Analyste politico-militaire franco-américain, spécialiste des États-Unis et du conflit afghan. Chercheur associé à l’Observatoire de Géopolitique de la Chaire Raoul-Dandurand en Études Stratégiques et Diplomatiques de l’UQAM (Québec, Canada).
Parmi les donateurs majeurs, le Japon se distingue par une absence de desseins politiques quant à l’avenir de l’Afghanistan. Il peut alors être tentant de croire son assistance désintéressée. La relation aux Etats-Unis semble un facteur déterminant de la présence japonaise... en Afghanistan.
A LA SUITE du tsunami et du tremblement de terre dévastateurs qu’a connu le Japon le 11 mars 2011, le pays a reçu des offres d’aide de toute part – émanant de 159 pays et régions à la date du 26 mai 2011. La présence de l’Afghanistan parmi les États donateurs peut surprendre, tant ce pays est associé habituellement aux destinataires de l’aide internationale. Dès le lendemain de la catastrophe, le maire de la ville de Kandahar, située dans la province afghane du même nom, a ainsi fait un don de 50 000 dollars au nom des habitants de la ville, pour exprimer leur solidarité avec le peuple japonais durement touché. Si faible ce montant puisse-t-il apparaitre face à une catastrophe au coût estimé entre 100 et 235 milliards de dollars, le geste n’est pourtant pas anodin, bien au contraire : Kandahar, foyer spirituel des Taleban, a été, avec la province voisine du Helmand, au cœur des efforts militaires de la coalition internationale en Afghanistan depuis 2009. Ses habitants ont connu – et continuent de connaître – une situation très peu enviable : aussi la solidarité qu’ils éprouvent envers les citoyens d’un pays aussi développé que le Japon ne manque-t-elle pas d’interpeller. Le 29 mars 2011, les ministres afghans des Affaires étrangères et des Finances ont rencontré l’ambassadeur du Japon à Kaboul pour lui remettre une aide à hauteur d’un million de dollars de la part du gouvernement afghan [1]. La présence de deux importants ministres afghans constitue du reste un signe supplémentaire de l’importance que l’Afghanistan accorde au Japon.
Si des campagnes locales s’organisent, dans un pays ravagé par trente ans de conflit sans interruption, pour manifester ainsi une solidarité avec un pays aussi lointain que le Japon, c’est par reconnaissance du rôle particulier que joue celui-ci en Afghanistan. Dès 2001, le Japon met en place une aide humanitaire à destination de la population civile et des réfugiés afghans. Déjà devenu l’un des principaux bailleurs de fonds en vertu de ses contributions successives pour l’Afghanistan, le gouvernement du Japon a en outre annoncé en novembre 2009 une nouvelle enveloppe d’aide pouvant atteindre cinq milliards de dollars sur une période de cinq ans (2009-2014). La Secrétaire d’État des États-Unis Hillary Clinton a annoncé le 29 avril 2011 que le gouvernement du Japon avait décidé de maintenir son assistance en Afghanistan malgré la catastrophe, et a tenu à saluer à cette occasion sa générosité.
Parmi les donateurs majeurs, le Japon se distingue, il est vrai, par une absence de desseins politiques quant à l’avenir de l’Afghanistan. Il peut alors être tentant de croire son assistance désintéressée. Pour séduisante qu’elle soit, une telle vision demeure en-deçà de la réalité de l’action japonaise – et c’est une bonne nouvelle pour l’Afghanistan, qui aurait vu sinon le maintien de cette aide fortement mis en péril par une catastrophe aussi importante. Ce n’est donc qu’à condition d’avoir identifié les enjeux dont est investie cette aide à Tokyo que l’on peut prétendre cerner les répercussions du séisme du 11 mars au Japon à son sujet. Pour le dire autrement, un regard lucide est indispensable pour faire sens de cette apparente absence de retombée sur l’action du Japon en Afghanistan et essayer d’appréhender ses évolutions à venir
Le Japon se distingue en effet de la quasi-totalité des autres États impliqués en Afghanistan depuis 2001 en ce qu’il apporte une aide active à la reconstruction du pays mais ne s’ingère guère dans les affaires politiques afghanes.
