernement légitime et responsable, au moment même où le PDK tentait de former une coalition.

La LDK s’est d’emblée déclarée hostile à partager le pouvoir avec son ancien partenaire. Vetëvendosje a refusé de pactiser avec un parti corrompu, qui plus est inféodé aux internationaux. L’AAK, plus schizophrène, aurait hésité à rejoindre un gouvernement dirigé par le PDK. L’AKR a démenti toutes les rumeurs d’accord avec Hashim Thaçi, mis en cause par le rapport du Conseil de l’Europe du député Richard Marty dans un éventuel trafic d’organes. Mais ces déclarations ont servi sa stratégie, alors que se jouaient les tractations pour le partage des responsabilités nationales. Mi-février 2011, Behgjet Pacolli a rejoint le PDK en échange de la présidence du pays. Mais seule une courte majorité des députés lui a apporté son soutien et il a été élu au troisième tour. La coalition est donc fragile. Outre le PDK, l’AKR et le parti serbe SLS, allié depuis 2007, elle agrège plusieurs formations disparates s’accordant sur l’attrait du pouvoir plus que sur une politique commune. Il n’est pas certain que cette mosaïque garantisse une gestion coordonnée et efficace des affaires publiques du Kosovo. Mais l’hétéroclisme n’est pas nécessairement source d’instabilité, si les hommes se concentrent sur le travail à accomplir et les objectifs à réaliser. Pour cela, le Kosovo dispose de quatre années avant les prochaines élections législatives, qu’il pourra mettre à profit pour se rapprocher de ses citoyens et de l’UE.

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Bibliographie

Cour constitutionelle de la République du Kosovo, Naim Rrustemi and 31 other Deputies of the Assembly of the Republic of Kosovo Vs. His Excellency, Fatmir Sejdiu, President of the Republic of Kosovo, Judgment Case No. KI47/10, Prishtina, 28 September 2010 – document disponible sur le site de la Cour : http://www.gjk-ks.org/repository/docs/ki_47_10_eng_1.pdf

Insights and Perceptions : Voices of the Balkans. 2010 Summary of Findings, Gallup Balkan Monitor, in partnership with the European Fund for the Balkans, Bruxelles, 2010 .

BYTYCI Seb, “With a little help from Kosovo’s friends”, Prishtina Insight, 28 janvier-10 février 2011.

Corinne DELOY, « Élections législatives au Kosovo, 12 décembre 2010 », Observatoire des élections, Fondation Robert Schuman.

Belgzim KAMBERI, Interview du chef du Réseau européen des organisations de surveillance des élections au Kosovo (ENEMO), Zlatko Vujović, Courrier du Kosovo, 24 janvier 2011.

Linda KARADAKU, « PDK celebrates after revote in Kosovo », SETimes, 10 janvier 2011.

Sites

Commission électorale du Kosovo : http://www.kqz-ks.org/
Cour constitutionnelle de la République du Kosovo : http://www.gjk-ks.org/

Balkan Insight – page Kosovo : http://www.balkaninsight.com/en/page/kosovo-home

Courrier du Kosovo : http://balkans.courriers.info/spip.php?page=archives&id_mot=792

Fondation Robert Schuman : http://www.robert-schuman.eu/

Southeast Times – page Kosovo : http://www.setimes.com/cocoon/setimes/xhtml/en_GB/keyword/Country/Kosovo


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[1La Cour est composée de 9 juges, dont 3 juges internationaux, pour un mandat de 9 ans non renouvelable.

[2Sur les 120 sièges de l’Assemblée, 20 sont réservés aux minorités : 10 aux Kosovars serbes, 10 aux autres minorités (bochniaque, turque, goran, etc.)

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