Fondatrice et Conseillère scientifique de la concentration Global Health de la Paris School of International Affairs de Sciences Po. D. Kerouedan est Professeur invitée au Collège de France, Titulaire de la Chaire Savoirs contre pauvreté du Collège pour l’année 2012-2013.
Voici un texte de référence à propos du développement par D. Kerouedan, Professeur invitée au Collège de France, Titulaire de la Chaire Savoirs contre pauvreté du Collège pour l’année 2012-2013.
Il est encore temps de mettre un terme à la progression d’une approche totalisante du monde, peu soucieuse de la diversité, de la différence, de la spécificité des situations humaines, de freiner l’utilisation d’une nouvelle arme idéologique génératrice d’injustice, d’instabilités et de violences politiques.
Il faut recentrer l’action humanitaire, sociale et de développement humain en direction des populations les plus pauvres du monde, des filles, des jeunes, des populations en situation de conflits ou vivant dans les Etats fragiles, dont la plupart sont, et seront demain, sur le continent africain.
"Je croyais que mon voyage touchait à sa fin, que le chemin devant moi s’arrêtait, que mes provisions étaient épuisées et que le temps était venu de prendre retraite dans une silencieuse obscurité. Mais je me rends compte que ta volonté n’a pas de fin en moi. Et quand les vieilles paroles expirent sur la langue, de nouvelles mélodies jaillissent du cœur ; et là où les vieilles pistes sont perdues, une nouvelle contrée se découvre avec ses merveilles". Gitanjali, Rabîndranâth Tagore [1].
LES BOULEVERSEMENTS qui traversent le monde contemporain après quarante ans de mondialisation dans un contexte de double transition démographique et épidémiologique de l’Afrique nous obligent à voir en face les limites auxquelles nous sommes confrontés dans le cadre de l’aide humanitaire, de l’action sociale et du développement humain. Ces trois dimensions de la solidarité sont définies ici comme les trois temps de soutien aux populations en difficulté : (i) l’action humanitaire étant entendue le plus souvent comme une intervention menée dans l’urgence pour sauver des vies, (ii) l’action sociale comme visant à réinsérer un individu perdu dans sa société, lui donner un abri, le nourrir et le soigner, lui assurer des prestations sociales ou un travail, dans le cadre d’actions caritatives ou de dispositions législatives ou réglementaires ; et (iii) le développement humain, faisant référence à une action plus structurée de long terme en faveur de l’éducation, de la santé et de la protection sociale dans des pays plus stables du point de vue politique. Il s’agit de l’un des champs du développement tel qu’il se décline depuis les lendemains de la Seconde guerre mondiale, puis après la décolonisation dans le cadre de la coopération et de l’aide au développement, ou plus récemment dans le sillage de la Déclaration du Millénaire et de ses huit objectifs de développement.
Après nous être interrogés sur ce qui nous rassemble autour de ces trois étapes d’expression de la solidarité envers les humains en difficulté, l’aide humanitaire, l’action sociale et le développement humain (1ère partie), nous présenterons ce qui nous semble avoir le plus changé dans le monde d’aujourd’hui et les effets de ces transformations sur nos actions et nos positions (2ème partie), puis en quoi le paradigme du développement durable, qui, d’après le Secrétaire général de l’ONU Ban Ki Moon lui-même, « doit devenir notre principe directeur et notre modus operandi à l’échelle mondiale » [2] après 2015, présente de sérieux risques pour les populations et les pays les plus pauvres, et pour nos actions (3ème partie), ce qui nous permet de proposer en conclusion un recentrement de l’action humanitaire, sociale et de développement humain en direction des populations les plus pauvres du monde, des filles, des jeunes, des populations en situation de conflits ou vivant dans les Etats fragiles, dont la plupart sont, et seront demain, sur le continent africain.
« Tous les hommes naissent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Article 1 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
Acteurs humanitaires, de l’action sociale et du développement humain, nous avons en commun de nous intéresser à autrui en difficulté. Sans nous arrêter sur la question métaphysique de savoir pourquoi certains d’entre nous sommes engagés, voici ce qui nous réunit : face à la condition de certains humains, « nous sommes révoltés et désireux d’agir sans prendre les armes » réagit François Décaillet, interpellés par la souffrance de l’autre selon un double mouvement de compassion et de responsabilité : « L’Homme est en quête de l’humain », dit le philosophe Emmanuel Levinas, qui se demande par quel mystère et par quel cheminement naît l’obligation à l’égard d’autrui. La pensée altruiste de Levinas va très loin : « Le soin que je dois à autrui précède le soin que je dois à moi-même », ou encore : « C’est précisément dans ce rappel de ma responsabilité par le visage qui m’assigne, qui me demande, qui me réclame, c’est dans cette mise en question qu’autrui est prochain » (…) Qu’il me regarde ou ne me regarde pas, il (le visage d’autrui) me regarde » [3]. « La responsabilité est quelque chose qui s’impose à moi à la vue du visage d’autrui » [4]. Nous comprenons ainsi que la question humanitaire et sociale est peut-être avant tout une question philosophique, tout en ne se limitant pas à la seule dimension de la générosité : face à l’ampleur de la pauvreté dans le monde, Philippe Kourilsky développe l’idée selon laquelle la démarche altruiste peut être une démarche rationnelle reposant « sur la logique et la raison ». Il explique « comment, par l’usage de la raison, nous pouvons méthodiquement déborder notre intuition pour percevoir des morceaux de réalité qui nous échappent. Leur inclusion dans le paysage mental nous permet d’élargir notre vision et nos jugements. C’est finalement notre appréciation mesurée du réel qui nous permet de déterminer l’ampleur de notre devoir d’altruisme. » [5]
L’histoire du système humanitaire et de ses origines occidentales est étudiée par l’institution de recherche Overseas Development Institute [6], qui nous fait renoncer aux clivages classiques entre « humanitaire » et « développement », ou « développement social ». Que signifient ces distinctions sémantiques lorsque l’historique de l’humanitaire situe la genèse du paradigme du développement dans les années 1940 en Europe, puis dans les années 1950 et 1960 dans le Tiers Monde, dans la continuité des politiques, institutions et actions humanitaires initiées et réalisées tout au long du 19ème siècle ?
Dans les pays du Sud, ce sont les indépendances qui fondent le paradigme du développement, ces politiques visant, au moins au début, à accélérer la croissance économique et à émanciper les jeunes Etats souverains de la dépendance internationale. S’appuyant sur le modèle de la reconstruction européenne de l’après guerre, c’est ce à quoi croient le Président des Etats Unis John Kennedy et le Président de la Banque mondiale Robert Mac Namara lorsqu’ils refondent l’aide américaine et celle de la Banque au tout début des années 1960.
En France, le mouvement humanitaire et sa distinction des politiques de développement est très imprégné de l’histoire et de la vocation de Médecins sans Frontières au début des années 1970. Le rayonnement du mouvement humanitaire médical français « les French Doctors », qui prend sa source à la fin des années 1960 et au tout début des années 1970, en réaction à la situation humanitaire des populations dans la guerre du Biafra, bénéficie aujourd’hui d’une reconnaissance mondiale. La France a joué, et continue de jouer, un rôle majeur dans le domaine de l’aide humanitaire au travers de son réseau d’associations, ainsi que dans le domaine de l’action sociale au travers d’institutions comme la Croix Rouge française ou le SAMU Social international présidé par l’homme politique Xavier Emmanuelli, éminemment respecté. Depuis Bruxelles, la direction générale de la Commission européenne « European Commission Humanitarian Office (ECH0) » met en œuvre l’aide humanitaire de l’Union européenne des 28 Etats membres en finançant les institutions de l’ONU et les ONG actives à l’échelle locale.
La coopération sanitaire sur le plus long terme, a été une dimension importante de la politique de développement de la France [7] et des institutions européennes. Avant même les indépendances, dès les années 1950, le Fonds européen de développement (FED) finance des interventions sanitaires et sociales en Afrique. Par la suite aux côtés du FED, ce sont successivement, sur les soixante dernières années, le Ministère des Colonies, le Ministère de la Coopération, puis celui des Affaires étrangères, qui, avec l’Agence française de développement, engagent l’action de développement humain sur le continent et ailleurs dans le monde pauvre et émergent. Le Royaume Uni est le pays de l’OCDE qui consacre à la santé la plus grande part de son aide publique au développement. La contribution de ce pays en faveur du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme vient de dépasser celle de la France, le plaçant au 2ème rang mondial des contributeurs après les Etats-Unis.