Le gouvernement japonais entreprend en septembre-octobre 2001 une série d’initiatives diplomatiques visant à encourager la coopération internationale dans la lutte contre le terrorisme entre des États rarement partenaires (on peut ainsi citer l’Iran, l’Arabie Saoudite, le Pakistan et l’Inde). Pour soutenir la campagne militaire contre le terrorisme en dépit des restrictions constitutionnelles, les autorités japonaises adoptent de surcroît des « mesures spéciales anti-terroristes » qui autorisent le déploiement de forces japonaises d’autodéfense dans le cadre d’une mission navale de ravitaillement dans l’Océan Indien. Cette participation militaire constitue une rupture importante dans l’attitude habituelle du Japon depuis 1945 (et contraste délibérément avec sa passivité lors de la première Guerre du Golfe).
Le Japon manifeste très vite sa volonté de jouer un rôle actif dans la reconstruction de l’Afghanistan, accueillant en janvier 2002 à Tokyo une Conférence Internationale pour l’Aide à la Reconstruction de l’Afghanistan. La conférence de Tokyo marque le début des efforts de reconstruction post-conflit en Afghanistan. Le Japon s’engage à cette date à contribuer jusqu’à 500 millions de dollars sur deux ans et demi – ce qui en fait alors le deuxième donateur derrière les États-Unis – dont 250 millions sont alloués à l’année 2002
Le Japon organise en février 2003 la deuxième conférence de Tokyo, sur la Consolidation de la Paix en Afghanistan. Cette conférence d’envergure moins importante que la première sert de vitrine au processus de démobilisation, désarmement et réintégration (DDR) que pilote le Japon. Parmi les activités de réformes sécuritaires (SSR en anglais) en Afghanistan, auxquelles la coalition internationale accorde une haute importance, le Japon a en effet été chargé de piloter ce processus visant à renvoyer à la vie civile les membres des diverses factions armées en Afghanistan. (Les États-Unis sont responsables de créer l’armée nationale afghane et l’Allemagne de mettre en place une force de police nationale). Le processus de DDR démarre en 2003 et s’achève en juin 2006. Malgré d’importants résultats (dont 62 376 combattants démobilisés), les effets à long terme semblent mitigés, d’après un rapport publié par le U.S. Institute for Peace. Parmi les carences soulignées par ce rapport, « l’aspect le plus grave peut-être [est que] des facteurs politiques, combinés aux modalités de mise en œuvre du processus de DDR, ont renforcé les liens de patronage entre commandants militaires et leurs partisans que le programme avait précisément pour vocation de rompre ». Après la phase de DDR, le gouvernement japonais a organisé une deuxième Conférence sur la Consolidation de la Paix à Tokyo en juillet 2006 pour annoncer son intention de prendre en charge le financement du programme de démantèlement des groupes armés illégaux (DIAG en anglais), qui rencontre des succès plus limités.
Au total, entre 2002 et 2007 les autorités japonaises promettent une aide de 2 milliards de dollars pour soutenir la reconstruction et le « nation-building » en Afghanistan, dont 1,42 milliards de dollars auraient été effectivement déboursés en mars 2007 d’après un rapport du Ministère des Affaires étrangères du Japon [2]. Pour mettre en perspective ces statistiques, notons que l’écart entre aide promise et aide effectivement versée serait l’un des plus faibles dans le cas du Japon, selon un rapport paru en 2008 [3] sur l’aide internationale en Afghanistan et ses lacunes.
