Professeur à Hallym University (Chuncheon, Corée du Sud), directeur-associé, sécurité et défense, à la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques (UQAM), chercheur-associé à l’IRIS et rédacteur en chef de la revue Monde chinois, nouvelle Asie (Paris, Choiseul). Il a récemment publié Géopolitique du Japon, aux éditions Artège.
Après lui avoir tourné le dos durant sa modernisation, le Japon post 11 mars 2011 peut-il rejoindre l’Asie ? L’auteur met en perspective cette problématique, discerne les facteurs favorables et les obstacles qui subsistent. Enfin, B. Courmont s’interroge sur l’impact qu’un retour du Japon en Asie aurait sur les relations de l’archipel avec les Etats-Unis.
POUR de nombreux observateurs, au Japon comme à l’extérieur, le tsunami du 11 mars 2011 est un évènement historique d’une ampleur comparable à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le discours de l’empereur Akihito (suffisamment rare pour être mentionné) ou les références du Premier ministre Naoto Kan (qui annonça que son pays rencontre la crise la plus profonde depuis 1945) sont à cet égard les indicateurs les plus nets. Le traumatisme humain est évidemment immense et justifie de telles mentions, et les conséquences économiques sont également souvent citées comme d’une ampleur telle qu’il y aura un avant et un après 11 mars 2011. Mais qu’en est-il des repositionnements politiques du Japon ? Si on tient compte du fait que 1945 marqua le point de départ d’une nouvelle ère pour l’archipel, 2011 peut-il s’inscrire dans la même lignée ? En ramenant cette question aux impératifs qui sont ceux du Japon contemporain, on peut se demander si la catastrophe d’une ampleur inédite qu’a connue ce pays aura pour effet de repositionner le Japon dans son environnement régional. L’une des conséquences du 11 mars 2011 pourrait-elle ainsi être de voir le Japon « rejoindre l’Asie » ? Et surtout, au-delà des choix de Tokyo et des raisons qui les justifient, un tel mouvement est-il possible ?
Pendant la révolution de Meiji (à partir de 1867), la modernisation de la société japonaise généra de nombreux mouvements de rejet de l’Occident et de ses valeurs, qui plaidaient en faveur d’un retour aux traditions. A cela s’opposait une tentative de copier les puissances occidentales, non par admiration, mais pour éviter de tomber sous leur joug, comme la Chine à la même époque. Résultat de cette double tendance, le slogan nationaliste de l’ère Meiji trouve son origine dans un bref essai de Yukichi Fukuzawa publié en 1885, intitulé Quitter l’Asie, qui traduisait par extension la détermination d’en finir avec un monde centré sur la Chine, sa politique et son idéologie confucéenne. L’auteur proposait de rejoindre l’Europe, c’est-à-dire faire du Japon un Etat-nation sur le modèle européen. Cet essai et le slogan « Quitter l’Asie, rejoindre l’Europe » qui l’accompagna eurent un impact considérable sur la modernisation du Japon, qui se découvrit par la même occasion des prétentions à l’extérieur, comparables aux empires coloniaux européens (auxquels nous pouvons ajouter les Etats-Unis, et étendre l’exemple à l’Occident). Les décennies suivantes furent marquées par la formidable montée en puissance économique du Japon, mais également par un impérialisme exacerbé qui s’en prit aux autres peuples asiatiques avec une rare violence. Si le Japon, vaincu en 1945, ne parvint jamais à « rejoindre l’Occident », il quitta en revanche l’Asie, laissant chez ses voisins un ressentiment encore très présent de nos jours, et justifié par les exactions inqualifiables de l’armée impériale.
L’un des principaux défis du Japon au cours des dernières décennies, en particulier depuis l’entrée en stagnation au début des années 1990, consista à reconstruire sa relation avec ses voisins. Cet effort est justifié par le risque de voir l’archipel entrer dans une phase de déclin, que la montée en puissance des autres pays de la région, la Chine en tête, ne fait que confirmer. Mais il s’agit d’un chantier encore inachevé de nos jours, et qui se heurte tant aux résistances des pays qui gardent du Japon un souvenir amer qu’aux difficultés de Tokyo à se projeter en Asie orientale.
