Professeur émérite à l’université Paris-VIII, fondateur et directeur de la revue Hérodote, Yves Lacoste est l’auteur de nombreux ouvrages, dont le Dictionnaire de géopolitique (Flammarion, 1995), Atlas géopolitique (Larousse, 2007) et Géopolitique. La longue histoire d’aujourd’hui (Larousse, 2009).
Géopolitique de la Russie. Cet ouvrage solidement documenté et très bien rédigé a remporté le prix du Festival de Géopolitique et de Géoéconomie de Grenoble 2010.
Présentation de l’ouvrage de Jean-Sylvestre Montgrenier, "La Russie menace-t-elle l’Occident ?", Paris, Choiseul, novembre 2009, 222 p.
Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le site diploweb.com remercie les éditions Choiseul de l’autoriser à mettre en ligne la préface rédigée par Yves Lacoste.
Jean-Sylvestre Mongrenier est un jeune chercheur qui compte désormais dans le domaine de la réflexion géopolitique. Par l’importance de ses préoccupations théoriques, son livre La France, l’Europe, l’OTAN, une approche géopolitique de l’ atlantisme français (2006) et sa thèse Les enjeux géopolitiques de la défense européenne (l’ une des meilleures thèses de doctorat soutenues à l’Institut français de géopolitique) sont des contributions fort importantes à la géopolitique. Il la conçoit, comme elle doit l’ être, en tant qu’ analyse des rivalités de pouvoirs sur des territoires, de grandes ou de petites dimensions, en tenant compte, bien sûr, des forces de chaque protagoniste, mais aussi de leurs représentations, c’ est-à-dire de la façon dont chacun d’ eux, à tort et raison, se représente la « réalité », tant au niveau local que continental ou même mondial.
L’ attention critique que J.-S. Mongrenier accorde à des représentations géopolitiques, plus ou moins fondées ou illusoires, se traduit à maintes reprises dans La Russie menace-t-elle l’ Occident ?. Mais je dirais que ce titre, qui est une bonne accroche pour le lecteur, risque d’ être jugé un peu trop alarmiste par ceux qui ne percevront pas qu’ il s’ agit aussi d’une représentation. Car en affirmant dès la deuxième page de son livre que « la guerre russo-géorgienne d’ août 2008 a modifié les relations entre la Russie et les puissances occidentales », J.-S. Mongrenier pourrait tout aussi bien dire que se trouve modifiée l’ idée de la Russie que se faisaient, depuis la chute de l’ URSS, les puissances occidentales.
En soulignant d’ entrée de jeu l’ importance de cette « guerre russo-géorgienne », J.-S. Mongrenier laisse habilement croire qu’ il accorde beaucoup d’ importance à une affaire qui a duré seulement huit jours. On sait qu’ elle s’ est arrêtée après un voyage à Moscou de Nicolas Sarkozy, alors président d’ une Union européenne qui n’ a pourtant guère de pouvoir. Je dirais, pour ma part, mais J.-S. Mongrenier le dirait tout aussi bien, que cette affaire déclenchée contre la séparatiste Ossétie par l’ offensive de l’ armée géorgienne (les circonstances exactes sont toujours obscures) – offensive qui a provoqué une lourde et maladroite réplique des troupes russes – est une affaire géopolitique compliquée. Il faut en effet la replacer dans le contexte du forcing pour entrer dans l’ OTAN que fait Michel Saakachvili, le président géorgien fort lié aux États-Unis et arrivé au pouvoir en 2003 par la très médiatique « révolution des roses », mais qui, en raison des habituelles luttes de clans géorgiens, dut remettre en jeu son mandat en 2007 pour être réélu en 2008. Le président français et la chancelière allemande signifièrent alors qu’ il n’ était pas question que, du moins pour le moment, la Géorgie entre dans l’ OTAN, pas plus que dans l’Union européenne. Lors du raid géorgien sur l’ Ossétie, les États-Unis étaient en pleine campagne présidentielle, d’ où leur très discrète réaction.
