L’auteur démontre qu’il nous faut une nouvelle axiomatique pour entrer dans un 21ème siècle différent à bien des égards de ce que nous avons connu jusqu’ici. Il nous faut une nouvelle boîte à outils, avec des mots et des concepts nouveaux, affûtés, sous peine de perdre la maîtrise d’une planète qui va devoir affronter trois périls majeurs : la révolution démographique qui est en cours, le grand défi écologique et le grand bazar de la redistribution économique des marchés.
Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le www.diploweb.com présente ici une contribution du premier Rendez-Vous Sécurité, le 22 janvier 2008, co-organisé à l’Ecole militaire (Paris) par l’AFUDRIS, le CEREM et la Société de Stratégie.
BONSOIR À TOUS, à moi le privilège de vous fournir un premier thème de réflexion. En fait je voudrais surtout partager avec vous une préoccupation.
1- Ici ce soir nous sommes tous nés pendant la guerre froide et nous avons fait nos « classes stratégiques » dans le monde simplifié d’alors, avec la grammaire stratégique sophistiquée mais très spécifique de ces temps-là, celle-là même que nous avons pratiquée, étudiée, enseignée sans distinction depuis.
Alors aujourd’hui, au début 2008, j’ai le sentiment désagréable que nous sommes en retard, et pas vraiment bien équipés pour aborder la conflictualité du 21ème siècle dont chacun pressent qu’elle est assez radicalement différente de celle de la guerre froide, plus proche du chaos décrit par Hobbes que de l’état de paix éternelle rêvé par Kant ou de l’état de régulation pensé par Locke. J’ai l’impression que nous n’avons pas la bonne boîte à outils stratégiques pour préparer l’avenir.
2- Aussi ai-je centré ma courte communication sur l’intelligence stratégique et je vais la dédier toute entière à
a) la question centrale du changement de paradigme de la sécurité que nous vivons aujourd’hui,
b) aux ruptures ou discontinuités stratégiques que nous subissons sans bien pouvoir les analyser et
c) au handicap grandissant que constitue la perversion du langage stratégique actuel.
Ces trois facteurs conjugués sont d’autant plus anxiogènes qu’ils portent l’idée d’un fatalisme stratégique ; malgré tous nos efforts nous serions voués à la guerre.
Car les questions non maîtrisées de l’insécurité ambiantes ont fini par diffuser un sentiment général d’inquiétude dans nos élites qui fait écho à une tendance naturelle pessimiste d’une opinion publique française confrontée à l’incertitude et à la précarité depuis deux ou trois décennies.
Le monde serait de plus en plus dangereux ; une confrontation serait inéluctable à moyen terme, au cours de laquelle nous serions surclassés pour avoir négligé le progrès technologique et doctrinal, pour avoir accepté débudgétisation et délégitimation de notre effort de défense, et pire encore pour avoir fondé nos sûretés sur une sécurité européenne illusoire. Nous serions condamnés à revivre l’étrange défaite de 1940. Et dès lors, le salut n’existerait que dans un vrai sursaut politique pour choisir son camp, le camp occidental, celui de la technologie, du budget et de la force.
Qu’on ne m’accuse pas trop vite de faire de la psycho-stratégie mais force est de constater que le sentiment, le ressenti, la perception ont envahi durablement la stratégie tout comme la communication politique surplombe désormais l’information et la technologie déclasse la raison.
A vrai dire, je ne m’y retrouve pas facilement dans le paysage stratégique actuel, j’incrimine les idées et les mots utilisés et j’aimerai en débattre avec vous.
3- De quoi s’agit-il aurait dit en ces lieux le maître ?
D’une perversion anxiogène du langage stratégique classique, ai-je dit. C’est Confucius qui déclare que « lorsque les mots ou les termes ne signifient plus ce qu’ils sont censés signifier, ils perdent leur valeur de référence et les hommes ne peuvent plus distinguer le vrai du faux ». L’altération du langage est un facteur névrotique d’insécurité de même que ces déséquilibres, ces failles, ces discontinuités qui engendrent des vulnérabilités décisives.
Aujourd’hui la perversion incontrôlée du vocabulaire induit des inquiétudes irraisonnées et des postures inadéquates. Ami, allié, adversaire, compétiteur, ennemi, menace, risque, danger, fragilité, vulnérabilité, tous ces mots qui n’ont plus de sens commun sont manipulables par tous les experts de la communication. Et derrière ces mots dévoyés les volontés et les projets ne sont plus apparents et les nuisances avancent masquées que nous n’arrivons plus à décoder. L’étrange défaite qui est à craindre en ce début du 21ème siècle est celle des idées, celle des réalités stratégiques.
