L’ombre russe plane sur la Baltique

Par Charly SALONIUS-PASTERNAK, le 16 octobre 2015  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

The Finnish Institute on International Affairs

Davantage réputés pour leur modèle social et économique que pour leurs capacités militaires, les pays nordiques ont été contraints par la crise ukrainienne à repenser leur politique de défense et leurs alliances en la matière. Tour d’horizon des forces en présence. Rappel : l’Islande et la Norvège ne sont pas membres de l’UE.

Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le Diploweb.com est heureux de vous présenter cet article illustré d’une carte publié dans le n°68 d’Alternatives internationales, septembre 2015, pp. 50-53.

IL Y A PLUS de deux siècles que les pays nordiques (Danemark, Finlande, Islande, Norvège et Suède) ne se sont pas affrontés armes à la main. Et depuis la fin de la Guerre Froide surtout, la Baltique semblait s’être transformée en une mer pacifique. Mais l’attaque russe contre l’Ukraine et l’annexion illégale de la Crimée par Moscou en mars 2014 ont forcé les partisans les plus ardents de la neutralité, en Suède et en Finlande surtout, à reconnaître que les pays nordiques devront affronter un environnement de plus en plus imprévisible. Quatre ministres de la Défense et un ministre des affaires étrangères (pour l’Islande) ont publié le 10 avril dernier une déclaration commune. Ce qui n’était pas gagné. Car leurs orientations en matière de sécurité extérieure sont traditionnellement différentes. Certains appartiennent à l’OTAN (Danemark, Islande, Norvège) et/ou à l’UE (Danemark, Finlande, Suède). Jusqu’ici chacun avait suivi son chemin. Tous aujourd’hui réalisent que la paix n’est plus acquise dans la Baltique, mais aussi dans l’Arctique dont le Danemark, la Norvège, l’Islande sont riverains, tout comme la Russie.

L'ombre russe plane sur la Baltique
Carte de la Baltique. Inégaux face à la puissance militaire russe
Cliquer sur la vignette pour agrandir la carte. Copyright Alternatives internationales

Suède

La Suède est le pays nordique qui a effectué le virage le plus net en matière de sécurité et de défense. Pendant les années 2000, elle avait réorienté son armée pour l’utiliser dans des missions internationales (maintien de la paix) et les plans pour la défense du territoire national avaient été progressivement laissés de côté. En 2009, elle est passée à une armée de métier, suspendant le service militaire obligatoire. Et les responsables politiques utilisaient le budget de la défense comme une variable d’ajustement pour financer d’autres programmes gouvernementaux, escomptant que la fin de la Guerre Froide signifiait que les risques dans la région étaient devenus symboliques. En 2013, le Commandant Suprême des Forces Armées prédisait même que sans aide étrangère, les armées suédoises ne pourraient défendre une région du pays plus d’une semaine… Cette attitude a pris fin au cours des deux dernières années, essentiellement en raison des actions de la Russie en Ukraine mais aussi autour de la Suède (espionnage,...) L’agressivité croissante de Moscou dans les airs et sur mer, combinée à l’échec de l’aviation de combat suédoise à intercepter en 2013 des appareils russes qui simulaient une attaque nucléaire contre des cibles militaires du pays ont poussé l’opinion à demander un renforcement des armées. Le gouvernement et l’opposition se sont mis d’accord pour augmenter les dépenses militaires. La Suède dispose de matériels de pointe de niveau mondial, tels les avions de chasse Gripen produits dans le pays. En revanche, elle manque d’un système de défense fonctionnel (missiles sol-air, coordination des forces, logistique…). De plus en plus de citoyens sont en outre favorables à une coopération de défense intensifiée avec d’autres pays : alors qu’auparavant, la majorité de l’opinion était, de manière stable, opposée à l’entrée du pays dans l’OTAN, les avis sont moins catégoriques. Dans certains sondages, le oui l’emporte. C’est dans ce contexte que la Suède (comme la Finlande) a signé en 2014 avec l’OTAN un accord dit de soutien fourni par le pays hôte (Host Nation Support). Beaucoup y voient un premier pas vers l’intégration, d’autres une simple mesure pratique pour favoriser la coopération.