Dans ce livre, J.-S. Mongrenier accorde un grand intérêt aux « temps longs » comme disait Fernand Braudel et, de ce fait, une grande importance à l’ héritage mongol en Russie. Celui-ci eut, dit-on, durant des siècles, une grande influence dans le tempérament des dirigeants russes. Puisque des empereurs mongols ont su étendre et maintenir leurs pouvoirs sur d’ immenses territoires, leur savoir-penser-l’ espace pour mieux le contrôler peut être considéré comme une pièce majeure de l’ outillage intellectuel des tsars comme de celui des dirigeants soviétiques. J.-S. Mongrenier estime que cela est sans doute aussi à l’origine de ce « despotisme oriental » avec lequel ceux-ci et ceux-là ont gouverné une paysannerie que les premiers ont asservie à la fin de notre Moyen Âge et sur laquelle les communistes ont encore renforcé l’oppression.
Cependant l’ intérêt que J.-S. Mongrenier porte aux causes profondes se combine avec l’ attention avec laquelle il analyse les changements soudains et les péripéties à court terme : comme celles de la façon dont Eltsine a pris le pouvoir dans la perestroïka avec des discours géopolitiques des plus démagogiques ; et la façon dont quelques années plus tard, le même Eltsine – affaibli par la maladie et l’ alcool – s’est brusquement déchargé de ce pouvoir sur le jeune nouveau venu qu’ était alors Poutine. Celui-ci avec ses collègues du FSB (l’ ex-KGB) a ensuite progressivement su construire son « système » de pouvoir pour reprendre en main la Russie.
Dans un État aux dimensions continentales, J.-S. Mongrenier appréhende l’ espace à différents niveaux d’ analyse : depuis des situations locales mais de grande importance stratégique comme celle de la Crimée, jusqu’ aux enjeux d’ envergure mondiale, comme ceux des relations que la Russie essaie de nouer avec le colosse démographique qu’ est la Chine, devenue également colosse économique.
Comme le montre J.-S. Mongrenier, la Russie cherche aujourd’ hui à apparaître comme un des membres de ce nouveau et fameux BRIC, le club des puissances émergeantes à l’ instar du Brésil (de la Russie…) de l’ Inde et de la Chine. La Russie est en fait ré-émergente, après son « collapsus » de 1991 et sa faillite financière de 1998, grâce à la montée spectaculaire des prix du gaz et du pétrole qu’ elle exporte massivement. Mais elle est aussi le grand « homme malade de l’ Europe », comme on disait de l’ empire ottoman à la fin du XIXe siècle ; à ceci près qu’ à cette époque celui-ci n’ avait pas encore amorcé sa grande croissance démographique alors que la Russie, avec de nos jours une population très vieille, est véritablement malade en raison d’ un système de santé lamentable, avec un taux de mortalité anormalement élevé et une natalité très basse. C’ est aussi la conséquence des énormes pertes que l’ URSS a subies durant la Seconde Guerre mondiale – 26 millions de morts –, d’ où vingt ans, quarante ans et soixante ans plus tard des générations très « creuses » (du fait des enfants et petits-enfants qui autrefois ne sont pas nés) sur la pyramide des âges. La Russie qui compte actuellement 142 millions d’ habitants, n’ en comptera sans doute plus qu’ une centaine en 2050.
J.-S. Mongrenier fait une critique féroce de l’ idée du Heartland qui est pourtant toujours considérée comme fondamentale par de nombreux soi-disant théoriciens de la géopolitique, tant en Europe et aux États-Unis qu’ en Russie. Alors que la géopolitique fut absolument proscrite car considérée comme une composante spécifique de l’idéologie nazie à l’ époque soviétique (elle avait été fort à la mode lors du pacte germano-soviétique de 1939, puis diabolisée après l’ offensive allemande de 1941), les géopoliticiens russes en font aujourd’ hui l’usage le plus simpliste. Ils dissertent sur l’ eurasiatisme dont la Russie serait la base puisqu’ elle forme, selon eux, la partie la plus vaste de ce qu’ ils appellent l’ Eurasie, en faisant abstraction du Moyen-Orient, de l’Inde et de l’ Asie du Sud-Est.