Dans les années 2000 le paysage institutionnel se modifie avec l’entrée en scène de partenariats public-privés mondiaux de financement des programmes de vaccination (Alliance GAVI) et de ceux de la lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme (Fonds mondial). La gouvernance de la santé et la légitimité de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) s’en trouvent bousculées, d’autant que la Banque mondiale avait dès les années 1990 déjà volé la vedette à l’OMS, en fournissant au secteur de la santé des pays pauvres, experts, stratégies et financements, tout en positionnant son influence politique et technique à l’échelle internationale. Les questions principales que soulèvent les modes de gouvernance contemporains de la santé portent sur deux tensions entre « partnership » et « leadership » : (i) celle de la responsabilité : qui est responsable, comptable et redevable d’une politique administrée par le Conseil d’administration d’un partenariat global ? Et (ii) qui est le leader ? Il ne semble plus y avoir de leadership mondial reconnu comme relevant exclusivement des agences des Nations Unies, pas même un leadership partagé : en créant en 2013 « The Office of Global Health Diplomacy » auprès du Département d’Etat, les Etats-Unis affirment prendre le leadership sur la santé mondiale, n’en déplaise à l’ONU et aux partenariats mondiaux. Ces derniers n’ont pourtant pas à revendiquer un mandat politique ou stratégique, mais doivent se contenter de leur mandat d’institution de financement de l’aide publique et privée aux programmes des pays qui les demandent. Cette distinction est capitale à retenir : les organisations d’aide technique ou financière doivent respectivement rester à leur place. C’est aux pays soutenus qu’appartient le leadership de la stratégie nationale. Encore faut-il que leurs décisions puissent être fondées, ce qui n’est pas évident tant les systèmes d’information sanitaire sont déficients et la recherche peu financée.
Sur la période 2000-2007 les financements mondiaux en faveur de la santé sont multipliés par quatre, en grande partie du fait de l’augmentation considérable des financements américains publics et privés : ceux du programme présidentiel PEPFAR en faveur du sida, et ceux de la Fondation Bill and Melinda Gates en faveur de la lutte contre le sida et la vaccination. A l’exception de la lutte contre le sida qui a toujours fait partie des priorités politiques des chefs d’Etats français depuis le Sommet de Simone Veil en 1994, la coopération sanitaire bilatérale française voit son influence diminuer en proportion des budgets et de l’aide technique sur le terrain tout au long des années 2000. Ainsi que le déplore la Cour européenne des Comptes, la part du FED allouée à la santé diminue du 8ème au 10ème FED. La crise économique et financière mondiale de l’année 2008 et suivantes s’accompagne depuis 2011 du ralentissement de l’accroissement de l’aide à la santé. Les Etats de l’OCDE, qui continuent de se croire riches malgré des niveaux d’endettement très élevés, se tournent aussi vers les situations intérieures d’autant plus préoccupantes dans les pays du Sud de l’Europe.
Tout d’abord de quel monde avons nous hérité ? De quel monde parlons-nous ? De celui qu’a engendré le capitalisme de la mondialisation, un monde déshumanisé, en réalité assez effrayant tant sa totalisation s’accompagne d’un potentiel de violence, tout à la fois réelle et visible dans les conflits armés, et plus discrète, au travers de la violence structurelle d’inégalités sociales et économiques croissantes, dont découlent inégalités de santé et inégalités d’accès aux savoirs et à l’expertise.
Voyons ce que les sociologues et les historiens nous disent de ce monde que nous avons fabriqué. Immanuel Wallerstein s’intéresse aux systèmes-monde, à l’économie-monde, où le but du tiret, « est d’indiquer que nous ne parlons pas de systèmes, d’économies ou d’empires concernant le monde entier, mais de systèmes, d’économies ou d’empires qui constituent un monde (lequel, en général n’inclut pas le monde entier). » [8] Il semble que nous soyons passés en réalité d’un système économie-monde à un système finance-monde, où la finance et le profit dominent et motivent les vecteurs du monde, y compris dans le champ de la santé, interprété traditionnellement comme relevant davantage de la charité que du business.
Achille Mbembe, professeur d’Histoire et de Science politique à l’Université de Witwatersrand à Johannesburg résume ainsi ses constats : « Ce capitalisme cherche à effacer toute distinction entre le monde des humains et le monde des choses et des objets. Il cherche à dicter toutes les relations de filiation ainsi que les conditions de production du vivant. Il encourage les individus à investir beaucoup d’émotions dans les objets, à donner vie à des choses qui apparaissaient jusque là inertes et à réduire les personnes humaines elles-mêmes à des objets désirables et susceptibles d’être consommés. Dans ce sens, il veut faire de nous des « nègres ». Et dans ce devenir nègre du monde, la race n’est plus une question de couleur, mais celle de la production d’une humanité subalterne, superflue et vouée à l’abandon, quand ce n’est pas à la destruction calculée (…) Nous vivons au rythme de flux incessants d’événements qui frappent nos consciences et nos vies, mais qui ne s’inscrivent plus dans nos mémoires, dans une histoire commune » [9] .
Une des questions pour nous est celle de comment nous pourrions faire renaître l’homme au monde, à sa dignité, sa singularité, à son existence même. C’est ici que les propos d’Alain Touraine volent à notre secours et nous réconfortent [10], sur les constats et sur les recours qu’il nous propose :
Sur les constats : « Les deux transformations principales que nous vivons peuvent être ainsi résumées. D’abord, celle que j’ai déjà évoquée : la rupture d’une grande partie du capitalisme financier avec les nouvelles formes de l’activité économique- situation qui a été définie par certains comme celle du capital sans travail et du travail sans capital. Ce qui détruit les institutions sociales et nous oblige à mobiliser des valeurs culturelles, éthiques, contre la domination de la finance spéculative. La plus importante de ces valeurs est celle que je nomme le sujet, qui unit et dépasse la défense des droits politiques, sociaux et culturels. Le sujet, quand l’individu ou le groupe font appel à lui, leur permet de se comporter en acteurs libres et créateurs. (…) Le capitalisme industriel a été non pas remplacé mais élargi par ce qu’on pourrait appeler un capitalisme global qui donne des formes nouvelles à tous les domaines de notre expérience : la communication, la consommation la sexualité et même le fonctionnement de l’esprit, autant que la production des biens industriels.
La seconde transformation est d’ampleur comparable. Après la longue hégémonie d’un Occident qui identifiait sa propre histoire à celle de la modernité, on assiste aujourd’hui au rejet de tout modèle unique, ce qui comporte un grave risque de soumission de la modernité, par définition impersonnelle, aux intérêts et aux croyances des dirigeants. Comment dans ces conditions pouvons-nous redonner la priorité à la modernité universaliste ? »
Sur les recours : Alain Touraine nous élève « au-dessus des lois elles-mêmes » : « En ce début du XXIème siècle et au lendemain de crises multiples, nous devons, d’abord et avant tout, désigner, animer et comprendre les mouvements de libération qui, comme ceux qui ont détruit les monarchies absolues et comme ceux qui ont ensuite combattu les capitalismes -qu’ils soient privés ou étatiques-sont à même de mobiliser en nous une conscience de nous-mêmes capable de lutter avec succès contre la domination généralisée de nos conduites par les détenteurs d’un pouvoir devenu à la fois économique, politique et culturel. Ce n’est pas à l’esprit de justice dans la société que nous devons faire appel en premier lieu, mais à la conscience de nous-mêmes comme sujets, au-dessus des lois elles-mêmes, pour nous défendre, au niveau le plus élevé, qui est aussi le plus individuel, contre toutes les dépendances. » (…) Il faut chercher le sujet en chaque individu, parce qu’il y est présent comme exigence universelle de liberté et d’égalité. »
Cyprien Avenel et Christophe Fourel commentent ainsi les idées du sociologue : « Le « sujet » est défini par Touraine comme un être de droit qui s’oppose aux intérêts du pouvoir. Il émerge d’une prise de conscience qui va le mettre à distance du monde et de ses appartenances. Il se forge ensuite dans la capacité de devenir un acteur, qui renforce sa liberté et sa responsabilité comme innovateur. C’est ce processus de subjectivation qui révèle la capacité de création contre le pouvoir destructeur de l’argent. Le sujet est un dissident. » [11]
Plusieurs phénomènes à l’origine des métamorphoses du monde contemporain ont des répercussions sur la vocation humanitaire et sociale, son positionnement, et ses modes opératoires. La question n’est plus celle du sens de nos actions, mais plutôt celle de comment atteindre notre prochain, et de comment nous pouvons agir. Voici quelques-unes des dynamiques de changement du terrain de l’action humanitaire, de l’action sociale et du développement humain :
D’après certains chercheurs et hommes de terrain comme Mukesh Kapila, le niveau de cruauté de l’homme commettant des génocides a augmenté [12]. De notre côté nous serions tentés de relever les stigmates suivants d’augmentation de la violence sur nos terrains d’exercice : le rajeunissement de l’âge des filles au moment du viol, crime désormais commis sur des bébés et des fillettes de moins de cinq ans, en grand nombre. La violation des Conventions de Genève visant à protéger les populations civiles est en soi une expression de violence accrue ; les attaques que subissent les médecins et les professionnels de santé, directement ciblés sur le théâtre de guerre syrien par exemple, de façon inédite et en grand nombre, constituent aussi un stigmate de violence accrue et de changement de valeurs.