En novembre 2009, le gouvernement promet jusqu’à 5 milliards de dollars supplémentaires sur une période de cinq ans à compter de cette date. La période court donc jusqu’en 2014 – soit la date de fin du transfert de responsabilité aux forces afghanes. Cette aide importante fait toutefois l’objet d’une distribution ciblée, dont témoignent les manifestations de solidarité en Afghanistan au lendemain du séisme, qui ont lieu dans des poches précises – là où la présence japonaise a été particulièrement concentrée (par exemple à Kaboul et dans la province de Bamiyan non loin de Kaboul). Ces zones correspondent en effet aux aires prioritaires identifiées par le gouvernement japonais en novembre 2009. D’après un rapport du gouvernement japonais, cet engagement renouvelé aurait conduit au déboursement de 1,04 milliard de dollars en douze mois (novembre 2009 – novembre 2010). L’utilisation de cette somme se décompose ainsi : sécurité : 350 millions de dollars ; soutien à la réintégration d’anciens insurgés : 150 millions de dollars ; aide au développement économique : 530 millions de dollars.
En dépit du volume important de l’aide fournie par Tokyo, la décision de novembre 2009 possède avant tout une fonction de message, dont témoigne le moment choisi pour la déclarer. Elle est en effet annoncée par les autorités nippones quelques jours avant une visite du Président Obama au Japon. D’après un communiqué du gouvernement afghan il s’agirait aussi de la première annonce d’une contribution de grande ampleur depuis l’élection présidentielle controversée du 20 août 2009 en Afghanistan et la contestation (tant en Afghanistan que par un certain nombre de membres de la coalition internationale) de la légitimité de Karzaï. Si ce contexte amplifie peut-être la signification du geste japonais aux yeux de Kaboul, l’Afghanistan ne figure pas pour autant en première place dans les considérations de Tokyo, qui en novembre 2009 comme en avril 2011 regarde plutôt vers l’est, et sa relation avec Washington en plein réajustement [4].
Les résultats électoraux au Japon ouvrent à partir de 2007 une période d’incertitudes quant aux contours futurs de l’assistance japonaise, avec la conquête du pouvoir par le Parti Démocratique du Japon (DPJ) hostile à sa dimension militaire. La réaffirmation du soutien japonais en novembre 2009 en redéfinit les modalités, et vise à clore cette période mouvementée. En ce sens, il constitue avant tout un message adressé à l’administration Obama. Il convient donc d’analyser ce renouvellement de la contribution japonaise à l’aune de l’alliance américano-nipponne.
De fait, le texte présentant le nouvel effort japonais en novembre 2009 est révélateur de l’importance qu’attache Tokyo à la réception du document à Washington. La « nouvelle stratégie pour contrer la menace terroriste » [5] regroupe ainsi l’aide japonaise pour l’Afghanistan et le Pakistan dans une même enveloppe. Elle s’aligne ce faisant sur l’approche promue par la nouvelle administration Obama, désignée alors par l’expression « AfPak ». Par ailleurs, les autorités nipponnes dégagent trois grandes catégories nouvelles pour l’action japonaise, à savoir l’amélioration de la sécurité, la réintégration par des formations professionnelles et un développement économique qui puisse être durable et s’auto-maintenir sans être sous perfusion financière (« sustainable and self-sustainable development »). La mise en avant de ces trois piliers ne traduit pas tant une réorientation des activités japonaises que des perspectives dans lesquelles elles s’inscrivent, afin d’établir une convergence plus grande avec les priorités américaines.
Insistant fortement sur les bénéfices des initiatives japonaises pour l’amélioration de la sécurité, ce texte affirme d’emblée que « l’endiguement des insurrections est essentielle ». Cet accent nouveau, dont est tributaire le titre même du document, fait suite aux flottements entre 2007 et 2009 quant au sort de la mission navale japonaise (autorisation pour l’année 2008 non renouvelée en 2007, avant d’être votée en force en janvier 2008, mais en 2009 le gouvernement du DPJ choisit de ne pas la renouveler de sorte que cette mission prend fin en janvier 2010). Ces incertitudes ont conduit les responsables américains à insister à plusieurs reprises sur leur volonté de voir le Japon offrir une aide qui réponde à des enjeux sécuritaires et non purement de développement après la fin de cette mission militaire. En octobre 2009, le Secrétaire de la Défense Robert Gates a ainsi souligné lors de sa première visite au Japon suite à la victoire électorale du DPJ que le gouvernement du Japon disposait de nombreux moyens pour soutenir la coalition en Afghanistan même dans le cas où la mission navale prendrait fin. Il a ainsi suggéré que le Japon pourrait aider à l’expansion de l’armée de la police afghanes, afin d’exprimer le « vœu que les [futures] contributions du Japon [soient] conformes avec son rang comme l’une des plus grandes puissances dans le monde ».