Le sang froid stratégique a normalement des racines conceptuelles qui doivent permettre de gérer convenablement ces périodes d’incertitude comme aimait à le rappeler Foch : « des principes fixes à appliquer de façon variable à chaque cas qui est toujours particulier et demande à être considéré en lui-même ». Mais est-ce le cas ? Manquerions-nous à ce point de principes que nous en perdions notre sang froid stratégique ?
Venons-en au fait : chacun peut constater que les notions de guerre, de paix, de menace, de risque n’ont plus de sens commun. Et le problème touche autant le contenant, le mot lui-même, dévoyé par ses utilisations désordonnées que le contenu, le concept véhiculé qui est en pleine évolution depuis la fin de la guerre froide et qui n’a plus d’état stable. Il va falloir donc en finir avec une axiomatique unique, celle de la guerre froide, elle-même héritière du passé ordonné des guerres clausewitziennes, et apprendre à décliner d’autres modèles, moins stables, à décrire d’autres phénomènes, moins calibrés qui nécessiteront leur propre grammaire, et peut-être même leurs propres mots.
C’est une nouvelle connaissance qu’il faut investiguer pour sortir du temps simplifié stratégique que fût le temps de la guerre des blocs, terminée sans batailles, mais pas sans vainqueur ni sans victime.
La guerre en tant que rupture d’un ordre établi, passage déterminé par un recours à la force, par une montée aux extrêmes qui permet grâce au chaos sanglant qu’elle provoque une redistribution générale des rapports conflictuels, cette guerre là, désormais illégale est devenue également inutile du moins entre nations développées. Seules semblent subsister ses harmoniques non militaires (économiques, monétaires, commerciales, technologiques, culturelles, civilisationnelles) qui essaient tant bien que mal de réguler les compétitions et les oppositions. C’est après tout une forme de progrès dont bénéficient surtout les sociétés développées.
La non-guerre que gagent l’équilibre de la terreur et de la technologie, combinée avec le canal des intérêts communs illustré par Schelling, le dernier prix Nobel d’économie dans son ouvrage « la stratégie du conflit », la non-guerre avait structuré la guerre froide. Mais cette guerre là, guerre maîtrisée, portée jusqu’à l’art suprême de la dissuasion, sublimée dans les compétitions de la guerre froide et les défis technologiques entre blocs avancés, mère de la non-guerre, c’est celle que les Romains appelait la bellum, la guerre conduite comme un art, ou comme une combinaison de calculs avancés.
Mais dans le même temps, une autre forme de guerre qu’on croyait disparue est réapparue et se répand, la guerra, celle qui déchaîne la barbarie, débride la violence des hommes, celle qui rend René Girard si pessimiste dans son dernier essai « achever Clausewitz » quand il constate « l’incapacité de la politique à contenir l’accroissement mimétique, c’est ainsi qu’il nomme l’expansion déraisonnable de la violence réciproque ; le politique est constamment débordé par le déchaînement de la violence ». C’est cette forme métastasée de la guerre qui produit le terrorisme, qui dresse des communautés les unes contre les autres pour des raisons confuses. Cette nouvelle réalité conflictuelle de la guerra antique, les sociétés développées doivent l’affronter, mais comme ils ne la comprennent pas ils s’acharnent à la traiter avec les outils d’hier, les outils militaires, ceux de la bellum. Comment s’étonner qu’elles aient tant de mal à trouver la parade efficace ?
Pour éradiquer ce phénomène et gagner cette guerre redevenue barbare, on se contente d’antagoniser l’Autre, le différent, et de lui faire endosser les habits de l’Ennemi, et d’essayer de l’écraser par le jeu combiné de la technologie et de la logistique triomphantes. Et comme on néglige de voir dans l’Autre un Autre soi-même, on n’est pas en position d’explorer sa rationalité, d’inventorier sa différence, de rechercher le canal des intérêts communs ou la zone d’affrontement favorable et en finale de composer utilement avec sa volonté, ce qui est l’essence de la stratégie.
Il nous faut un vocabulaire nouveau pour éviter le travers d’un retour qui serait redoutable à l’état d’anarchie analysé par Hobbes qui s’articulerait sur des guerres préemptives déclenchées par le fait que tout Autre est un ennemi et qu’en se renforçant et en se multipliant ce tout Autre m’agresse par l’affirmation de sa différence. N’oublions pas que la population de la planète a triplé ou presque depuis la naissance des baby-boomers dont je fais partie. Les Autres sont aujourd’hui infiniment plus nombreux que nous, Français, Européens, Occidentaux. Sont-ils tous nos ennemis ?
Mais alors nommer et sécuriser l’altérité et en normaliser l’usage, pour réguler les rivalités et les compétitions serait-il l’état de paix ?