Face à la crise profonde que traverse le pays, qui ne fait que confirmer une tendance déjà forte, les dirigeants japonais cherchent donc à affirmer leur ancrage asiatique. La page de la tension avec la Chine et la Corée du Sud, liée à la question du révisionnisme historique concernant les crimes de guerre japonais, semble tournée, même si la méfiance est de rigueur. Un rapprochement s’est par ailleurs opéré avec Séoul, ainsi qu’avec New Delhi, afin de contrebalancer Pékin, même si cette raison était officiellement démentie. Les rapports sino-japonais se sont normalisés, même si la création d’un pôle asiatique autour de la mer de Chine relève encore de l’utopie. Ces efforts nécessitent également côté japonais de revenir sur les sujets qui ont fâché au cours des dernières décennies, à savoir la façon dont le Japon regarde l’histoire de ses conquêtes impérialistes.
Malgré ces efforts qui restent à fournir, le contexte est très favorable à un retour du Japon en Asie. Tokyo ne peut le refuser, compte-tenu des difficultés économiques profondes auquel le pays fait désormais face. Un isolement pourrait avoir des conséquences profondes, et les dirigeants japonais ont compris la nécessité d’un ancrage au dynamisme asiatique. De l’autre côté, des pays comme la Chine ou la Corée du Sud sont sensibles à ces efforts et ont tout intérêt à les accompagner. Séoul cherche en effet depuis quelques années à bâtir une architecture régionale, au niveau économique et commercial dans un premier temps, et le verrou japonais pourrait se libérer. Pékin prend de son côté une petite revanche sur l’histoire en venant à la rescousse de son voisin et rival traditionnel, qu’elle vient par ailleurs de devancer au classement des puissances économiques mondiales. C’est une Chine en position de force qui se présente face à un Japon affaibli et forcément demandeur, et Pékin a toutes les raisons de se réjouir d’une véritable reconnaissance de son statut de puissance régionale majeure. Pour ces différentes raisons, nous pouvons considérer que les éléments plaident en faveur d’un vrai dialogue régional, que les rencontres entre dirigeants des trois pays autour de la nécessité de venir en aide au Japon ne font que confirmer.
Les obstacles à l’intégration régionale du Japon n’en restent cependant pas moins nombreux. Au-delà des symboles, les litiges opposant le Japon et ses voisins sont notamment sensibles en ce qui concerne les îles aux marches de l’archipel. En vertu de la convention de Montego Bay, le Japon dispose en effet d’une Zone économique exclusive (ZEE) de 4,29 millions de km², faisant de l’archipel la sixième zone maritime au monde. Mais quatre litiges demeurent, dont celui des Kouriles du Sud avec la Russie, les îlots inhabités de Takeshima (Tokdo) et Torishima avec la Corée du Sud, et surtout les îlots de Sendaku-shotô (Diaoyutai), que Tokyo contrôle depuis 1885, mais qui sont revendiqués par Pékin et Taipei. La découverte de gisements pétroliers dans les années 1970 relança l’intérêt porté à ces îlots inhabités, et traduit les problèmes de règlement de frontière qui subsistent entre le Japon et ses voisins. Cela signifie-t-il que ces problèmes devront être réglés au préalable d’une réintégration du Japon dans son environnement régional ? Pas nécessairement, mais il faudra s’assurer qu’ils ne persistent pas de manière trop nette.
L’autre incertitude concerne, dans le cas d’un rapprochement effectif entre le Japon et ses voisins, l’avenir de la relation Tokyo-Washington. Là pourrait même être la conséquence la plus importante d’une réintégration asiatique de Tokyo. Allié stratégique majeur de Washington depuis 1945, le Japon s’interroge depuis quelques années sur la pertinence de ce partenariat, et hésite entre se rapprocher considérablement des Etats-Unis et sortir de la tutelle américaine. Les milieux conservateurs et progressistes (ces derniers étant au pouvoir mi-2011), s’ils n’offrent pas la même ligne de lecture de cette alliance et des problèmes qu’elle soulève, se retrouvent sur la volonté d’imposer un débat sur l’avenir de la relation Tokyo-Washington. Compte-tenu des difficultés que rencontrent les Etats-Unis sur le terrain de l’économie, et de l’agacement de plus en plus marqué que les alliés de Washington dans la région, dont le Japon fait partie, à l’égard d’une présence américaine importante mais qui ne se traduit pas nécessairement par un soutien stratégique automatique, le retour du Japon en Asie pourrait avoir pour effet de balancier d’affaiblir la force de la relation avec les Etats-Unis. Voilà une perspective qui fera craindre à ceux qui, au Japon, voient dans ce lien la meilleure garantie sécuritaire pour Tokyo, et réjouira ceux qui estiment qu’il est au contraire temps de quitter l’Occident, et de rejoindre l’Asie.
Copyright Juin 2011-Courmont/Diploweb.com
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. Voir l’article de Jean-Emmanuel Medina, "Japon-Chine : Senkaku/Diaoyu, les enjeux du conflit territorial"
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