Les humanitaires du monde entier, pas seulement les internationaux, sont confrontés à des situations qui modifient leurs relations aux partenaires
Un des constats issus du colloque de la Chaire Savoirs contre pauvreté de juin 2013, sur le thème de « Politique étrangère et diplomatique de la santé mondiale » [13] est que les nouveaux « états de violence » ainsi que les nomme Frédéric Gros [14], sont de plus en plus hostiles aux acteurs humanitaires étrangers, interdits, de fait, d’exercer à ces endroits. Les humanitaires du monde entier, pas seulement les internationaux, sont confrontés à des situations qui modifient leurs relations aux partenaires et sans doute aux populations qu’ils sont censés servir. Autrefois les humanitaires de l’association Aide médicale internationale se présentaient comme ceux qui vont « là où les autres ne vont pas ». Aujourd’hui, nous pourrions dire de certains endroits, que ce sont des « No man’s land », des lieux pour aucun humain, « là où personne ne va plus ». Les acteurs humanitaires sont en effet confrontés à leur impuissance face à des combattants qui, non seulement n’acceptent plus de respecter le droit humanitaire et les conventions internationales, mais vont jusqu’à cibler directement, de manière systématique et organisée, pour les tuer et les détruire, les soignants, et les infrastructures de santé, ce que le CICR et l’ensemble des intervenants à la table ronde sur la Syrie du colloque de la Chaire Savoirs contre pauvreté du Collège de France en juin dernier ont déploré [15].
Face à ce phénomène d’augmentation de la violence, 3 réactions immédiates :
(i) Plutôt que d’analyser la question de l’accès des populations à l’aide humanitaire ou de l’accès des humanitaires aux populations de situations de combats, il s’agit peut-être de réfléchir en tout premier lieu à la question de cette augmentation de violence liée aux nouvelles formes de conflits armés, à de nouveaux groupes de combattants sévissant en dehors du format classique de la guerre, échappant à toute maîtrise possible par les institutions existantes, le droit international du maintien de la paix actuellement en vigueur
(ii) Agresser, ou tuer, celui-là même qui peut vous sauver la vie, n’est-ce pas d’une extrême violence, une sorte d’apogée de la violence, dirigée contre soi-même, avoisinant la problématique du suicide ?
(iii) N’est-ce pas surprenant de constater que les enlèvements, assassinats et agressions perpétrés à l’encontre de nos confrères médecins et de l’ensemble des soignants, sont peu médiatisés, et ne suscitent de notre part, de celle des journalistes et de l’opinion qu’une faible, voire aucune, indignation ?
Aujourd’hui nous sommes invités à réfléchir ensemble, non seulement au sens de nos actions auprès de populations en souffrance sur la planète, ou à leur impact, sur « la façon d’être à la fois humain et efficace » dit François Décaillet, mais aussi et peut-être avant tout, à la possibilité même d’agir, face à des situations, qui dans l’urgence nous renvoient à notre impuissance, et dans le long terme ne sont pas saisies dans leurs entières réalités, soit parce que les hommes et les femmes sont cachés, soit parce que nous les dissimulons dans des taux qui ne tiennent plus compte des populations cibles, mais des seules populations qui accèdent aux services de santé.
Que devient la vocation humanitaire et sociale dans des lieux où d’autres humains nous empêchent, par leurs menaces, de violences ou de mort, de porter secours aux plus fragiles ? Leurs terrains d’action classiques deviennent des lieux interdits aux acteurs humanitaires internationaux. Les ambulances, les dispensaires et les hôpitaux font l’objet d’attaques directes d’une très grande violence. Des centaines de médecins et soignants sont ainsi tués dans des conflits, des régions entières désertées de professionnels de santé, livrant les populations dans le dénuement le plus total, aux prises de violences sans le moindre recours, notamment les fillettes et les femmes violées pendant, et encore longtemps après le conflit, laissant les criminels continuer de massacrer en toute impunité.
La violence perpétrée à l’encontre des soignants et des systèmes de santé est le thème de la campagne mondiale actuelle du Comité international de la Croix Rouge (CICR) « Health Care in Danger » [16]. Les études conduites dans plus de vingt pays observent un accroissement de ces phénomènes. Se fondant sur les travaux de Abby Stoddard, l’ancien président de Médecins du Monde Pierre Micheletti confirme par ailleurs que « sur les terrains de crises récentes majeures (…), la part des actes de violence délibérés à l’égard des travailleurs humanitaires, est allée crescendo et que parmi les mobiles identifiés pour ces actes de violence, le principal est celui de l’objectif politique » [17]. En dehors de l’initiative du CICR de s’intéresser aux « Soins de santé en danger », il n’y a pas à notre connaissance d’Observatoire de la violence perpétrée contre les personnes soignantes, mais quelques éléments récents mis en place par l’OMS relatifs à la seule collecte de données sur les violences contre les services de santé.
Il faut créer cet observatoire mondial : un « Observatoire de la violence médicale et sanitaire ». Voici une initiative et l’avantage comparatif que pourraient prendre les humanitaires français ou européens : créer une instance d’analyse de situation et de réaction médiatisée à la violence contre les humanitaires, qu’ils soient nationaux ou internationaux.
Plus globalement, les organisations humanitaires telles que le CICR, ou l’OCHA de l’ONU ou d’autres ONG, sont amenées à réfléchir à leur vocation sociale dans des contextes où elles opèrent dans des situations de guerres qui par définition, déstructurent les institutions, où les mécanismes sociaux classiques sont hors fonction. Le CICR opère aussi dans des situations de post conflits. Dans ce cas de figure, comment l’action humanitaire contribue au développement humain, dans le cadre du passage de l’urgence à la phase de reconstruction ? Et puis les conflits durent. Indépendamment de l’urgence humanitaire, la question du développement humain devient plus importante, du fait que la survie dépend de la capacité des individus, des groupes et des communautés à se prendre en main, fait remarquer le délégué en Chine du CICR, Thierry Meyrat.
Une autre question est celle de comment nous pouvons agir en sachant que dans le cas de l’action sociale au Nord, nous intervenons au sein de notre culture, et que dans le cas de l’action humanitaire ailleurs, nous intervenons en tant qu’étranger, depuis l’extérieur, en appui et en collaboration avec des acteurs nationaux. La société civile des pays en guerre tient aussi à assumer elle-même son action humanitaire. Ainsi les acteurs humanitaires des pays du Nord doivent-ils envisager un positionnement en retrait, en appui, plutôt qu’une intervention en prise directe ou en substitution ? Comment l’action humanitaire contribue à ces initiatives, à cette souveraineté de la société civile locale ? Le moment est venu d’y réfléchir. Il n’y a pas de réponse à ces questions qui sont des défis au quotidien sur le terrain. Les événements ont pris de court les acteurs de l’action humanitaire et sociale qui continuent de s’interroger.
Le CICR nous a bien expliqué que « Dans plus de 90% des cas, les victimes (les soignants agressés) ne travaillent pas pour des organisations internationales – les Nations Unies, des ONG internationales ou le CICR. Ces chiffres démontrent que les attaques contre les services de santé ne sont en général pas liées à des intimidations dirigées contre les organisations internationales pour réduire la présence de témoins externes ; mais bien liées à un manque de respect et de protection pour l’ensemble du secteur de santé ».
Cette violence à l’encontre des personnels de santé locaux, pourrait bien être l’une des expressions d’une crise beaucoup plus profonde de confiance de la population, et de ceux parmi elle devenus combattants, dans leur système de santé, ce qui mérite en soi une étude. La perception d’une « médecine inhospitalière » au sens de Jean-Pierre Olivier de Sardan et de Yannick Jaffré, y est sans doute pour quelque chose, ce qui nous interpelle très sérieusement. Ainsi devons-nous travailler à faire connaître ces violences et à les prévenir, en travaillant en amont et partout, à bâtir et consolider la confiance entre la population, les usagers potentiels des services de santé et les soignants. Cela exige que nous révisions les politiques de financement du secteur de la santé et que cessent les pratiques systématiques de racket des patients, quotidiennes jusque dans les pays les plus pauvres du monde.