Celui rêvé par Bernardin de St Pierre, idéalisé par Victor Hugo comme le rappelait hier soir Alain Lamassoure et théorisé comme base d’un système international par Locke. Ce n’est pas sûr là non plus. La paix serait-elle un état armé de non-guerre, ou un état maîtrisé de guerre limitée, de guerre de régulation indirecte, ou de guerre par procuration.
Une situation de contrôle dynamique des flux de violence est-elle le chemin vers la sécurité durable ? Ou simplement la canalisation des tensions et des oppositions, canalisation exercée par le plus fort, ou par le consortium de ceux qui y ont le plus intérêt ? Et alors qu’est-ce que l’agression, l’atteinte à la paix et à la sécurité internationale, celle qui justifie le recours à la légitime défense collective, celle qui déclenche le placement sous le chapitre 7 de la charte et l’emploi légitime de la force. Comment qualifier ces agressions ? Qui détient l’idée de paix ? Qui en possède le moule ? Est-il unique ?
La grande guerre et la vraie paix sont mortes ensemble prophétisait Beaufre ici même il y a près de 40 ans. Ces idées qui ont tant servi, ces concepts utiles si souvent éclairés par les grands esprits de tous les temps qui ont tenté de les domestiquer ont-ils fait leur temps ? Qu’en penserait Jean Guitton, grand sociétaire de l’Ecole militaire, qui ne dissociait pas la pensée de la guerre ? Faut-il les ranger sur les étagères de l’Histoire ? Qu’en pensez-vous ? En ne parlant plus que des crises du monde n’a-t-on pas esquivé les difficultés ?
Je ne vais pas continuer sur ce registre mais je ne peux éviter de dire un mot des risques et des menaces tant le vocabulaire s’est là aussi perverti. Ces mots de l’axiomatique d’hier, celle de la guerre froide sont-ils encore signifiants aujourd’hui ? Ne sont-ils pas trop chargés de sens ou au contraire ont-ils perdu tout sens commun à force d’être manipulés par les grandes peurs des hommes ? Ne faudrait-il pas leur préférer les mots plus usuels de dangers, de vulnérabilités, de fragilités qui renvoient plus à soi-même qu’aux Autres, ces fameux Autres qui sont mes ennemis pour n’être pas moi-même et surtout pour refuser de le devenir en appliquant la formule magique qui m’a si bien réussi, la démocratie parlementaire, l’économie libérale, les droits de chaque homme …
Qui se souvient qu’il n’est de menace que proférée ?
Qu’une menace est la combinaison d’un projet antagoniste exprimé et d’une capacité militaire de nuisance avérée. Qu’un risque est une situation redoutée, aux graves conséquences, mais à la probabilité d’occurrence inconnue.
Qui ne voit que l’emploi permanent de l’un pour l’autre entretient ce sentiment diffus d’insécurité que nous vivons.
Qui ne voit le fait que le monde soit en expansion et confronté à de nouveaux défis bien différents des nationalismes et des idéologies belligènes des siècles précédents crée de nouvelles tensions et de nouvelles incertitudes, mais qu’il n’y a pas là de menace, ni même de risque mais plutôt une nouvelle réalité à gérer.
Une affaire d’intelligence stratégique comme je le disais en commençant.
Pour finir je devrais bien sûr traiter du couple sémantique maudit, le couple Défense et Sécurité, deux concepts qui sont la clé du futur Livre blanc qui devra les développer et les articuler. Il paraît que ce n’est pas chose simple ; je n’en suis pas surpris. Ces mots sont des armes qui ont déjà beaucoup servi et qui sont émoussés.
Je vais m’arrêter là et conclure, au moins provisoirement. Oui vraiment il nous faut une nouvelle axiomatique pour entrer dans un 21ème siècle différent à bien des égards de ce que nous avons connu jusqu’ici.
Il nous faut une nouvelle boîte à outils, avec des mots et des concepts nouveaux, affûtés, sous peine de perdre la maîtrise d’une planète qui va devoir affronter trois périls majeurs : la révolution démographique qui est en cours, le grand défi écologique et le grand bazar de la redistribution économique des marchés.
Trois défis qui ne sont pas des menaces mais des complexités porteuses de conflictualité qu’il va falloir comprendre et réguler.
Copyright 22 janvier 2008-Dufourcq
Avec l’AFUDRIS et le CEREM, la Société de Stratégie initie en janvier 2008 les Rendez-Vous de la Sécurité, rencontres mensuelles autour d’un ou plusieurs experts sur les questions de sécurité. L’objectif de cette entreprise, parallèle et complémentaire de celle du Livre blanc sur la Défense et la Sécurité est de reformuler un dispositif conceptuel sur ces questions, trop souvent abordées par leurs aspects événementiels et sous une problématique strictement géopolitique et technique. Il s’agit pour nous d’aider à « repenser la sécurité » comme d’autres en leur temps ont tenté de penser la guerre.
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