La Roumanie s’est engagée très fortement dans un partenariat affiché avec les Etats-Unis. Le discours politique s’applique donc à articuler l’intégration à l’OTAN et l’adhésion à l’Union Européenne. Mais, la Roumanie se trouve face à une fracture entre deux Europes face à la guerre d’Irak. Bucarest cherche à se glisser dans une continuité sans heurt.
Pierre Verluise : Comment se présente l’intégration de la Roumanie à l’Union européenne ?
Catherine Durandin : La Roumanie vise l’intégration à l’Union européenne. Le terme reste difficile à préciser. On entend parler de 2007, 2008. Fin 2002, la Roumanie restait en queue de liste des candidats à l’intégration.
Le processus de négociation est en cours et se développe régulièrement. Le gouvernement présidé par Ion Iliescu a nommé une femme Ministre de l’intégration européenne, ce qui est un signal de respect du "politiquement correct" européen. De nouveaux chapitres de l’acquis communautaire s’ouvrent régulièrement. Cependant, la Commission européenne marque encore sa désapprobation sur trois aspects : la corruption de l’administration et de la Justice, le sort des enfants placés en institutions et le statut de la minorité tsigane. La Bulgarie se heurte à des difficultés comparables.
En dépit de tout le travail de négociation, subsiste une méconnaissance de la part de la population vis-à-vis des enjeux européens. La crainte domine. Elle est , de temps à autres, exploitée par le Président Ion Iliescu, sans que l’on sache avec quelles arrières pensées. Ion Iliescu a déclaré, par exemple, en avril 2002 sur la chaîne de télévision "TV5" qu’il ne fallait pas se hâter. Que les ajustements seraient extrêmement difficiles, et le Président a donné l’exemple de l’agriculture roumaine. Faisant référence aux difficultés de la Pologne en la matière, il prétendait vouloir éviter pour la Roumanie les effets négatifs de ce type de hâte.
Rien n’est remis en cause, mais l’année 2002 a été marquée par un moment d’interrogation. D’un côté, on observe l’avancement d’une pratique bureaucratique juridique, négociée, enveloppée dans un discours rhétorique affirmant "nous sommes européens". Identité européenne et intégration dans l’Union Européenne ont tendance à se confondre.. D’un autre côté, il existe une crainte à l’égard de l’intégration, manifestée notamment par le vote de l’hiver 2000, en faveur de Vadim Tudor qui se proclamait anti-européen.
On retrouve donc en Roumanie au début de l’année 2003 une question qui se pose dans d’autres pays européens, et que signalent les votes successifs : est-on sûr que le processus d’extension de l’Union Européenne est inéluctable, naturel, fatal … ? N’y a-t-il pas un débat en train d’émerger, auquel la Roumanie sera confrontée ? Dans l’actualité d’urgence de la guerre anti irakienne, ces interrogations ont été mises en veilleuse.
Avec l’intégration de la Roumanie dans l’OTAN, lors du sommet de Prague de novembre 2002, les perspectives ont évolué. La Roumanie s’est engagée très fortement dans un partenariat affiché avec les Etats-Unis. Le discours politique s’applique à articuler les deux processus d’intégration, OTAN et Union Européenne. Mais, la Roumanie se trouve face à une fracture entre deux Europes face à la guerre d’Irak et cherche à se glisser dans une continuité sans heurt. Le sort de Bucarest dépendra des réajustements européens de l’après guerre et de l’évolution des relations euro- atlantiques.
P.V : Quelles grandes questions se posent ?
C.D : Quid du rapport entre la Russie et l’Europe ? Quid des relations entre la Russie, la Roumanie et l’Europe ? Où s’arrêtent les frontières de l’Europe ? Le grand tremblement qui tourne autour de l’élargissement de l’OTAN rejaillira t-il sur les formes de l’Union européenne, ne serait-ce que par le biais de la problématique de l’Europe de la Défense ? Quelle Europe de la Défense ? La Russie sera-t-elle un des piliers de l’Europe de la Défense ?
