A l’heure ou les commissaires désignés sont auditionnés par les députés européens, le Directeur du Centre d’études européennes de Sciences Po, Renaud Dehousse, répond aux questions de Touteleurope.fr sur le programme et les personnalités de la Commission Barroso II. Selon le professeur, la nouvelle équipe pourrait mettre en oeuvre d’importants changements, notamment sur le plan de la régulation économique.
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Touteleurope.fr : Quelles sont les priorités de la Commission Barroso II ?
Renaud Dehousse : M. Barroso a clairement annoncé que l’activité de l’Europe dans le domaine de la régulation économique et dans le domaine de la réponse à la crise seront les grandes priorités de son deuxième mandat.
Cela passe notamment par le chantier (qu’il fallait de toute façon ouvrir) de la réforme du processus de la stratégie de Lisbonne : cellec-ci devait faire de l’Europe l’espace le plus compétitif et le mieux protégé au plan social dans l’économie mondiale, à l’horizon 2010. Le moins que l’on puisse dire est que la réalité n’est pas tout à fait à la hauteur de ces grandes attentes !
Des questions se posent donc quant à la façon de mener à bien cette entreprise. La présidence espagnole [du Conseil de l’UE] a d’emblée proposé un renforcement de son action dans ce domaine, que M. Van Rompuy, dès les premiers jours de son mandat en tant que président du Conseil européen, a souhaité donner un nouvel élan à cette stratégie par la convocation d’un Conseil européen extraordinaire. On peut donc penser que la Commission sera appelée, parce que les Etats membres lui demandent assez clairement, à saisir à bras le corps ces dossiers économiques.
Touteleurope.fr : Au vu des auditions, quels commissaires vous semblent prometteurs ?
R.D. : C’est à mon avis un peu tôt pour le dire ! D’abord parce que les auditions sont toujours en cours, d’autre part parce qu’elles sont un exercice un peu "formel". On leur pose des questions aux commissaires pressentis quant à leurs priorités, leur passé ou la façon dont ils envisagent leur action au sein de la Commission. Mais cela ne donne finalement qu’une image assez floue de ce qu’ils peuvent donner durant leur mandat à Bruxelles.
Je pense donc qu’il faut attendre un petit peu. On voit très souvent que des commissaires relativement discrets au début, finissent par prendre leurs marques et laissent une trace, bonne ou mauvaise. Qui avait entendu parler de M. Bolkenstein au moment où il a été auditionné par le Parlement ? Et pourtant il a laissé une trace (qu’on l’aime ou pas) dans l’histoire de la Commission Prodi.
Touteleurope.fr : Pensez-vous que le Parlement pourra refuser l’investiture de la Commission ?
R.D. : En théorie le Parlement ne peut se prononcer que sur l’équipe dans son ensemble. Il n’a pas de jugement individuel à porter sur chacun des commissaires, du moins d’après le traité.
Cependant, quand on connaît l’histoire des précédentes investitures, on sait que c’est un peu plus compliqué que cela : le Parlement peut, s’il est mécontent de la prestation d’un ou d’une candidate, le faire savoir et menacer de ne pas voter la confiance à la Commission.
Cela s’est produit en 2004 lors des auditions des membres de la Commission Barroso I, à l’occasion de l’audition de l’Italien Rocco Boutiglione par la commission de la justice et des libertés publiques : M. Boutiglione avait émis des propos qui avaient été interprétés comme des propos homophobes voire peu respectueux de l’égalité des sexes, ce qui avait donné lieu à un jugement négatif de la part de la Commission. En théorie, M. Barroso aurait pu passer outre, mais il a fini par s’incliner et demander au gouvernement italien un autre nom. Cela montre qu’entre le droit et la politique il y a des ajustements qui interviennent souvent.
Je suis incapable de dire à l’heure actuelle si quelque chose de semblable pourrait se passer. Par rapport aux auditions antérieures, il me semble qu’on ne voit pas, à ce niveau-ci, le même degré de mobilisation partisane. Lors des débats d’investiture de la Commission Prodi en 1999, il faut se rappeler que le Parlement avait fait couler le sang de M. Santer dont il avait obtenu la démission. Il était gonflé à bloc, et certains membres, notamment du PPE (dont sa délégation allemande) étaient très remontés contre la Commission Prodi. On sentait une volonté assez délibérée de donner du fil à retordre aux commissaires socialistes.
On ne voit rien de semblable cette fois-ci. La distribution des portefeuilles est assez éclectique, ce qui a conduit les grands groupes à adopter des propositions prudentes lors des déclarations préliminaires. Donc on ne voit pas de levée de boucliers pour le moment. On sait que certains candidats ont quelques petits problèmes avec leur passé, notamment dans les nouveaux pays membres, parce que plusieurs d’entre eux ont été membres du parti communiste au moment où leur pays était de l’autre côté du rideau de fer.
Est-ce que ça suffirait à leur donner de sérieuses difficultés devant les commissions compétentes du Parlement européen ? A priori je ne le pense pas, parce que certaines personnes, je pense notamment à M. Kallas, étaient déjà membres de la Commission Barroso I, et ça n’a pas donné lieu à des difficultés majeures. Donc si ça ne vaut pas pour lui, pourquoi est-ce que cela vaudrait pour d’autres ? A moins bien sûr que l’on ne découvre dans leur passé des éléments particulièrement embarassants.