Le Premier Ministre Naoto Kan, succédant à Yukio Hatoyama, semble s’efforcer d’accorder une attention accrue à l’Afghanistan. Ce dernier figure par exemple en bonne place dans le discours qu’il a prononcé à l’ONU le 23 septembre 2010. De même, Kan a décidé de créer un groupe de conseillers pour l’Afghanistan qui relèverait directement du Premier Ministre. Pour autant, l’inscription des efforts japonais dans une optique sécuritaire reste souvent cosmétique. Il paraît difficile de dire autrement quand le Japon cite comme cas de coopération avec l’OTAN et les PRT (Provincial Reconstruction Teams, équipes civilo-militaires chargées de mettre en œuvre des politiques de développement) l’envoi en 2009-2010 de quatre personnes auprès d’une PRT et la désignation d’un officier de liaison auprès du Représentant Civil de l’OTAN à Kaboul. Prétexter que le déploiement de cinq personnes supplémentaires constitue le signe d’une participation nippone au renforcement des capacités civiles voulu par le Président Obama n’est guère convaincant, c’est le moins qu’on puisse dire...
Les relations avec l’OTAN semblent connaitre elles aussi une phase tendue entre 2007 et 2011. Après une année 2007 particulièrement faste, qui s’ouvre avec une visite à l’OTAN du Premier Ministre Shinzo Abe, est rythmée par plusieurs accords et échanges (accord de mars 2007, discussion avec le ministre de la Défense en mai 2007) et s’achève avec la venue au Japon, en décembre 2007, du Secrétaire général de l’époque, Jaap de Hoop Scheffer, le partenariat ne semble plus à l’honneur jusqu’au 28 avril 2011. L’OTAN publie à cette date – le jour où est annoncé le renouvellement de l’engagement japonais en Afghanistan – un article élogieux sur les contributions du Japon, qualifié de « partenaire apprécié en Afghanistan » [6]…
Il semblerait que les responsables américains et japonais s’efforcent désormais de tourner la page sur cette phase. En marge du sommet du G8 à Deauville en mai 2011, le Président Obama a apporté son soutien au Premier Ministre Kan, qu’il a remercié pour le rôle maintenu du Japon en Afghanistan, le qualifiant de « contributeur énorme aux efforts [américains] pour (…) favoriser le développement » [7] en Afghanistan. Selon certains experts américains, le Président Obama souhaiterait dépasser les tensions suscitées par les débats sur le sort de la base d’Okinawa [8]. Peter Ellis, rédacteur du Dispatch Japan, estime ainsi que le sommet de Deauville était l’occasion pour Obama de mettre en avant la bonne coopération entre les deux alliés sur l’Afghanistan par exemple, afin de changer la tonalité d’ensemble de la relation. Cette volonté du Président américain convergerait avec celle des responsables nippons d’éviter toute nouvelle bataille avec Washington en matière de politique étrangère et de renforcer au contraire l’alliance soumise à des tensions récemment.
Les pressions qui se sont exercées sur le Japon se reflètent dans l’accent que met Tokyo sur le soutien aux forces de police afghanes, ANP (Afghan National Police). En 2010, l’aide du Japon permet ainsi de payer les salaires des 80 000 policiers afghans pendant six mois. Outre ce financement, les autorités japonaises mettent également en place en 2010 un programme de formation en Turquie [9] (finalisé lors d’un accord signé en mars 2011), afin de contribuer au renforcement des compétences de l’ANP tout en évitant le déploiement de formateurs japonais sur le territoire afghan. Ce faisant, les autorités japonaises cherchent à inscrire leurs efforts dans une perspective sécuritaire pour les présenter comme complémentaires aux efforts américains.
