Dr. Florent Parmentier est Secrétaire général du CEVIPOF et enseignant à Sciences Po. Chercheur-associé au Centre de géopolitique de HEC, invité aux universités de Beida (Pékin), Fudan (Shanghai) et du CEDS (Antananarivo), il enseigne sur les sujets liés à la géopolitique et à la prospective. Auteur de plusieurs livres, Florent Parmentier a co-dirigé avec Pierre Verluise l’ouvrage « L’Europe trois décennies après l’ouverture du rideau de fer », éd. Diploweb, 2020. Membre du Conseil scientifique du Diploweb.
Plus d’un an après la relance de la guerre russe en Ukraine, cette dernière s’étendra-t-elle en Transnistrie ? Pendant longtemps, le conflit transnistrien a paru être sous contrôle, l’absence de solution politique étant jumelée avec une absence de violence. Toutefois, la guerre en Ukraine a pu remettre en cause un statu quo qui convenait finalement bien aux élites transnistriennes. Enfin, il faut considérer les différents scénarios d’extension du conflit ou de solution négociée.
PARMIS les sept voisins de l’Ukraine, la Moldavie est probablement celui dont le nom revenait jusqu’à présent le moins dans les médias internationaux. Le conflit séparatiste à l’Est de la Moldavie, la Transnistrie, était voici un an considéré comme le conflit séparatiste post-soviétique le plus à même d’être résolu.
De fait, la Transnistrie est une mince bande de terre d’environ 4 000 km², située à l’Est de la Moldavie, et frontalière de l’Ukraine. Littéralement, son nom signifie « au-delà du Dniestr », du nom d’un fleuve qui traverse l’espace moldave. Ce nom ne correspond pas à une ethnie particulière (qui n’existe pas), mais à cet espace délimité où vit une population composée principalement d’Ukrainiens, de Russes et de Roumains. Pendant trois décennies, la Transnistrie a connu une indépendance de facto, lui permettant de développer ses propres institutions (présidence, parlement, monnaie, etc.).
Aussi, plus d’un an après la relance de la guerre russe en Ukraine, cette dernière s’étendra-t-elle en Transnistrie ?
Pendant longtemps, le conflit transnistrien a paru être sous contrôle, l’absence de solution politique étant jumelée avec une absence de violence. Toutefois, la guerre en Ukraine a pu remettre en cause un statu quo qui convenait finalement bien aux élites transnistriennes. Enfin, il faut considérer les différents scénarios d’extension du conflit ou de solution négociée.
Le conflit transnistrien prend naissance dans la période troublée de la fin de l’Union soviétique. En 1990, une partie des élites transnistriennes craignent de voir la Moldavie absorbée par la Roumanie, et mobilise les russophones locaux. Cette proposition suscite une opposition vive de la part des minorités russophones, qui représentent une majorité de la population en Transnistrie. La montée des tensions se cristallise avec l’indépendance, sur fond de nationalisme et de désintégration des structures soviétiques existantes. C’est entre mars et juillet 1992 que prennent place des combats entre les troupes moldaves et celles dépendant de la XIVe armée russe.
Les élites transnistriennes ont fait dépendre leur prospérité de la proximité d’Odessa, et leur sécurité de Moscou.
Depuis le cessez-le-feu de 1992, si aucune solution politique n’a pas être conclue, la situation en Transnistrie n’a pas fait une seule victime de plus. Le statu quo, par nature provisoire, a pu déboucher sur un équilibre précaire. La Transnistrie a pu dégager une forme de stabilité, autour d’un territoire, d’une population et d’une administration. Il manque toutefois à Tiraspol une reconnaissance internationale, même minimale. A ce stade, la Transnistrie n’est reconnue par aucun Etat, pas même la Russie. Seuls les régimes d’autres territoires séparatistes de Géorgie (Ossétie du Sud, Abkhazie) et d’Azerbaïdjan (Haut-Karabakh) l’ont reconnue.
Si le conflit a pu perdurer sous une forme non-violente, c’est que le statu quo était relativement commode pour les autorités transnistriennes. En effet, les élites transnistriennes ont fait dépendre leur prospérité de la proximité d’Odessa, et leur sécurité de Moscou. Tiraspol ne se situe en effet qu’à moins de 100 km du grand port ukrainien sur la mer Noire. Elle constitue de fait un hinterland d’Odessa. Toutefois, les réseaux de renseignement russes ont une influence déterminante sur le fonctionnement de la République moldave du Dniestr. Toute action diplomatique de Tiraspol est réalisée en étroite relation avec Moscou.