Je n’attends donc pas de trouble majeur, mais on peut toujours être démenti, personne n’avait prévu les sorties de M. Boutiglione…
Touteleurope.fr : M. Barnier pourra-t-il réformer le Marché intérieur vers plus de régulation ?
R.D. : Cette question soulève celle, plus large, du pouvoir d’influence d’un commissaire sur l’action de la Commission. Sur le plan des principes, l’action de la Commission est collégiale. Donc, en théorie, le fait que M. Barnier soit plus ou moins porté à la régulation, ne serait pas un facteur décisif, puisque c’est la Commission dans son ensemble qui devrait se prononcer sur l’ensemble des propositions que ses services pourraient formuler.
En pratique, il en va un peu différemment dans la Commission de M. Barroso, dont la gestion est assez peu collégiale… A priori, lui-même intervient assez fortement dans les grands dossiers, en phase directe avec le commissaire responsable. Ce qui permet d’envisager, pour un commissaire quel qu’il soit, la possibilité de marquer le territoire de manière plus forte que cela n’était possible par le passé.
Mais cela est relativement théorique, parce que la Commission n’opère pas dans un vide complet, loin s’en faut. Elle doit tenir compte de ce que lui disent les gouvernements des Etats membres. Regardez le débat actuel sur la révision de la stratégie de Lisbonne : on voit bien que le gouvernement allemand n’est pas très chaud sur l’idée d’un pilotage plus centralisé de l’économie européenne, il l’a tout de suite dit avant que des propositions concrètes n’aient été envisagées.
De même en ce qui concerne la régulation financière, dont on a beaucoup parlé à l’occasion de la nomination de M. Barnier : le gouvernement britannique n’a pas fait de mystère de ses préférences et de ses lignes rouges. Or on sait que la ligne officielle de la Commission Barroso II est qu’il ne faut pas créer de problèmes avec les Etats membres et, singulièrement, avec les grands Etats membres. Imaginer que M. Barnier puisse, contre vents et marées, prendre seul l’initiative de créer des textes qui poseraient problème dans plusieurs capitales des grand Etats me paraît assez audacieux.
Je crois qu’il faut, dans ce faux débat, garder le sens des proportions. Certes il est très bien d’avoir, pour le portefeuille du Marché intérieur, quelqu’un comme M. Barnier qui connaît bien la Commission, dont les convictions européennes ne datent pas d’hier et qui ont longtemps été en décalage par rapport à son propre parti politique. Ce sont des atouts considérables, et l’on verra ce qu’il propose et de quelle capacité d’entraînement il peut disposer au sein de la Commission. Mais il faut se garder de juger cela de la façon dont on juge un ministre dans un gouvernement national : un Commissaire tout seul ne peut pas faire grand-chose.
Touteleurope.fr : La commission dans son ensemble va-t-elle œuvrer pour une plus grande régulation économique ?
R.D. :Oui, je pense que ça peut se faire, mais pas tout de suite. A mon avis, l’élément décisif n’est pas tant la composition de la Commission mais le climat dans lequel nous nous trouvons maintenant. De façon générale, on entend dire un peu partout la même chose. Regardez ce qui s’est passé en Grande-Bretagne : ce pays était très en pointe sur la libéralisation des marchés économiques et financiers. Or, c’est [son Premier Ministre] M. Brown qui a pris l’initiative de taxer les banques, avant même que M. Sarkozy, qui pourtant avait émis des idées semblables, n’avance des propositions concrètes.
Je prends ça comme un exemple significatif d’une température plus générale, dans laquelle l’ensemble des gouvernements est maintenant beaucoup plus ouvert à l’idée d’une plus grande intervention dans le modèle économique, et d’une meilleure coordination de la régulation économique et financière (puisque c’est du secteur bancaire que sont venues les principales difficultés).
Le climat est donc très différent. Et la Commission va être "aspirée" par cet appel d’air et appelée à prendre des positions. M. Barroso lui-même disait au début de son premier mandat, qu’il fallait se garder de tout ce qui pouvait entraver la compétitivité du marché international… Il a fait du chemin ! Mais c’est normal : le monde est un peu différent en 2010 de ce qu’il était en 2005.
Touteleurope.fr : Comment interprétez-vous les changements de portefeuille entre les Commissions Barroso I et II ?
R.D. : L’organisation de la Commission, comme celle d’un gouvernement, est aussi une façon de signaler l’attention que l’on porte à certains problèmes. Et notamment le fait que l’on souhaite mettre au premier plan un certain nombre de préoccupations en créant des départements à part entière : ce qu’on a fait avec le changement climatique. Comme autrefois on l’avait fait avec la santé, en faisant sortir ce qui était un peu "noyé" dans une direction plus générale un certain nombre de dossiers, et surtout en attribuant à une personne le soin de s’en occuper.