De même, c’est comme une réponse aux pressions de l’OTAN et des États-Unis qu’il convient de lire le soutien affiché à « la réintégration des soldats issus de l’échelon le plus basique », qui occupe une place centrale dans le texte de novembre 2009. Tokyo opte à ce sujet pour une implication particulièrement prononcée dans le programme APRP (Afghan Programme for Peace and Reconciliation), intervenant dès sa planification en amont au lieu de se contenter de le financer une fois ses contours décidés par les autorités afghanes. Le texte de 2009 est explicite quant au rôle qu’entend jouer le Japon : « Le Japon, en mettant à profit [ses] expériences et [son] expertise issues [des initiatives de] DDR et DIAG, [s’]impliquera dès la phase de planification et fournira une aide financière à des programmes tels que la formation professionnelle ».
L’implication prononcée du Japon dans le dossier de la réintégration témoigne dans le même temps de sa volonté de faire du processus de DDR et plus généralement de la thématique de la réintégration d’anciens combattants une « niche » pour les compétences japonaises. Il s’agit de revendiquer une expertise particulière dans ce domaine afin de s’assurer par là un rôle qui soit reconnu dans les situations de conflit (toute spécialisation ou aptitude militaire étant forcément à proscrire pour le Japon). Les modalités retenues à partir de 2009 et réaffirmées en 2011 sont ainsi tributaires de considérations stratégiques propres à la politique extérieure du Japon et ses particularismes.Il importe donc de les prendre en compte afin de mieux appréhender les modalités qu’est susceptible de privilégier le gouvernement japonais pour sa contribution en Afghanistan au-delà du séisme et à l’approche de la période de « transition » en Afghanistan (transfert progressif des responsabilités primaires en matière de sécurité aux forces afghanes).
La politique d’aide japonaise met l’accent sur le renforcement des capacités afghanes, notamment civiles. Les projets agricoles et de formation professionnelle, et plus généralement la part importante de l’aide japonaise consacrée à la reconstruction et au développement économique de l’Afghanistan (qui représente plus de la moitié de son aide totale entre 2001 et novembre 2010), traduit tout à la fois une conviction idéologique et un calcul politico-stratégique. Le Japon considère en effet que la réponse la plus appropriée n’est pas militaire, mais civile face à une situation comme l’Afghanistan (ou l’Iraq). En 2009, alors premier Ministre, Hatoyama déclare ainsi qu’il sera « extrêmement difficile de faire advenir la paix en Afghanistan en augmentant les moyens militaires », estimant que « ce qui est le plus désirable est d’offrir davantage de soutien pacifique, par exemple dans les domaines agricole ou de construction d’infrastructure ».
La prédilection du Japon pour les projets d’infrastructure relève aussi d’un effort délibéré pour faire de cette activité un vecteur central de l’aide japonaise dans le monde. Certains observateurs japonais suggèrent même que cette concentration sur la construction ou l’amélioration d’infrastructures, notamment routières, s’inscrit dans la recherche par Tokyo d’un « niche » qui lui permettrait de revendiquer une expertise particulière dans un domaine adapté à la situation du pays, riche en technologies mais pauvre en ressources. Comme le déclare le premier Ministre Naoto Kan dans un discours-programme prononcé en janvier 2011 [10], visant à définir une politique étrangère pour le XXIe siècle et où l’Afghanistan n’est mentionné qu’en passant, « pour un nombre de pays émergents, l’infrastructure sera la clé principale pour une croissance continue et un développement qui se maintient à l’avenir. En même temps, le Japon possède le savoir-faire technologique requis pour le développement des infrastructures, et dispose de capitaux ».