Au-delà de Kiev et de Moscou, Tiraspol a aussi tâché de construire des rapports équilibrés avec Chisinau, la capitale de la Moldavie. Les frontières entre Transnistrie et Moldavie peuvent se franchir aisément, notamment pour des raisons commerciales. Les relations politiques, quant à elles, sont plus aléatoires en fonction des majorités à Chisinau, et des intérêts réciproques. Symbole de cette coexistence pacifique : le Sheriff Tiraspol, club phare de la Transnistrie, joue dans le championnat moldave de football. Il en a même remporté tous les titres entre 2001 et 2022, à l’exception de 2011 et 2015. Derrière ce club ayant participé à la ligue des Champions en 2021-2022, se trouve un oligarque transnistrien, Viktor Gusan [1], dont les intérêts sont remis en question par le conflit.
Lorsque la guerre en Ukraine a été relancée, la question de l’intervention de troupes transnistriennes en Ukraine a été posée directement. Quelques milliers de réfugiés ukrainiens sont passés par le territoire transnistrien, où ils ont été accueillis. Mais la Transnistrie, autrefois d’apparence stable, a vu la guerre en Ukraine engendrer l’apparition de nouvelles tensions dans la région.
L’attaque russe du 24 février 2022 a vu l’ensemble du territoire ukrainien être visé, du Donbass jusqu’à la Biélorussie, dans le cadre de l’attaque de Kiev. Du Nord, de l’Est et du Sud, l’ensemble des troupes mobilisables a été lancé sur le territoire ukrainien. Dans ce contexte, la Transnistrie, situé à l’Ouest, aurait pu constituer un autre angle d’attaque pour les forces armées russes. Après tout, en dehors de quelques troupes présentes localement, le territoire séparatiste est le lieu d’importants entrepôts de munitions ex-soviétiques, notamment à Colbasna. Or, la question du niveau de réserves en munitions risque de tenir un rôle déterminant dans le rapport de force entre les belligérants.
La Russie a tout intérêt à utiliser la Transnistrie pour créer un point de fixation à l’Ouest de l’Ukraine d’une part, et pour déstabiliser la Moldavie d’autre part.
Pour autant, la Transnistrie est restée militairement à l’écart de la guerre en Ukraine. Elle n’a pas envoyé ses troupes russes, ni de réservistes. La raison en est simple : au bout d’un an de guerre, la Transnistrie se trouve loin du front. A titre d’exemple, la distance entre Tiraspol et Kherson est d’environ 230 km. Avec le reflux de la contre-offensive ukrainienne de septembre – novembre 2022, le territoire occupé par la Russie s’est trouvé encore plus loin. Toute jonction des forces est impossible en l’état. En avril et mai 2022, plusieurs explosions ont eu lieu localement, sans pour autant que les auteurs ne soient appréhendés. En d’autres termes, une participation de la Transnistrie au conflit, au vu du taux d’attrition, aurait vite amené les Ukrainiens à attaquer ces territoires pour les libérer de la présence russe. Or, cela aurait supposé un accord de la Moldavie, qui n’a pas vu cette possibilité d’un œil favorable : cela reviendrait à ruiner des décennies de diplomatie, pour un résultat incertain.
L’hypothèse d’une intervention de l’Ukraine a été évoquée par l’ancien conseiller à la communication du président Zelenski, Oleksii Arestovych. Ce dernier, alors en fonction, a mentionné dès le début de la guerre que la prise de ce territoire par l’armée ukrainienne pourrait prendre « trois jours » [2] si la Moldavie en faisait la demande. Cette proposition ressemblait toutefois plus à un ballon d’essai qu’à une possibilité sérieuse. En effet, le front de l’Est reste prioritaire pour les Ukrainiens, tandis que les Transnistriens n’ont guère les moyens de se diriger vers Odessa sans se mettre en danger de manière existentielle. La Russie, quant à elle, a tout intérêt à utiliser la Transnistrie pour créer un point de fixation à l’Ouest de l’Ukraine d’une part, et pour déstabiliser la Moldavie d’autre part.