En dehors de l’urgence qui est sans doute, ou peut-être, la question reste ouverte, un contexte caractéristique plus spécifique de l’action humanitaire, quelles relations entretiennent l’action humanitaire et l’action sociale, dont l’historique et la concentration géographique diffèrent, la première, l’action humanitaire s’étant inscrite dans le paysage français comme se déroulant plutôt dans les pays pauvres au travers d’organisations privées à but non lucratif ou confessionnelles, pendant que la seconde, l’action sociale, se met en œuvre en faveur des personnes fragiles au Nord, dont les sociétés se sont équipées d’instruments législatifs, réglementaires structurant l’action sociale comme une mission de l’Etat ? La question tourne autour des liens qu’entretiennent, ou pourraient davantage entretenir, l’action humanitaire, l’action sociale et le développement humain, dans un monde bouleversé par des transformations de nature économique et financière, démographique, environnementale, énergétique, dont les effets et l’ampleur nous obligent à nous interroger sur la capacité, le type et la nature des réponses à apporter dès maintenant, et sur celles que nous devrions anticiper.
Les métiers de l’aide humanitaire et de l’action sociale se rapprochent-ils sous l’effet de situations Nord-Sud envisagées par certains comme présentant des profils voisins, telles que celles générées par :
(i) la croissance économique des pays émergents, qui a produit en même temps que des richesses, des inégalités dont l’ampleur et les écarts sont sans précédent ; inégalités tout à la fois « méconnues, occultées et tolérées », précise Didier Fassin [18], avec qui nous partageons cette observation : nos sociétés sont tolérantes aux inégalités, que nous les observions chez nous, à l’échelle européenne ou internationale.
(ii) la crise financière de 2008, qui a plongé les Etats-Unis et surtout certains pays de l’Europe, au bord du chaos, et leurs populations dans une grande précarité économique et sociale
Les inégalités économiques
Mahatma Ghandi : « Il y en a assez sur cette planète pour les besoins de chacun, mais pas pour la gloutonnerie de chacun »
Le Secrétaire général de l’OCDE Angel Gurria invité à Sciences Po en septembre 2013, insiste sur la nécessité de mesurer avec justesse les réalités. Au-delà des interprétations optimistes relatives à la réalisation dès 2010, de l’OMD 1 de réduction de l’extrême pauvreté de 50% [19], Angel Gurria affirme que la pauvreté continue d’augmenter en valeur absolue, que les inégalités augmentent à des niveaux sans précédent d’écarts entre les plus riches et les plus pauvres, et de manière accélérée dans les trois dernières années. La croissance est forte mais non inclusive. Il reconnaît que les bénéfices de la croissance économique n’ont pas les retombées attendues ou prétendues sur l’ensemble de la population des pays concernés, tout en rappelant cette phrase de Mahatma Ghandi : « Il y en a assez sur cette planète pour les besoins de chacun, mais pas pour la gloutonnerie de chacun » (« There’s enough on this planet for everyone’s need but not everyone’s greed »).
Il ajoute que ces inégalités nous les avons créées nous-mêmes, « ce sont nos mauvaises politiques qui sont productrices d’inégalités ». Le SG de l’OCDE pense que ces phénomènes vont se poursuivre et que les étudiants aujourd’hui seront concernés dans leur exercice professionnel demain par ces phénomènes pour les décennies à venir. « Les 1% les plus riches du monde contrôlent 39% des richesses du monde et leur part va continuer d’augmenter [20] » (The top 1% control 39% of the world’s wealth). Il va de soi que le monde que nous prédit Angel Gurria appellera de lui-même une action sociale d’envergure.
Un des enjeux peu abordé, pourtant central, tourne autour du potentiel de violence associé aux inégalités, y compris dans les pays développés où un niveau très élevé de chômage combiné à une croissance très lente est source de déstabilisation politique. Une question à laquelle nous n’échapperons pas est celle de l’ampleur des phénomènes sociaux et humanitaires auxquels nous tous, individus, associations, et sociétés, nous sommes, et serons, confrontés, dans un monde où se conjuguent au moins deux phénomènes : (i) une très forte croissance démographique : la population de la planète va passer de 7 milliards à 9 ou 10 milliards en 2050 ; (ii) le changement climatique et les intempéries qui l’accompagnent seront à l’origine de catastrophes aux retentissements considérables sur les vies humaines, les migrations de populations (cyclones, montée des eaux, etc.), et la santé des populations.
A propos de l’ampleur des phénomènes, sommes-nous assez nombreux pour répondre ? N’est-ce pas le moment de nous rassembler acteurs humanitaires, de l’action sociale et du développement humain ?
Les inégalités sociales et de santé
Si l’urgence, les guerres, les catastrophes naturelles continuent de caractériser l’action humanitaire, il existe, ou pourrait exister, davantage de passerelles entre action humanitaire et action sociale dans un monde bouleversé par les inégalités sociales, dont on sait qu’elles s’accompagnent toujours d’inégalités d’accès aux soins de santé. Eric Breton lors d’un séminaire à l’EHESP, résumait ce lien maudit entre inégalités sociales et inégalités de santé ainsi : « Nous pouvons formuler trois constats sur lesquels fonder l’action pour réduire les inégalités sociales de santé :
. 1. les inégalités de santé vont de pair avec les inégalités sociales
. 2. les sociétés les plus égalitaires sont celles dont l’espérance de vie est la plus élevée et celles où les inégalités de santé sont les plus faibles
. 3. les populations ayant les meilleures conditions de vie sont celles qui connaissent les meilleurs états de santé » [21]
Ces observations nous amènent-elles à considérer que la mission humanitaire relève de plus en plus d’une action sociale dans un contexte mondial où la crise économique et financière a jeté des millions de familles européennes et des pays émergents dans la précarité, contribuant à réduire le clivage Nord Sud, en faveur d’un clivage riches-pauvres, où qu’ils se trouvent ?
Ainsi, nous nous demandons si, autrefois séparées par leur histoire et leur concentration géographique, l’action humanitaire et l’action sociale pourraient être rapprochées autour de leur objectif commun : celui de mettre la personne et l’humain au cœur des activités des sociétés ? Créer du lien social, n’est-ce pas une vocation humanitaire ? Si notre préoccupation est qu’« une fois sauvée de la noyade, la personne ne devrait pas être abandonnée sur la berge » selon l’expression de Jean-François Mattei, l’action sociale se confirme-t-elle comme le prolongement de l’action humanitaire, une étape vers le développement humain, une étape d’insertion durable, aboutissant à fondre parmi nous, au sens de les intégrer, les personnes soutenues ?
Rapprochement, complémentarité d’actions, objectifs communs. Humanitaire et action sociale, même combat, mais jusqu’où ? Si les retentissements sociaux et humanitaires de la crise financière et économique mondiale peuvent générer des situations difficiles, sont-elles pour autant communes au Nord et au Sud ? Au-delà de ce qui peut apparaître comme des similitudes aux yeux de certains, en bon connaisseurs du terrain, nous nous attacherons à discerner ce qui, dans ce monde global, continue de distinguer les souffrances endurées au Sud, en insistant sur l’ampleur et la profondeur des problèmes, le manque de recours sociaux au Sud, la fréquence de l’insécurité, et la singularité de l’Afrique francophone où se jouent déjà, et pour les décennies qui viennent, parmi les plus grands enjeux humanitaires et sociaux de l’histoire du monde.
Tous les pays subissent les effets de la crise : niveaux de chômage très élevés, perte de revenus, parfois suppression de la protection sociale, perte de logement, travail informel, pression fiscale basse
Avant même les effets de la crise financière et économique mondiale sur les situations nationales aux Etats-Unis et en Europe, en Grèce touchée de plein fouet par exemple, ou en Espagne et en Italie, qui ont pu estomper quelques nuances entre le Nord et le Sud, un certain nombre de phénomènes nous apparaissent désormais communs :
. le fléau des maladies chroniques (cancers, diabète, maladies cardiovasculaires et respiratoires chroniques), sévit et s’étend au sein de sociétés occidentales qui privilégient un système curatif de la santé, plutôt que la prévention ou le dépistage précoce, paradigme malheureusement exporté au Sud avec la médecine moderne
. le fléau des toxicomanies s’étend au Nord comme au Sud, avec des effets mitigés de politiques nationales et européennes face à l’augmentation de la consommation d’alcool, de cannabis, de cocaïne, de très nombreux jeunes filles et garçons prêts à diversifier leurs achats de toxiques sur internet
. le modèle de financement du système de santé : l’OMS et la communauté internationale préconisent la couverture sanitaire universelle auprès de gouvernements pauvres pendant que nous n’avons plus les moyens financiers de nous percevoir comme des pays riches et de continuer d’accroître le déficit de la sécurité sociale. L’action sociale et la justice sociale ne se limitent pas à prôner la « Couverture sanitaire universelle », qui comme le dénonce le Brésil : « ouvre la voie du marché ». Quelle politique sanitaire et quel modèle social proposons-nous ? Le recours aux financements innovants finance l’aide au développement (taxes sur les billets d’avion, taxe sur les transactions financières) mais quelles ressources allons-nous trouver, les pays vont-ils trouver, pour le développement social et humain des générations qui nous suivent et que ces mécanismes auront endettés ?