N’ est-ce pas en son milieu, disent-ils, c’ est-à-dire au milieu de la Russie, que se trouve le fameux Heartland, le cœur de l’ Eurasie ? Mais il s’agit d’ un cœur très faiblement peuplé. J.-S. Mongrenier rappelle que ce mot fut lancé par Halford MacKinder pour qui le « cœur » de « l’ île mondiale » que serait l’ Eurasie se trouverait au milieu de l’ empire russe, entre la Sibérie occidentale et la Caspienne, c’ est-à-dire entre des forêts presque vides et des steppes presque sans grandes oasis. Pourtant MacKinder dit que là se trouve « le pivot géographique de l’histoire ». Mais s’ agit-il vraiment de l’ histoire du monde ? En fait c’ est une histoire régionale – celle d’ une vaste région vide – une histoire réduite aux invasions vers l’ ouest des Mongols et Turco-mongols, puis à la poussée des Russes vers l’ est.
J’ ajouterais que c’ est en 1904 que le professeur d’ Oxford MacKinder, qui est alors directeur de la London School of Economy, publie, après une conférence, dans The Geographical Journal l’ article intitulé « The Geographical Pivot of History », conférence et article qui provoquent une grande attention dans les milieux dirigeants britanniques. Or il faut tenir compte du fait qu’ à cette époque l’ Afghanistan continue de poser problème entre l’ Empire britannique des Indes et l’ Empire russe qui veut pousser vers le sud-est. Certes, leurs dirigeants sont tombés d’ accord vers 1890 pour « neutraliser » ce pays-carrefour, mais les Russes continuent d’ y agir en sous-main pour tenter d’ atteindre les « mers chaudes » et l’ océan Indien. Or, dans le même temps, l’ empire allemand monte en puissance et se dote d’ une flotte qui se veut bientôt rivale de la Royal Navy. Les deux empereurs sont cousins et ils se rencontrent. La diplomatie britannique doit donc être habile et laisser les Russes mener d’ autres expansions qu’ en Afghanistan, dans le nord-est de la Chine par exemple. Une « loi » géopolitique prétend aussi que la maîtrise du monde sera pour l’ empire qui tiendrait le Heartland et qui aurait un débouché sur le Rimland, sa bordure marine, ou s’ associerait à un État qui s’ y trouve déjà : l’ Allemagne ou le Japon. L’ article de MacKinder date de 1904, mais en 1905 éclate sur le Rimland la guerre russo-japonaise ; la flotte russe venue de la Baltique et de la mer Noire, et que les Anglais empêchent de passer par Suez, est coulée par les torpilleurs que les Anglais avaient vendus au Japon. Éclate ensuite en Russie la révolution de 1905 suivie par celle de 1917 suite aux défaites d’ une armée russe encore bien mal équipée. Et Hitler, avec le pacte germano-soviétique de 1939, reprendra la thèse du Heartland pour pouvoir tout d’ abord vaincre aisément la France en mai 1940 et mieux duper Staline avant d’ attaquer l’ URSS en juin 1941. Mais les nouveaux « géopoliticiens » russes continuent aujourd’ hui de disserter encore sur le Heartland.
J.-S. Mongrenier, après avoir évoqué d’ entrée de jeu l’ importance à ses yeux de la « guerre russo-géorgienne » d’ août 2008, souligne, à juste titre, la volonté des dirigeants russes de ne pas continuer à voir passer dans l’ OTAN, à la suite des Pays baltes, des pays qui ont fait partie de l’Empire des tsars avant d’ être soviétisés, ceux de l’ « étranger proche » de la Russie : l’ Ukraine, la Biélorussie, la Géorgie et l’ Arménie. Mais les dirigeants russes, dans leur désir eurasiatique de renforcer leurs relations avec la Chine, ne semblent guère se soucier de la migration discrète d’ un nombre croissant de Chinois en Sibérie orientale et à Vladivostok comme dans les « Provinces maritimes » de la Russie. Pourraient brusquement réapparaître comme dans les années 1960-1970 les risques de guerre sur le fleuve Amour et les revendications de la Chine sur les vastes territoires dont, par des « traités inégaux », la Russie s’ était emparée au XVIIIe siècle.