Finlande

La Finlande est le pays nordique qui a le moins senti le besoin d’infléchir sa doctrine de sécurité et de défense ces dernières années. Car malgré la fin de la Guerre Froide, l’entrée du pays dans l’UE en 1995 et les développements apparemment positifs en Russie depuis la dissolution de l’URSS en 1994, le pays avait continué à développer son système de défense territoriale. Une longue histoire de conflits armés avec la Russie, notamment durant la Seconde Guerre Mondiale, l’a convaincu que tant qu’il ne pouvait écarter une menace existentielle venue de l’Est, il devait se préparer à se défendre. En temps de paix, un corps de 8 000 officiers et sousofficiers professionnels entraînent chaque année 20 000 conscrits masculins et 400 conscrits féminins, posant les bases d’une force de réservistes qui en temps de guerre compterait environ 230 000 soldats, pour les seules troupes terrestres. Cette importante armée, une des plus modernes d’Europe, qui dispose d’avions de combat américains F/A-18 Hornet américains et de missiles sophistiqués, ainsi qu’une petite force navale dotée de matériels de pointe, forment un outil assez dissuasif. La société finlandaise est en outre très stable ce qui rend le pays assez résistant aux techniques de déstabilisation utilisées par la Russie en Ukraine.

Les Finlandais dans leur ensemble sont de longue date convaincus que le pays doit assurer sa propre survie, que personne ne viendra jamais à son aide. Même faux, ces mythes influencent le débat public. Ils s’ajoutent à la volonté de ne pas s’aliéner la grande Russie voisine et à la crainte d’avoir à se battre dans des guerres décidées par les Etats-Unis. Du coup, entre 60 % et 70 % des citoyens s’opposent depuis 20 ans à l’entrée du pays dans l’OTAN. Et pourtant, la relation du pays avec l’Alliance Atlantique est profonde. En témoigne l’invitation que celle-ci a envoyée à la Finlande (et à la Suède) en 2014 de se joindre au programme de partenariat approfondi. Dans le domaine de l’interopérabilité (capacité technique des différentes armées à mener des opérations conjointes), les armées finlandaises pourraient intégrer aisément l’OTAN. Mais en matière de sécurité, l’Union Européenne est l’option privilégiée par la Finlande qui a donc plaidé pour une coopération militaire accrue entre européens dans les années 90 afin de renforcer leurs capacités collectives de gestion de crise, puis plus récemment en faveur d’un renforcement de la composante de défense territoriale. La coopération entre pays nordiques bénéficie aussi d’un fort soutien dans l’opinion, particulièrement avec la Suède. Les deux pays prévoient de disposer en 2023 d’une task force navale bilatérale permanente pour patrouiller, chasser les sous-marins suspects et s’appuyer mutuellement en cas d’attaque militaire Même si le pays est soudé et préparé, ses responsables ont été forcés de réévaluer leurs conceptions en raison de la dégradation de la sécurité autour de la Baltique. L’idée selon laquelle les militaires seraient capables de prévenir des mois à l’avance les responsables politiques d’une attaque ne tient plus. La Finlande a donc accru le nombre de forces disponibles dans un délai extrêmement court. De même, l’augmentation du budget militaire trouve un vaste soutien au Parlement. Au plan opérationnel, une série de violations de l’espace aérien du pays, ainsi que des activités aériennes et sous-marines étrangères, ont tenu en alerte les forces finlandaises durant l’année écoulée. Surtout, pour la première fois, le pays doit maintenir de bonnes relations de voisinage avec la Russie, tout en étant désormais membre d’un camp clairement opposé à Moscou à qui l’UE applique des sanctions. La Finlande met en oeuvre ces mesures, tout en en gardant des relations fonctionnelles avec la Russie ce qui implique des réunions au plus haut niveau politique. Certains en Finlande et à l’étranger ont critiqué ces rencontres, mais elles sont perçues dans le pays comme une attitude pragmatique dans la mesure il partage une frontière commune de 1300 kilomètres avec la Russie et qu’ils ont donc de nombreux sujets concrets à discuter.