Aux détours de la crise financière, les profils de nos situations se rapprochent : tous les pays subissent les effets de la crise : niveaux de chômage très élevés, perte de revenus, parfois suppression de la protection sociale, perte de logement, travail informel, pression fiscale basse. La pauvreté, la précarité et des inégalités sociales et de santé s’accroissent du Nord au Sud et de l’Ouest à l’Est.
Ces observations nous invitent à revoir la place de l’Etat dans le champ de la santé, et donc de la mission de santé publique, de l’accès aux soins et de l’équité. C’est le moment de se poser la question des responsabilités, individuelles comportementales et collectives en termes de politiques de santé, de la déontologie professionnelle, de l’intégration de la dimension économique dans l’examen de questions éthiques médicales et sanitaires [22].
Peut-être devrions-nous nous poser des questions relatives à la santé d’un point de vue philosophique avant de les poser du point de vue social ou économique. C’est ainsi que la question de santé est abordée par les populations traditionnelles en Afrique : la vision de la santé découle d’une vision et d’une interprétation du monde et de la place de l’homme et de la femme dans le monde et dans la société.
Tout d’abord l’ampleur des situations de précarité et de misère sociale au Sud combinée à la faible capacité de recours existants, le plus souvent informels, est incomparable par rapport à l’offre de services sociaux proposés en France ou Europe par exemple, organisés du point de vue institutionnel. Dans les pays en développement, les exclus sont les plus nombreux, chez nous les marginaux sont les exceptions ou les minorités.
Ensuite les profils sanitaires et sociaux de toute une série de groupes vivant dans les pays pauvres, ne présente rien de commun avec celle des populations vivant dans nos contrées au Nord, ne relève pas d’enjeux communs mondiaux, et appelle des réponses spécifiques. Il s’agit des grossesses adolescentes, des populations en situation de conflits armés, des enfants et de leurs familles dans les rues, par exemple. Les violences perpétrées à l’encontre des soignants, les violences sexuelles et les viols de fillettes et de bébés, les mutilations sexuelles génitales féminines, la tarification des soins et des médicaments en dehors de tout système d’assurance maladie, l’insuffisance alimentaire, l’exploitation sexuelle, les trafics humains, la guerre, etc., la faiblesse des capacités institutionnelles nationales, politiques, stratégiques, managériales, des systèmes de santé, etc. ne sont pas des situations communes relevant de réponses globales.
L’échec des stratégies de prévention de la propagation de la pandémie du sida en Afrique, la répartition inéquitable des financements mondiaux publics et privés de l’aide aux pays pauvres, l’ampleur de l’exclusion des services publics d’éducation, de santé, etc. ne sont pas des sujets communs, et ne sont pas des phénomènes étudiés dans le cadre de travaux de recherche financés par le Nord. Certaines hypothèses de recherche ne sont pas même explorées comme celle de la féminisation du sida en Afrique mise en perspective, sur dix ou vingt ans, des violences sexuelles dans des pays en guerre ou en post conflits.
Alors précisément, après la création d’un observatoire de la violence sanitaire, une proposition serait peut-être que l’action humanitaire et sociale, si elle cherche un rayon d’intervention précis dans le monde d’aujourd’hui, se redéfinisse comme s’inscrivant dans ce champ de priorités spécifiques des populations ou des pays les plus pauvres, notamment en Afrique et dans les Etats fragiles. D’ailleurs la moitié de ces derniers sont sur le continent africain.
La population du continent africain va passer de 1 milliard d’habitants à 2 milliards avant 2050
Il nous semble important d’attirer l’attention des politiques sur la particularité des métamorphoses qui se déroulent et s’annoncent sur le continent africain dans les décennies à venir, afin d’anticiper les retentissements potentiels de ces transformations sur l’émergence de nouvelles maladies, la prévention de la propagation de pandémies existantes telles que la tuberculose, sur l’égal accès de populations plus nombreuses aux soins, la prise en charge des grossesses et des accouchements, de la santé des adolescents, des toxicomanies et de toutes les pathologies qui s’étendent en milieu urbain, etc.
En effet : (i) le doublement de la population du continent qui va passer de 1 milliard d’habitants aujourd’hui à 2 milliards d’habitants avant 2050, avec une proportion très élevée de jeunes, (ii) la transition épidémiologique inachevée s’accompagnant du double fardeau de maladies infectieuses et de maladies chroniques dans un contexte de pénurie de soignants, (iii) une urbanisation galopante dans des conditions d’hygiène, d’habitat, d’alimentation et d’emplois précaires, sont autant de phénomènes porteurs de risques d’instabilités politiques et de violences, tant l’offre publique ou privée de services s’annonce insuffisante en quantité ou en qualité. Le sentiment d’insécurité et la défiance à l’égard des gouvernements s’accroit déjà. Les capacités institutionnelles nationales et internationales ne sont pas préparées à répondre à de tels enjeux. Les leaders ici et là-bas manquent de vision politique et stratégique sur ces sujets, préoccupés par les sujets communs planétaires du climat, de l’environnement, de l’eau et de l’énergie.
L’Afrique est souvent présentée par les économistes comme le continent de l’avenir où les taux de croissance sont spectaculaires. L’auteur de l’ouvrage « Poor Numbers » conteste la véracité des taux de croissance présentés pour le continent [23], pendant que d’autres auteurs constatent que c’est une croissance avec peu d’effets sur l’emploi et le développement : « L’impact de la croissance élevée n’a pas eu de retombées sur l’emploi, l’éradication de la pauvreté ou la demande pour d’autres secteurs de l’économie. En outre, une forte concentration des exportations a rendu le continent vulnérable aux variations importantes des cours des matières premières » [24]. (The high growth impact has not had strong spillover effects on employment, poverty eradication, or the demand for other sectors of the economy. Furthermore, high export concentration has rendered the continent vulnerable to commodity price shocks).
La croissance en Afrique a peu d’effets sur la réduction de la pauvreté comparé à l’Asiepar exemple : « une étude récente estimait qu’une augmentation de 1% de croissance avait pour effet de réduire la pauvreté de 1,39% » (en Afrique australe et de l’est) comparé à 2,48 % et 3,08% en Asie de l’est et dans le Pacifique. Découle de l’absence de protection sociale et de respect du droit du travail où il existe, la tentation pour les personnes au chômage de prendre n’importe quel emploi pour survivre : 77,5 % des travailleurs en Afrique subsaharienne ont des emplois précaires en 2011 comparés à 49,6% en moyenne à l’échelle mondiale [25]. Ainsi que le décrit Francis Akindès, dans des contextes où la survie en dépend, l’Etat, les employés et les employeurs nationaux et internationaux se retrouvent complices de silence sur les conditions déplorables de travail, exercées en violation du droit [26].
Le troisième sujet sur lequel nous nous proposons de réfléchir concerne plus particulièrement la toile de fond de l’aide humanitaire, de l’action sociale et du développement humain, de leur insertion (ou non) en tant que priorité du programme pour le développement après 2015. Les négociations sont en cours à l’Assemblée générale des Nations Unies et pour les deux ans à venir. Ceci est important et nous concerne tous : si dans les années 1970 ou 1980 il était encore possible aux humanitaires d’échapper à l’emprise des paradigmes de développement, ce n’est plus le cas aujourd’hui : nous sommes tous enveloppés dans la toile du développement durable, selon un modèle unique, contraints et limités par les injonctions dominantes du modèle que l’ensemble des pays de la planète seront invités à décliner pays par pays après 2015.