L’action japonaise en Afghanistan peut sembler dès lors une application de ces principes généraux, du fait de la part importante dévolue à la réhabilitation des axes routiers dans l’effort japonais. À cet égard, il convient de souligner que la gratitude du maire de la ville de Kandahar, qui verse 250 000 dollars d’aide au Japon après le séisme de mars 2011, tient notamment au rôle qu’a joué le Japon dans la réhabilitation de la route reliant Kandahar aux autres grandes villes afghanes – vers Herat à l’ouest, vers Kaboul au nord de Kandahar, et vers Quetta de l’autre côté de la frontière afghano-pakistanaise.
Concernant l’Afghanistan, l’effort consenti pour le développement des routes relève de surcroît de la volonté japonaise de relier l’Afghanistan à l’Asie centrale. De même, le Japon fait preuve d’un certain activisme pour développer des initiatives transfrontalières, avec le Tadjikistan et l’Ouzbékistan par exemple (et dans le sud-ouest, entre l’Iran, le Pakistan et l’Afghanistan). De fait, tous les discours des responsables japonais incluent désormais de manière systématique l’affirmation que l’Afghanistan et l’Asie centrale constituent « un théâtre unique ». Cette vision pourrait traduire la volonté de Tokyo de d’accroître son implantation en Asie centrale, projet qui aurait été périodiquement mis en œuvre depuis les années 1990 mais qui manquerait de constance selon certains observateurs japonais, comme Akio Kawato, ancien ambassadeur en Ouzbékistan et au Tadjikistan. Il estime qu’en dépit du lancement de la « diplomatie de la route de la soie » en 1997, la politique japonaise dans cette région a été menée de manière discontinue (« on and off »). À partir de 2002, elle aurait de nouveau bénéficié d’une attention plus soutenue au moins dans un premier temps, dont pourrait témoigner la création en 2004 du dialogue « Central Asia Plus Japan » entre ministres des Affaires étrangères du Japon et de plusieurs pays d’Asie Centrale.
Cette poussée pourrait avoir plusieurs finalités : l’accès aux ressources est évidemment un paramètre potentiel. Dans un rapport publié en février 2011, [11] Jae Hu, Drew Thompson et Daniel Wertz suggèrent aussi qu’il s’agit peut-être pour le Japon de renforcer sa position face à la Russie et à la Chine, avec lesquels le Japon entretient des litiges frontaliers non réglés et qui voient d’un mauvais œil l’implantation de tout acteur extérieur en Asie Centrale. Écrivant moins d’un mois avant le séisme de mars 2011, ils soulignent toutefois qu’en dernière analyse, « l’avenir du Japon en Afghanistan dépendra en toute probabilité de la manière dont ses dirigeants choisissent de façonner leur relation avec les États-Unis, plutôt que d’une évolution dans leur évaluation de la menace émanant de l’Afghanistan ». Les catastrophes de mars 2011 ne nous paraissent pas affecter la validité de cette analyse.
On peut toutefois s’interroger sur l’efficacité réelle pour l’Afghanistan d’une aide conçue avant tout par rapport à un pays tiers : la dimension politique dont elle est investie peut entraîner des effets contre-productifs. Examinant l’approche japonaise en Afghanistan [12], Kuniko Ashizawa estime ainsi que l’empressement du Japon à débourser un milliard de dollars en 2010 conduit des responsables japonais à s’atteler davantage à trouver des projets à financer qu’à veiller à l’efficacité de l’utilisation de ces fonds. Le caractère éminemment politique de la décision intensifierait la tendance du Japon à simplement transférer les fonds à des agences onusiennes pour remplir les objectifs assignés (par exemple, un milliard de dollars en un an) en l’absence de tout effort délibéré pour élaborer un plan d’action quant à la manière dont devraient être déboursés les fonds.