Enfin pour les Russes, le problème de l’ expansion des islamistes ne se pose pas seulement dans le Caucase qui est – comme on le sait – peuplé de musulmans (à l’ exception des Ossètes qui sont chrétiens, comme les Géorgiens). Il faut aussi tenir compte des Républiques tatares, de la Volga et de l’ Oural, elles aussi autonomes, qui sont également peuplées de musulmans, hormis les nombreux Russes qui s’ y trouvent. Or ces républiques musulmanes turcophones forment un ensemble orienté nord-sud (habilement morcelé par Staline) dont la limite méridionale, au sud de l’ Oural, se trouve très proche des frontières du Kazakhstan. Cet État, qui est aujourd’ hui indépendant, est de plus en plus musulman et turcophone, du fait de l’ exode croissant des Russes qui y vivaient. Entre la frontière sud de la Bachkirie et celle du Kazakhstan, il y a seulement dans la vallée du fleuve Oural un couloir russe d’ une cinquantaine de kilomètres de largeur, le couloir d’ Orenburg, tenu depuis des siècles par les Cosaques et la ligne de leurs villages fortifiés.
Un scénario catastrophe pour les Russes, rêve que caressent les islamistes, serait la formation d’ une vaste république musulmane (et turcophone) rassemblant les républiques d’ Asie centrale et celles de l’Oural-Volga. Cela couperait la Russie « d’ Europe », d’ une Sibérie plus ou moins vide et de plus en plus grignotée par les Chinois, avant que la Chine n’en fasse l’ annexion. Ainsi les Russes et la Russie se trouveraient dans cette « Europe de l’ Atlantique à l’ Oural », comme disait le général De Gaulle et qui, comme l’ analyse finement J.-S. Mongrenier, ne faisait pas seulement une simple constatation géographique (déjà annoncée par le géographe de Pierre le Grand). Le général doutait aussi du caractère très durable de l’ Union soviétique. La Russie, par une nouvelle catastrophe géopolitique, pourrait donc, un jour, se retrouver en Occident.
Copyright 2009-Editions Choiseul
Jean-Sylvestre Mongrenier est professeur agrégé et docteur en géographie-géopolitique. Il est chercheur à l’Institut français de géopolitique (Paris VIII) et chercheur associé à l’Institut Thomas More. Ses travaux sur la géopolitique et la défense en Europe ont été récompensés par le Prix Scientifique de l’IHEDN (2007).
Présentation de l’éditeur
Si l’on en croit Vladimir Poutine, la fin de l’URSS serait « la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle ». Les violentes menaces et actes hostiles à l’encontre de nations européennes donnent sens à cette brutale affirmation. Embargos énergétiques à répétition, tentatives de déstabilisation et passage à l’action armée contre la Géorgie empoisonnent les relations russo-européennes. Dans les crises extérieures qui mettent au défi l’Occident, en Iran ou dans d’autres théâtres géopolitiques, la Russie exploite, en vue de ses seuls intérêts, les opportunités stratégiques qu’elle rencontre.
L’Occident perdrait-il donc la « Russie-Eurasie », puissance perturbatrice et encline aux excès aux confins de l’Europe ? A la croisée de l’Orient et de l’Occident, cet Etat-continent est animé par un nouvel autoritarisme et les dirigeants russes entendent reconstituer une sphère de contrôle exclusif dans l’espace post-soviétique. Ils agissent en conséquence. Leurs prétentions s’opposent à l’extension des frontières de la liberté dans l’Ancien Monde et appellent des réponses à la hauteur des enjeux. Quelle posture l’Occident doit-il tenir face à ce pays ? Encore faut-il poser le juste diagnostic géopolitique.
Présentation du livre sur le site des éditions Choiseul Voir
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Jean-Sylvestre Mongrenier a publié en 2011 sur le Diploweb.com "Le « nihilisme juridique » russe et la géopolitique Russie-Occident" Voir
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