La Commissaire européenne à l’aide humanitaire invitée en mars 2013 à la restitution à Paris des Assises de développement tenait à rappeler que : « Le futur est à propos de nous tous et pas seulement des pays en développement » (The future is about all of us, not only the developing world »). Il est en effet question que les objectifs qui seront retenus par l’Assemblée générale des Nations Unies en septembre 2015 s’appliqueront à l’ensemble des pays de la planète, et pas seulement aux pays en voie de développement, auxquels s’appliquaient les objectifs du millénaire pour le développement sur la période 2000-2015.
Lors de la session spéciale de l’Assemblée générale des Nations Unies consacrée à ces sujets le 25 septembre dernier, le Secrétaire général résumait sa direction ainsi : « Le développement durable - auquel devront s’intégrer croissance économique, justice sociale et gestion de l’environnement - doit devenir notre principe directeur et notre modus operandi à l’échelle mondiale ». En France, la toute première décision du Comité interministériel de la coopération internationale au développement (CICID) réuni en juillet dernier, établit, selon le ministre du développement Pascal Canfin, que : « Le développement durable devient le fil directeur de la politique de développement et de solidarité internationale. Il n’y a plus d’un côté la lutte contre la pauvreté, l’éradication de la pauvreté, et de l’autre côté, l’agenda de la soutenabilité ; mais au contraire une fusion des deux » [27].
A un an de la Conférence de Rio+20 (en 2012), à moins 2 ans de la conférence sur le climat que doit réunir la France en 2015, les décideurs et les experts s’entendent pour demander la convergence des objectifs de développement avec ceux du développement durable [28]. Nous traversons une période toute imprégnée de préoccupations d’envergure planétaire relevant du développement durable (climat, énergie, environnement) qui vont entrer sévèrement en compétition avec celles, non communes, du développement humain dans les pays pauvres. Le risque est de voir les populations les plus pauvres, les femmes et les filles en particulier, continuer d’être les moins bien servies, tant du point de vue de l’attention politique, économique et sociale, que du point de vue stratégique et financier.
La représentation du monde inspirée par le courant de pensée du développement durable dans le cadre duquel s’inscriront toutes les décisions et les interventions à l’échelle globale après 2015 pendant des décennies, est-elle favorable à l’action humanitaire ou même à l’action sociale et au développement humain ?
Les priorités des populations et des pays les plus pauvres, les plus fragiles, les plus vulnérables, les souffrances qu’endurent les fillettes, les adolescentes et les femmes, qui sont celles vis-à-vis desquelles les objectifs du développement ont le moins progressé au cours des quinze ou vingt dernières années, ou même des décennies antérieures, ces situations qui incitent à mener une action humanitaire et sociale, notamment dans le Sahel, sont-elles des sujets ciblés par les politiques de développement durable ?
Les populations et les pays en situation de conflits armés ou de post conflits, les pauvres de France ou d’Europe, des pays émergents ou d’ailleurs, ces priorités peuvent-elles être considérées, seront-elles prises en considération, dans le cadre de ce paradigme de développement durable ?
La réponse à ces questions est non. Pourquoi ?
Toutes les interventions relatives à la justice sociale et au développement humain ont été réalisées dans le cadre du développement, et non celui du développement durable qui ne s’est intéressé, depuis la Conférence de Rio sur la Terre en 1992, qu’aux questions environnementales. Sans oublier de mentionner quelques réunions dans les années 1970, reconnaissons que le rapport fondateur du développement durable est celui de Gro Harlem Brundtland intitulé : « Our Common Future » (Notre avenir à tous), publié en 1987. Les pratiques de développement, de développement humain et de développement social, ont alors déjà une histoire de plus de 40 ans ! C’est la durée d’installation de toute une culture de politiques, de stratégies, d’acteurs, de valeurs et de pratiques de développement depuis le discours de H. Truman en 1949 [29] qui nommait pour la première fois les pays sous développés : « Il nous faut lancer un nouveau programme qui soit audacieux et qui mettre les avantages de notre avance scientifique et notre progrès industriel au service de l’amélioration de la croissance des régions sous-développées. Plus de la moitié des gens dans le monde vivent dans des conditions voisines de la misère. Ils n’ont pas assez à manger. Ils sont victimes de maladies. Leur pauvreté constitue un handicap et une menace, tant pour eux que pour les régions les plus prospères » [30].
Le développement durable est certes, en théorie, défini par trois piliers : environnement, développement économique et justice sociale. En pratique en plus de 26 ans depuis le rapport Brundtland, il semble qu’aucune intervention d’action sociale, de développement humain ou d’aide humanitaire, de justice sociale, n’ait été conduite ou revendiquée dans le cadre de la réalisation de politiques de développement durable.
Le développement social et l’action humanitaire, et même le développement humain ne sont pas des priorités du développement durable, qui ne s’intéresse à la justice sociale qu’en ce que la pauvreté et l’iniquité produisent de néfaste pour la planète en termes d’environnement : lorsque la question de la justice sociale est abordée par les « durabilistes », ce n’est pas pour améliorer le développement humain, c’est pour combattre les effets de la pauvreté et des inégalités d’accès aux ressources sur l’environnement et l’avenir de la planète (impacts des industries sur la pollution de l’air, des eaux et des sols, déforestation et utilisation du bois pour la cuisine ou le chauffage, etc.).
Le développement durable s’intéresse, disent les textes, aux disparités des pouvoirs économiques et politiques sur la planète et à l’accès inéquitable aux besoins de base : « emploi, alimentation, eau, assainissement, énergie », en tant que ces sujets posent problème à nos intérêts communs : « De nombreux problèmes viennent des inégalités d’accès aux ressources. Ainsi, notre incapacité à promouvoir le commun intérêt du développement durable est souvent le résultat de la négligence relative de la justice sociale et économique entre et au sein des nations » (Many problems arise from inequalities in access to resources ». « Hence, our inability to promote the common interest in sustainable development is often a product of the relative neglect of economic and social justice within and amongst nations.) [31]
Le développement durable n’est pas un paradigme d’expression de la générosité, de la solidarité ou de l’altruisme, mais plutôt celui du partage d’intérêts présentés comme communs aux êtres humains où qu’ils se trouvent sur la planète. Il ne s’agit pas de donner, mais de prendre, par exemple de s’inspirer au nord, de politiques et interventions réalisées au Sud, dans le domaine de l’urbanisation. La distinction la plus centrale entre les acteurs du développement humain et ceux du développement durable, a trait à cette longue expérience auprès des populations pauvres, ce partage d’intimité, cette compassion au sens propre de « souffrir avec », qui semble n’avoir animé que les seuls acteurs de l’humanitaire, de l’action sociale et du développement humain.
L’homme, la femme, le pauvre et la fragile, le combattant et le blessé de guerre, la fillette violée, la personne sans domicile, ces personnes intéressent-elles ceux qui exercent leurs métiers dans le cadre du développement durable ?
L’humain est-il placé au cœur et comme cible directe des objectifs de développement durable ? L’homme, la femme, le pauvre et la fragile, le combattant et le blessé de guerre, la fillette violée, la personne sans domicile, ces personnes intéressent-elles ceux qui exercent leurs métiers dans le cadre du développement durable ? L’histoire le démontre d’elle-même. Ces problématiques sociales relèvent des problématiques du développement, telles que les stratégies de coopération les ont définies et mises en œuvre, même si nous ne pouvons que déplorer « le massacre des secteurs sociaux » opéré par les politiques d’ajustement structurel dans les années 1980, ainsi que le regrette Serge Michailof, grande figure du développement qui réfléchit à sortir l’Afrique de la fragilité et du conflit [32].
Le développement durable réunit les pays riches et les pays émergents autour de préoccupations pensées comme communes, mais vis-à-vis desquelles les réponses vont s’avérer cependant très disparates, tant du point de vue de leur ampleur que de leur nature. Il n’empêche que du fait de ses centres d’intérêts, le développement durable s’accompagne d’un clivage du monde, qui n’est plus Nord-Sud, mais plutôt pays riches et émergents d’un côté, pays les plus pauvres de l’autre, où la croissance est tellement basse qu’elle ne génère pas d’effets désagréables.
Si le développement durable devait s’emparer de questions de développement à l’échelle universelle, alors il devrait se concentrer en priorité sur les spécificités des Pays les moins avancés, ainsi que l’attendent ces pays avec Patrick Guillaumont : « La vulnérabilité est un risque de non-durabilité. Il est donc normal qu’un agenda universel de développement durable s’attache à traiter la vulnérabilité dans ses diverses composantes (économique, sociale, environnementale) et prête attention aux pays qui pour ces diverses raisons sont particulièrement vulnérables. Souligner la nécessité de prendre en compte la spécificité des pays vulnérables dans l’agenda 2015 ne doit pas apparaître comme une défense de « catégories. Il s’agit au contraire d’une défense de principes d’efficacité et d’équité » [33]. Il ne suffira pas de prendre des engagements dans ce sens. Il faudra que les défenseurs du développement durable prouvent à l’avenir l’efficacité de leurs stratégies sur des terrains qu’ils ont délaissés pendant des décennies.