En outre, la faible présence du Japon en Afghanistan constitue une entrave à la gestion directe des programmes financés par le gouvernement japonais. Cette posture traduit certes la volonté affichée de Tokyo d’« afghaniser » les programmes de développement, c’est-à-dire d’en confier la planification et la réalisation aux Afghans eux-mêmes afin d’assurer la réussite durable des initiatives. La « nouvelle stratégie pour la lutte contre le terrorisme » de novembre 2009 réaffirme avec force cette particularité de la méthode nippone, qui appelle à « lead from behind ». Cette approche présente toutefois des limites dans sa mise en œuvre. Nobutaka Miyahara, ministre-conseiller de l’ambassade du Japon en Afghanistan de 2002 à 2004, affirme en effet que la coordination locale constitue le niveau essentiel [13] de discussion et d’interaction pour déterminer l’efficacité des initiatives à mener. La réticence du Japon à déployer du personnel civil pour assurer la gestion des projets agirait alors au détriment d’une réalisation efficace et coordonnée des projets, et partant de ses propres intérêts. Dans ce contexte, les répercussions du séisme pourraient ou bien ralentir le déboursement de fonds, ce qui ne semble pas avoir été le cas jusqu’à présent (le Japon annonçant régulièrement l’octroi d’argent pour financer de nouvelles initiatives), ou bien entrainer une supervision moins vigilante de la finalité de ces fonds/l’utilisation des fonds japonais et de l’utilité des programmes bénéficiaires.
Ainsi, que ce soit au niveau opérationnel ou de ses objectifs stratégiques, le Japon semble pâtir d’un manque de cohérence ou de visée globale à même de coordonner ses actions. À cet égard, notons que le Japon a progressivement mis en place une politique de plus en plus localisée en Afghanistan, privilégiant aujourd’hui les provinces combinant faible niveau de violence et retard économique (comme la province de Bamiyan, située au centre du pays). En ce sens, l’on pourrait dire que l’effort nippon contribue à l’effort de « build » censé suivre les phases « clear » et « hold » dans la doctrine contre-insurrectionnelle – n’était-ce les carences citées précédemment. De fait, Nobutaka Miyahara rappelle dans un rapport paru en 2008 que le Japon ne disposant pas de services de renseignement propres, et toute perte étant inacceptable pour le gouvernement, une détérioration de la situation sécuritaire peut entraîner une halte dans les efforts japonais. Cela se serait notamment produit dans le sud, autour de Kandahar, où certains projets auraient d’abord été suspendus ou déplacés, avant que Tokyo ne décide finalement de cesser toute interaction avec la région – décision qui aurait conduit le Japon à perdre le réseau relationnel tissé avec des responsables afghans locaux. La situation qui prévaut actuellement pourrait donc accélérer la tendance à délimiter étroitement les régions bénéficiant d’une aide japonaise (mais où les projets sont rarement menés à bien par des Japonais, peu présents en-dehors de Kaboul) et amplifier le manque de vision stratégique globale.
Dans un contexte marqué par le transfert de responsabilités en matière de sécurité aux forces afghanes, et le retrait graduel des forces internationales présentes en Afghanistan, le risque est grand de voir ce repli géographique se confirmer, en dépit des louables discours japonais sur la dimension « globale » de leur action. Le maintien d’une aide importante au-delà de 2014 ne paraît pas hautement probable – ou plutôt, son sort dépendra étroitement de la présence américaine au-delà de cette date, et de l’importance politique qu’attachent les décideurs américains à la stabilisation de l’Afghanistan.
Au-delà du financement des forces de police afghanes, que le Japon maintiendra probablement après 2014 tant que cette force ne se désintègre pas, le Japon conservera sans doute une certaine assistance humanitaire, ainsi qu’une action diplomatique régionale relativement limitée, mais connaîtra des difficultés croissantes pour véritablement agir sur le terrain s’il en a l’envie, notamment pour soutenir le développement économique du pays. Sans même se projeter dans un horizon aussi incertain que l’après-2014, l’on peut simplement rappeler que le niveau actuel de l’engagement japonais n’est pas garanti – les cinq milliards de dollars annoncés en 2009 constituent un plafond, le montant réel de l’aide japonaise restant à déterminer en fonction de la situation sur le terrain. En cas de détérioration importante de la sécurité, il y a fort à parier que les autorités japonaises fassent le choix d’une implication réduite pour limiter l’exposition au risque, plutôt que celui d’y voir le signe qu’un effort accru est nécessaire pour assurer la stabilité de l’Afghanistan. Toutefois, le facteur majeur restera la relation avec les États-Unis ; suivant l’analyse de Peter Ennis, il paraît raisonnable d’estimer que tant que les États-Unis ne modifient pas de manière drastique leur présence (et le retrait progressif annoncé ne constitue pas une modification drastique, il faut le rappeler), le Japon ne réduira pas le niveau de sa contribution en Afghanistan.