Après trente ans de relative stabilité, la guerre en Ukraine est venue bousculer le sort de la Transnistrie. Les inquiétudes locales sont fortes du fait de l’environnement régional dégradé : les capacités de production de l’Ukraine et de commerce sont très nettement amoindries. Faut-il imaginer un conflit imminent ou une paix négociée en Transnistrie ? Il existe, de fait, une variété de scénarios possibles, en fonction de l’évolution de la géopolitique régionale.
Le scénario du conflit généralisé en Transnistrie n’est certes pas à exclure. Toutefois, ses conditions de réalisation requièrent de nombreuses conditions. Tout d’abord, il est difficile d’imaginer que les différents acteurs puissent faire de la Transnistrie un enjeu prioritaire. C’est vrai pour la Russie s’il n’y a pas de continuité territoriale entre les territoires occupés par la Russie et la frontière transnistrienne. Or, la distance entre les troupes russes et la frontière transnistrienne représente aujourd’hui plus de 200 km. Les Ukrainiens doivent avant tout viser la libération de leur propre territoire. Quant à la Moldavie, elle ne semble pas intéressée par un retour de la Transnistrie par la force. Le projet de réintégration du territoire est visé à moyen terme, il requiert probablement de nombreuses ressources et la mobilisation de partenaires internationaux.
A l’inverse, la guerre en Ukraine peut-elle pousser les protagonistes à conclure une paix en Transnistrie ? C’est peu probable à court terme. Le format de négociation du conflit, lancé dans le cadre de l’Organisation de la Sécurité et de la Coopération en Europe, compte la Russie et l’Ukraine comme principaux négociateurs. Il est aujourd’hui rendu inopérant par le conflit. Si la Russie devait abandonner la Transnistrie, sans obtenir de concessions pour elle, ce serait un recul important de son influence dans la région. A l’inverse, si la Moldavie devait donner trop d’importance à la Transnistrie dans les nouvelles institutions, le risque serait de bloquer le fonctionnement du pays. Un tel scénario avait été craint à l’occasion des discussions autour du projet de « Mémorandum Kozak » (2003), du nom du négociateur russe Dmitri Kozak. La Transnistrie serait alors à la Moldavie ce que la Republika Srpska est à la Bosnie-Herzégovine.
Il faut s’attendre à ce que la Transnistrie reste un facteur de déstabilisation pour la Moldavie, candidate à l’UE.
La réintégration de la Transnistrie est déjà une réalité en matière de football, mais plus sérieusement, les acteurs économiques transnistriens sont aujourd’hui tournés vers les marchés européens. La vraie question consiste à savoir quand une fenêtre de négociation pourra s’ouvrir. Dans l’attente, les gouvernants moldaves, Maïa Sandu en tête, entendent bien poursuivre un rapprochement accéléré avec l’Union européenne. L’obtention d’un statut de candidat en juin 2022 constitue une avancée fondamentale en la matière.
Dans l’attente, il faut s’attendre à ce que la Transnistrie reste un facteur de déstabilisation pour la Moldavie. Depuis les années 1990, la politique étrangère russe a longtemps favorisé la volonté de conserver une influence sur l’ensemble de la République de Moldavie plutôt que de pousser pour l’indépendance de la Transnistrie. En raison de la guerre, les relations entre la Moldavie et la Russie sont substantiellement plus tendues. La présidente moldave souhaite sortir la Moldavie d’un grand nombre de ses engagements précédents auprès de la Communauté des Etats indépendants, esquisser de nouvelles relations avec l’OTAN ou contrer l’influence de la Russie (notamment par l’interdiction de certains portails d’information russophones). En février 2023, Maïa Sandu a clairement accusé, dans une allocation, la Russie de tenter de subvertir la Moldavie de l’intérieur pour déstabiliser ses autorités. [3] Ce sont donc des capacités de résilience dont la Moldavie aura besoin face aux différents scénarios de déstabilisation que l’on peut imaginer. [4] Les déclarations bilatérales menaçantes, la désinformation, le renseignement, le cyber, le soutien en sous-main d’opposants des gouvernants actuels (via des manifestations) ou encore le chantage bilatéral (économique et énergétique) sont autant de points à surveiller à l’avenir.
Mars 2023-Parmentier/Diploweb.com
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