La Couverture sanitaire universelle semble être un objectif qui fait consensus pour le programme de développement après 2015. Il se pourrait que ce soit le seul objectif de santé retenu. Qu’en pensent les acteurs de l’action sociale et du développement humain ? Ils ont trois questions :
L’objectif est-il réaliste ? Ne sommes-nous pas entrain de réconforter nos consciences ? Est-il sérieux de penser que les pays les plus pauvres à la croissance démographique la plus élevée au monde, seront en mesure de mettre en place, dans des délais raisonnables et de manière durable, des mécanismes et les financements de systèmes d’assurance maladie ou de protection sociale pour faire face aux fardeaux multiples des maladies infectieuses et chroniques, des accidents de la voie publique et des problèmes de santé mentale qui ont commencé d’atteindre une population qui s’apprête à être multipliée par deux d’ici à 2050 ? Nos modèles déficitaires de milliards d’euros peuvent-ils être des modèles pour les pays et les populations pauvres du monde ?
Derrière un objectif bien intentionné, n’y a-t-il pas plutôt l’intention pour les pays riches de se décharger de leur responsabilité et de leurs engagements à contribuer aux coûts du développement, du développement social et humain justement ?
Si la CMU est bien un objectif de réduction de la pauvreté, au sens de diminuer le nombre de personnes qui basculent dans la pauvreté du fait du paiement des soins, est-ce pour autant un objectif d’amélioration de la santé ? Si la CMU a contribué en Europe à améliorer l’accès aux soins, a-t-elle contribué à améliorer la santé et la qualité des systèmes de soins dans nos pays ? N’est-ce pas une nouvelle fois une réponse financière à prendre en charge de plus en plus de malades, plutôt qu’une politique en réponse à la question de savoir comment bâtir des sociétés moins pathogènes ? Chaque pays devra faire son chemin et trouver le modèle adapté à réduire la pauvreté et améliorer l’état de santé de ses populations selon des priorités débattues en société de manière démocratique.
Sans énumérer les documents produits par la société civile de par le monde, dont les associations et les ONG notamment, ont été invitées à contribuer à réfléchir en préparation de la session spéciale de l’Assemblée générale des Nations Unies du 25 septembre 2013 sur les OMD, il semble, de ce que nous pouvons lire des synthèses mises en ligne sur les sites internet « post 2015.org » ou « beyond 2015.org » par exemple, que la très grande majorité des organisations de la société civile se prononcent en faveur de la convergence des objectifs du millénaire pour le développement avec ceux du développement durable, tout comme le rapport au Secrétaire général des Nations Unies du Panel d’experts de haut niveau sur le programme de développement après 2015. Ainsi la société civile, consultée, rejoint spontanément les positions dominantes des Experts, de l’ONU et des politiques. Nous n’aurions pas observé un tel consensus dans les années 1990. Du côté des chercheurs les travaux s’interrogeant sur la place des PMA après 2015 sont plus nombreux que ceux qui examinent la vulnérabilité de certains groupes de personnes, telles les populations vivant dans la guerre, les fillettes et les femmes [34].
L’indifférence est grandissante à l’égard des personnes vulnérables où que ces personnes vivent
Voici donc un indicateur majeur de changement du monde : le débat démocratique à l’échelle mondiale est évacué faute d’opposition et d’idées respectant le principe de contre poids. Il ne faut pas se faire d’illusion. Même si la consultation de la société civile a pu prendre un instant l’allure d’une invitation à une participation démocratique à l’élaboration du programme de développement à venir, et même si le Secrétaire général dans son allocution le 26 septembre 2013 cherche à rassurer sur la capacité du développement durable à (désormais) intégrer les trois piliers initiaux : en pratique cela ne sera pas le cas, pour les raisons historiques, culturelles et de compétition financière déjà évoquées. Mais aussi, et sans doute avant tout, parce que l’indifférence est grandissante à l’égard des personnes vulnérables où que ces personnes vivent, pour différentes raisons sur lesquelles il serait possible d’agir pourtant, au travers d’actions d’éducation civique, d’enseignement supérieur, des médias, de la politique nationale de coopération, des politiques européennes et internationales, de toutes nos institutions, etc. qui pourraient sensibiliser et former chaque citoyen à une sensibilité et à une connaissance de l’autre, « à faire de notre planète une autre cité, qui serait aussi la cité des autres » conclut Philippe Kourilsky.
Le fait que la société civile adhère à une position dominante, globale et englobante du monde est un fait étonnant. C’est dire à quel point l’uniformisation du monde en est à un stade déjà avancé. Cela pose la question aussi de la connaissance, par cette société civile globale, du terrain et des situations particulières et spécifiques que vivent les femmes et les hommes, les garçons et les filles, les plus pauvres et les plus exclues du monde : comment les situations de ces personnes sont-elles appréhendées par la société civile elle-même au point qu’elles n’appellent pas de réponse spécifique de sa part en préparation du programme de développement post 2015 ? La société civile globale associe-t-elle des représentants des pays les moins avancés à ses travaux et à sa pensée ? Comment leurs préoccupations sont-elles intégrées ? D’une part, l’humanitaire, l’acteur social et de développement humain qui travaille au sein de la société civile globale connaît-il encore le terrain finalement ? D’autre part, comment les acteurs de terrain et les ressortissants peuvent-ils davantage, non seulement participer, mais faire entendre leurs savoirs, leur expérience et leur pensée à l’échelle globale ? Il ne s’agit pas seulement de défendre une dynamique de participation d’une poignée de personnes sollicitées pour la forme. La question en jeu est celle de la vérité des faits et des réalités endurées, considérées dans leur diversité, point de départ indispensable à des réponses bien pensées, au travers desquelles chacun trouve sa place.
L’acteur altruiste, qu’il intervienne en aide humanitaire, en action sociale ou dans le cadre de politiques de développement humain est aujourd’hui confronté à deux nouveaux « terrains ».
Du côté des pays, les nouvelles formes de violences l’obligent à revoir sa vocation et son positionnement. Il s’agit d’apprendre à travailler avec la société civile locale, qui assume, en prise directe avec les populations, l’action humanitaire et l’action sociale, que les acteurs internationaux ne sont parfois plus en mesure d’assurer de manière directe, tant ils sont vulnérables à toutes sortes de violences (enlèvements, assassinats, disparitions, etc.) commises par des groupes ou des contextes qui ne reconnaissent pas le droit humanitaire international et la protection médicale et humanitaire des civils ou des combattants. La demande des pays est de considérer un événement, même de guerre, comme pouvant n’être qu’un « incident de parcours sur le chemin du développement » selon l’expression de Salif Samaké au Mali. La question est peut-être de passer d’une aide humanitaire de substitution à une aide humanitaire exercée en retrait, en appui des sociétés locales qui « s’organisent en dehors de l’Etat » ainsi que le décrit Bassma Kodmani en Syrie [35]. Un observatoire international des violences perpétrées à l’encontre des acteurs humanitaires reste à créer, en particulier pour les médecins ou les professionnels de santé, qui méritent autant d’attention politique, professionnelle et médiatique que les journalistes dans les mêmes contextes.
Du côté global, le terrain est accaparé par les défenseurs du développement durable et leurs intérêts. Les enjeux financiers sont considérables. Le consensus sur ce choix de cadre pour le programme de développement après 2015 est atteint à l’unanimité. Désireux de continuer d’agir auprès de populations en souffrance et démunies, dans un monde où sévit une vision totalisante, uniformisée, unanimiste, voire totalitaire du monde, l’acteur humanitaire, l’acteur social et de développement humain, doivent d’autant mieux préciser ceux qu’ils souhaitent servir, ceux auprès de qui ils souhaitent agir, et communiquer sur leurs choix. Il s’agirait pour eux de s’emparer du créneau de la « justice sociale », de ce pilier oublié de la réalisation des politiques de développement durable, et de contribuer à réduire les inégalités et la vulnérabilité de groupes qui n’intéressent pas ceux qui privilégient les questions environnementales, climatiques et énergétiques, les problèmes planétaires communs.
Ce repositionnement de l’acteur humanitaire devrait être réfléchi et concerté à l’échelle de la France et de l’Europe, pour préserver les stratégies et interventions spécifiques qu’appellent des populations et des contextes précis. Il est encore temps de mettre un terme à la progression d’une approche totalisante du monde, peu soucieuse de la diversité, de la différence, de la spécificité des situations humaines, de freiner l’utilisation de cette nouvelle arme idéologique génératrice d’injustice, d’instabilités et de violences politiques.