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[1] « US$1 million in aid donated to Japan’s relief efforts by the Islamic Republic of Afghanistan », ambassade d’Afghanistan à Tokyo ; URL : http://www.afghanembassyjp.org/en/news/?an=1938
[2] Japan’s Contribution to Afghanistan. Working on the frontline in the war on terrorism », rapport publié par le Ministère des Affaires Etrangères du Japon, mars 2007 ; URL : http://www.mofa.go.jp/region/middle_e/afghanistan/pamph0703.pdf
[3] Matt Waldman, « Falling short : Aid effectiveness in Afghanistan », Agency Coordinating Body for Afghan Relief (ACBAR), mars 2008 ; URL : http://reliefweb.int/node/260552
[4] Barthélémy Courmont, « La politique asiatique de Washington : et maintenant ? (deuxième partie) », Chaire Raoul-Dandurand en Études Stratégiques et Diplomatiques, Chroniques Asie, 1er février 2011 ; URL : http://www.dandurand.uqam.ca/uploads/files/publications/rflexions/Chronique_Asie/ChroniqueAsie_fevrier2011.pdf
[5] « New strategy to counter the threat of terrorism (Japan’s new assistance package to Afghanistan and Pakistan) », rapport publié par le Ministère des Affaires Étrangères du Japon, novembre 2009 ; URL : http://www.mofa.go.jp/policy/terrorism/strategy0911.pdf
[6] « Le Japon, un partenaire apprécié en Afghanistan », OTAN, 28 avril 2011 ; URL : http://www.nato.int/cps/fr/natolive/news_72931.htm
[7] « Remarks by President Obama and Prime Minister Kan of Japan Before Bilateral Meeting in Deauville, France », 26 mai 2011 ; URL : http://www.whitehouse.gov/the-press-office/2011/05/26/remarks-president-obama-and-prime-minister-kan-japan-bilateral-meeting-d
[8] Peter Ennis, « Pressure builds for US shift on Okinawa », Dispatch Japan, 13 mai 2011 ; URL : http://www.dispatchjapan.com/blog/2011/05/pressure-builds-for-us-shift-on-okinawa.html
[9] « Japan to train Afghan police in Turkey », The Yombiuri Shimbun, 16 août 2010 ; URL : http://www.yomiuri.co.jp/dy/national/T100815001483.htm
[10] Naoto Kan, « Japanese Diplomacy at a Historic Watershed », discours prononcé le 20 janvier 2011 à Tokyo ; URL : http://www.kantei.go.jp/foreign/kan/statement/201101/20speech_e.html
[11] Jae H. Ku, Drew Thompson et Daniel Wertz, « Northeast Asia in Afghanistan : Whose Silk Road ? », U.S.-Korea Institute at SAIS/Center for the National Interest, mars 2011 ; URL : http://www.cftni.org/USKI-CFTNI_Report_NEA-AFG.pdf
[12] Kuniko Ashizawa, « Sugar Daddy Blues : Japan’s Approach to Building Peace in Afghanistan », conférence au Woodrow Wilson Center for International Scholars, Washington D.C., 14 décembre 2010 ; URL : http://www.wilsoncenter.org/ondemand/ index.cfm ?fuseaction=Media.play&mediaid=7B411AB7-0DDD-3893-A05DC8AEA2C2540E
[13] Nobutaka Miyahara, « Comments on Japan’s Assistance to Afghanistan », National Graduate Institute for Policy Studies (GRIPS) Discussion Paper, 4 mars 2009 ; disponible en ligne : http://r-center.grips.ac.jp/gallery/docs/09-03.pdf
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