Islande

Comme la Norvège et le Danemark, l’Islande est membre de l’OTAN et riveraine de l’Arctique (voir carte page de gauche) où la Russie est de plus en plus active. En revanche, l’Islande est le seul pays nordique qui n’a pas d’armée. Pour sa protection, elle s’est appuyée sur une présence militaire américaine sur son sol de la Deuxième Guerre Mondiale jusqu’en 2006. Et depuis lors, les pays de l’OTAN se relaient pour mener des missions de surveillance aériennes régulières. L’Islande a par ailleurs réorganisé ses garde-côtes afin de s’assurer qu’ils puissent mieux protéger sa souveraineté et contribuer à affronter les menaces potentielles. Le pays est un membre à part entière de NORDEFCO, la coopération de défense entre pays nordiques lancée en 2009. Pendant le sommet de l’OTAN de 2014, elle a fait savoir qu’elle était prête à accroître ses engagements (financements, radars…) dans l’Alliance. Des voix en Islande prônent la sortie du pays de l’OTAN, mais le soutien (même silencieux) de la majorité de l’opinion en faveur d’une participation à l’Alliance semble large et solide.

Norvège

En Norvège, l’aggravation de la situation sécuritaire depuis la crise ukrainienne n’a pas surpris. Les contacts fréquents des officiels avec leurs homologues russes leur avaient permis d’observer un changement de comportement de Moscou dès 2006-7. En tant que membre de l’OTAN, la Norvège avait proposé dès 2008 que l’Alliance s’assure d’avoir les capacités requises pour affronter des menaces potentielles sur ses frontières orientales. Aujourd’hui encore, elle s’inquiète de ce que l’Otan ne réadapte pas suffisamment son dispositif, que tous ses membres n’accroissent pas leurs capacités militaires, et n’aient pas la volonté politique de les financer puis de les déployer pour la défense collective. Elle craint aussi qu’en Norvège et chez ses alliés, la société tout entière soit vulnérable face à des techniques de guerre hybride (désinformation, guerre psychologique, attaques contre le système bancaire, menaces sur les réseaux d’approvisionnement…). Sur le plan opérationnel, le pays a, depuis des années, concentré ses investissements sur ses capacités aériennes et maritimes de pointe. Dans l’Arctique, ses unités militaires sont en service 24h sur 24h. A l’OTAN, le renforcement du quartier général norvégien conjoint de Bodø et celui des équipements pré-positionnés par les Marines américains à Trøndelag, sont vus comme des réponses aux changements de l’environnement sécuritaire régional. La Norvège a aussi réduit le nombre de rencontres militaires bilatérales avec ses homologues russes, rencontres qui contribuent à la transparence de leurs actions respectives, et annulé des exercices prévus avec eux. Les deux pays ont cependant intérêt à coopérer sur des sujets tels que de possibles accidents liés à l’exploitation du pétrole ou du gaz.

Danemark

Au Danemark, la politique de défense et de sécurité est l’une des rares constantes de la politique du pays. L’appartenance à l’OTAN, tout comme la volonté de maintenir une étroite relation (bilatérale) avec les États-Unis, en sont les axes centraux. Un choix qui a impliqué la participation à de coûteuses opérations de l’OTAN et des États-Unis « au loin » (Afghanistan, Libye). Mais cela n’a pas empêché le pays d’envoyer récemment une quarantaine d’officiers au Multinational Corps Northeast de l’OTAN basé en Pologne. D’autres contributions similaires devraient suivre, dans la mesure où le gouvernement danois formé en juin dernier mentionne dans son programme un soutien accru à ses alliés orientaux menacés par la Russie, particulièrement la Pologne et les trois États baltes (Lituanie, Lettonie, Estonie). Le Danemark est le seul pays nordique qui appartienne à la fois à l’OTAN et à l’UE, mais en matière de politique de sécurité et de défense, Copenhague a choisi de se tenir à l’écart de l’Union en invoquant la clause de opt-out (dérogation) au moment du Traité de Maastricht en 1993. La coopération nordique, soit bilatérale, soit dans le cadre de NORDEFCO, intéressent davantage le Danemark aujourd’hui, mais toujours comme un complément à sa participation à l’OTAN. La perception par les pays nordiques de l’accroissement des menaces dans leur environnement a des conséquences pour toute l’Europe, tant en ce qui concerne l’étendue de la coopération sécuritaire que la nature des instances où celle-ci sera conduite. Mais ce virage limitera inévitablement la capacité de ces pays à participer à des efforts militaires internationaux loin de leurs propres frontières, en Afrique ou au Moyen Orient. Il ne faut pas y voir une volonté de se soustraire à leur contribution en matière de sécurité internationale, mais simplement le signe qu’ils doivent désormais affronter des défis plus proches de leur territoire.

Copyright pour le texte et la carte Septembre 2015-Salonius-Pasternak/Alternatives internationales n°68


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