Il s’agit plus que jamais de respecter et penser la diversité des situations et des réponses. Il ne s’agit pas ici d’opposer la nature à l’homme ou réciproquement. Ce n’est pas de ces valeurs là que nous avons discutées ici, mais d’une représentation du monde où le sujet humain, y compris les filles et les femmes, reste au centre des politiques de développement. Il faut faire émerger, ou rétablir, la vérité des faits au travers d’une vraie démocratie à l’échelle mondiale, quitte à ce que nous les acteurs humanitaires, de l’action sociale et du développement, qui agissons au plus près des personnes démunies, devenions des dissidents et des résistants à un mouvement global d’autant plus dangereux et puissant qu’il prétend ce qu’il ne peut donner tout en restant anonyme.
Manuscrit clos le 28 octobre 2013
Copyright Novembre 2013-Kerouedan/Diploweb.com
Remerciements à Jean-François Mattei, Philippe Ryfman et Benoît Miribel de m’avoir invitée à réfléchir à ces sujets dans le cadre du Forum Espace Humanitaire réuni au Domaine des Pensières de la Fondation Mérieux à Annecy du 26 au 28 septembre 2013. Je fus réconfortée de voir qu’il existe des espaces qui conjuguent réflexion et convivialité, autour de sujets complexes, moments essentiels à reprendre prise sur le cours des événements.
Plus
. Voir sur le Diploweb.com tous les articles sur les grands sujets transversaux
[1] Traduction d’André Gide. "I thought that my voyage had come to its end at the last limit of my power,—that the path before me was closed, that provisions were exhausted and the time come to take shelter in a silent obscurity. But I find that thy will knows no end in me. And when old words die out on the tongue, new melodies break forth from the heart ; and where the old tracks are lost, new country is revealed with its wonders."
[2] Secretary’s General remarks at Special Event on Achieving the Millennium Development Goals, New York, 25 septembre 2013, p.2. un.org
[3] E. Levinas. Ethique comme philosophie première. Préfacé et annoté par Jacques Rolland. Rivages Poche. Petite Bibliothèque. Payot, 1998. 121 p. ou voir aussi cet extrait du livre de Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence. « Dans ce livre je parle de la responsabilité comme de la structure essentielle, première, fondamentale de la subjectivité. Car c’est en termes éthiques que je décris la subjectivité. L’éthique, ici, ne vient pas en supplément à une base existentielle préalable ; c’est dans l’éthique entendue comme responsabilité que se noue le nœud même du subjectif. »
[4] Autre extrait de Levinas « La mort de l’autre homme me met en cause et en question comme si, de cette mort invisible à l’autre qui s’y expose, je devenais, de par mon éventuelle indifférence, le complice ; et c’est comme si, avant même que de lui être voué moi-même, j’avais à répondre de cette mort de l’autre, et à ne pas laisser autrui seul à sa solitude mortelle ».
[5] P. Kourilsky. Le Temps de l’altruisme. Oldile Jacob 2009, 213 p.
[6] ODI et Humanitarian Policy Group. A history of the humanitarian system. Western origins and foundations. HPG Working Paper. June 2013. odi.org.uk
[7] D. Kerouedan, G. Gonzalez-Canali, H. Balique, B. Floury. Santé et développement : 50 ans de coopération française en Afrique. Revue Mondes, Les Cahiers du Quai d’Orsay, N° 7, juin 2011. En français : pp 81-93 et en anglais pp. 187-199. diplomatie.gouv.fr/fr/le-ministere/publications/mondes-les-cahiers-du-quai-d-orsay/
[8] I. Wallerstein. Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des systèmes-monde. La Découverte, 2009. 173 p.
[9] Interview de Nicolas Truong dans Le Monde du 15-16 septembre 2013, p. 17
[10] A. Touraine, La fin des sociétés, Editions du Seuil, 2013, 657 p.
[11] C. Avenel et C. Fourel De la crise économique au monde post-social. Nonfiction.fr, 13 septembre 2013. nonfiction.fr/article-6696-de_la_crise_economique_au_monde_post_social.htm
[12] M. Kapila. Communication au colloque de la Chaire Savoirs contre pauvreté, Politique étrangère et diplomatie de la santé mondiale, Paris, le 18 juin 2013. Voir le site de la chaire http://www.college-de-france.fr/site/dominique-kerouedan/index.htm
[13] Voir résumé du colloque sur le site de la chaire Savoirs contre pauvreté 2012-2013 http://www.college-de-france.fr/site/dominique-kerouedan/index.htm
[14] F. Gros. Etats de violence. Essai sur la fin de la guerre. Janvier 2006.
[17] P. Micheletti. Afghanistan, Syrie, Mali : les humanitaires à la peine. Politis.fr le 14 mars 2013. politis.fr
[18] D. Fassin. Quelle morale pour quelle société. Emission Autour de la question de Caroline Lachowsky sur RFI le 21 octobre 2013. rfi.fr
[19] Une parenthèse sur l’objectif OMD 1 de réduire de 50% l’extrême pauvreté (de vivre avec < 1 dollar par jour). Il est atteint. Cependant l’objectif doit être plus ambitieux de réduire la pauvreté (de vivre < 2 dollars par jour).
[20] Boston Consulting Group’s Global Wealth Report.
[21] Eric Breton. Séminaire de l’EHESP. L’action sur les déterminants sociaux de la santé, réflexions européennes et stratégies pour la France. Paris, les 4 et 5 juin 2012 à Paris (ehesp.fr)
[22] A ce propos voir la communication de Joseph Brunet-Jailly au séminaire « Y a-t-il une place pour la justice dans l’éthique médicale ? », Séminaire de la Chaire Savoirs contre pauvreté, Collège de France, le 28 février 2013. http://www.college-de-france.fr/site/dominique-kerouedan/index.htm
[23] M. Jerven. Poor numbers. How we are misled by African development statistics and what to do about it. Cornell University Press, 2013. Voir le commentaire de Simon Legendre, Conférence : la croissance africaine, une fiction statistique ? grotius.fr
[24] B. Armah. Making sense of Africa’s priorities for the post 2015 Development agenda ? Development 2013, 56 (1), 114-122.
[25] B. Armah. Making sense of Africa’s priorities for the post 2015 Development agenda ? Development 2013, 56 (1), 114-122.
[26] F. Akindès. De la transformation de l’humain en capital humain : un défi pour l’Afrique face à la mondialisation. Communication au Colloque de la Chaire Savoirs contre la pauvreté, le 17 juin 2013
[27] P. Canfin. Lettre du 9 septembre 2013 aux personnes ayant pris une part active aux assises du développement et de la solidarité internationale. 2 p.
[28] United Nations General Assembly Special Event on Millennium Development Goals, 25 septembre 2013 à New York.
[29] Et trente ans dans le cadre de la coopération internationale, avec ses institutions et ses acteurs, les Etats- Unis (J Kennedy), la Banque mondiale, l’OCDE, les Communautés européennes dès 1950 le discours de Schuman, la France, l’Angleterre etc., dont la concentration géographique a suivi les héritages historiques des anciennes colonies à partir des années 1960.
[30] Président Harry Truman, Discours d’investiture le 20 janvier 1949.
[31] United Nations, G. H. Brundtland, Report of the World Commission on Environment and Development, Our Common Future, 1987, 247 p.
[32] S. Michailof. Africa 2050 : Jobs and Prosperity in a multipolar global economy. Moving out of fragility and conflict. Global Journal of Emerging Market Economies 2013 ; 5 (2) 117-149.
[33] P. Guillaumont. Les pays vulnérables dans l’agenda post 2015. FERDI, Note brève N° 66 de juin 2013. 4 p.
[34] Voir travaux du FERDI cités et IDS Bulletin. Whose goals count. Lessons for setting the next development goals. Septembre 2013. 107 p.
[35] B. Kodmani. Une société qui s’organise en dehors de l’Etat. Communication au colloque de la Chaire Savoirs contre pauvreté, Collège de France, le 18 juin 2013.
SAS Expertise géopolitique - Diploweb, au capital de 3000 euros. Mentions légales.
Directeur des publications, P. Verluise - 1 avenue Lamartine, 94300 Vincennes, France - Présenter le site© Diploweb (sauf mentions contraires) | ISSN 2111-4307 | Déclaration CNIL N°854004 | Droits de reproduction et de diffusion réservés
| Dernière mise à jour le mercredi 18 décembre 2024 |