On va désormais avoir un commissaire au changement climatique, qui par la force des choses voudra que ce dossier reçoive toute l’attention qu’il mérite au sein de la Commission, dans les travaux du Conseil, dans les rapports avec le Conseil économique de l’Europe, etc.
C’est donc une façon non seulement de signaler symboliquement l’émergence de nouveaux sujets, mais aussi une façon d’organiser l’action de la Commission qui permet d’envisager un plus grand dynamisme dans ces domaines. De ce point de vue, je pense qu’effectivement la promotion de l’action contre le changement climatique est un élément important.
De même, l’idée d’avoir un commissaire responsable des droits de l’homme et des libertés publiques est un élément important, parce que cela renforce l’action (ce que certains appellent du "messianisme") dans un domaine où les Européens aiment à penser qu’ils ont une sensibilité plus grande que sous d’autres latitudes, hélas. Au total, je pense que ces changements là sont l’indice des priorités de la nouvelle commission, c’est à ce titre qu’ils sont intéressants.
Touteleurope.fr : Certains députés européens proposent des "clusters" thématiques de commissaires…
R.D. : C’est une idée dont on parle beaucoup depuis une dizaine d’années, puisque la Commission a fait face à une augmentation assez considérable du nombre de ses membres et de leur diversité (chacun des 27 Etats membres y étant représenté). Cela conduit à un certain émiettement des portefeuilles.
Il y a une quinzaine d’années, on pouvait encore écrire qu’une Commission d’une quinzaine de membres serait l’idéal parce que relativement compacte et suffisamment cohérente pour agir de façon efficace. On en a maintenant près du double !
Il est donc naturel qu’on envisage des regroupements (et l’examen des dossiers par deux petits groupes de commissaires) comme il y en a eu déjà dans la Commission Barroso I, avec des leaders qui permettaient d’ailleurs à ladite Commission d’offrir un intermédiaire, entre d’une part la décision par le seul commissaire concerné, d’autre part la décision en collège. C’est une façon assez souple de fonctionner, qu’encore une fois beaucoup de gouvernements connaissent (comités spécialisés).
Dans le cas de la Commission il est important de faire en sorte que ce choix fonctionnel ne se fasse pas au détriment du principe de collégialité. Ce qui compte aussi c’est la façon dont on permet aux commissaires qui ne sont pas associés aux travaux de ces groupes, d’avoir un droit de regard sur ce qui s’y passe. C’est cela qui fait l’originalité du travail de la Commission, et si l’on n’avait pas ce contrôle exercé sur ce travail des commissaires, on pourrait très bien assister à des dérives qui seraient problématiques et qui donneraient lieu à des surprises désagréables.
Je prends à nouveau l’exemple de la directive Bolkestein, dont il n’est pas clair qu’elle avait fait l’objet d’un examen suffisamment attentif par l’ensemble de la Commission Prodi. Si cela avait été le cas, peut-être aurait-elle été débarrassée d’un certain nombre d’éléments qui, par la suite, on donné lieu à tort ou à raison à un certain nombre d’inquiétudes et abondamment nourri les débats de la campagne référendaire de 2005. C’est pour cela que j’insiste sur les mécanismes "compensatoires" destinés à atténuer l’effet de démembrement que peut avoir la mise en place des groupes de travail des commissaires sur la collégialité du travail des institutions.
Touteleurope.fr : Qu’avez-vous pensé de la prestation de Catherine Ashton ?
R.D. : Elle n’a pas effectivement laissé une impression très forte lors de cette première grande apparition publique. Ca n’est pas nécessairement surprenant car elle n’a pas eu un rôle public de premier plan jusqu’à maintenant. C’est la première fois qu’elle était exposée aussi médiatiquement et je ne suis pas sûr qu’il faille en tirer des conclusions décisives.
Il faut savoir que Mme Ashton a quand même derrière elle un passé intéressant même si elle n’a pas eu de fonctions de gouvernement très importantes. Elle a néanmoins joué un rôle très important à un certain nombre de reprises, notamment assez récemment dans la procédure de ratification du traité de Lisbonne par la chambre des Lords dont elle était membre. Beaucoup disent en Grande-Bretagne que c’est grâce à elle que l’on a évité un référendum sur le traité de Lisbonne dans son pays. Parce que s’il y avait eu des conditions attachées par la chambre des Lords à la ratification du traité de Lisbonne, sans doute le gouvernement, déjà passablement affaibli, n’aurait-il pas eu les "muscles" politiques nécessaires pour procéder à cette ratification.
C’est dire qu’elle n’est dépourvue, ni d’une certaine expérience, ni d’une capacité de négociation ce qui, dans les fonctions qu’elle va occuper, est évidemment très important. Non seulement à l’international : la Haute-représentante devra certainement négocier avec les partenaires de l’Europe. Mais aussi à l’intérieur de l’Union, puisqu’elle doit compter avec les 27 ministres des affaires étrangères qui se penchent sur son épaule et sont là pour lui souffler les répliques qu’elle doit prononcer dans ses entretiens avec les grands du monde.
Donc je me garderais bien de tirer des conclusions décisives de son audition : elle n’est pas là pour faire des prestations publiques, elle est là pour jouer un rôle d’intermédiaire.
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