Nous vivons un moment plein d’interrogations. La direction politique actuelle de la Roumanie semble extrêmement habile. Elle a une capacité à saisir le positif :"Nous gagnons l’OTAN. Nous gagnons la paix avec la Russie. Nous obtenons une coopération renouvelée avec la Russie". Ce qui est important parce que la Roumanie reste dépendante de la Russie, notamment sur le plan énergétique. C’est un sujet tabou dont les responsables n’aiment pas parler, mais la rencontre OTAN-Russie permet de l’aborder de manière positive. Le gouvernement est donc à la fois habile et assez prudent pour éviter d’aborder ce que signifient vraiment les choix européens. Ils semble se tenir dans une position attentiste. Ce qu’on peut dans un sens difficilement lui reprocher, vu les manifestations anti-européennes en 2002 dans des pays déjà membres de l’Union européenne. Le ton est donc en demi-teinte, sans déclaration inopportune.
P.V : De l’élargissement de l’OTAN et de l’élargissement de l’Union européenne, qui donne le rythme ? Qui influence qui ? Sont-ce les choix de l’OTAN qui chronologiquement et/ou en terme d’impact prennent le pas, mettant les pays de l’Union européenne devant le fait accompli ?
C.D : Je partage cette vision des choses, c’est-à-dire un rythme venu des décisions des Etats-Unis, en constatant l’état des lieux, courant 2002. Les Etats-Unis sont le chef de la nouvelle guerre anti-terrorisme. Cela, quel que soit l’ennemi que l’on place derrière la figure du terrorisme, qui a pris la place du communisme, peut-être déjà depuis les années 1980, très clairement depuis le 11 septembre 2001. Sur ce point, les pays de l’Union européenne n’ont pas eu de position véritablement spécifique. Peut-être pour la première fois dans les crises de l’après 1989, les Européens n’ont pas eu d’intervention spécifique. Parce que, pour la première fois, on ne le leur a pas demandé. Ces faits marquent une rupture par rapport à la guerre du Golfe, par rapport aux guerres dans les Balkans…
Il n’y a plus de discours européen en matière de sens et de finalité de l’action. Les Européens semblent absents dans la guerre contre le terrorisme, du moins leurs actions sont peu visibles. Ils sont, pourtant, présents en matière de partage du renseignement.
De même sur le plan de l’avenir de l’OTAN, les Européens ne se sont pas exprimés d’une seule voix. Le discours français appuie les candidatures de la Roumanie et de la Bulgarie. Les représentants des Etats membres se sont limités à jouer aux petits chevaux avec quelques candidats. Dans les bruits de couloirs, on entendait :"On en prend deux ? Trois ? Sept ?"…
Les Américains ont tranché. Ils veulent la paix avec les Russes, dans une perspective européenne large qui est la leur. Les Quinze Etats membres de l’Union européenne n’ont donc décidé, ni de la chronologie, ni du contenu. Ils se retrouvent, effectivement, mis devant le fait accompli.
P.V : Ce sont les Etats-Unis qui distribuent les cartes et décident de la donne, puis l’Union européenne fait avec.
C.D : Oui, j’en ai le sentiment. D’une certaine manière, les Quinze se retrouvent dans la position des Roumains… Il n’y a pas d’alternative. Quelle alternative ? L’alternative c’était l’Europe, mais elle n’a pas véritablement abouti. Dans la nouvelle configuration, chacun va courir vers un partenariat renforcé avec la Russie de Vladimir Poutine, tout en redoutant la dépendance.. Comment prétendre se consacrer à nos relations avec les Allemands et les Anglais ? Nous avons été véritablement dépassés.
Après tout, ce n’est pas ce qui peut nous arriver de pire que d’avoir une Europe en paix, sous l’égide de l’OTAN et une alliance avec la Russie qui peut éventuellement se transformer.
Cependant, cela ne semble pas très gratifiant pour ceux qui aspirent à voir la France comme un acteur dans le cadre européen.
P.V : Le risque est de voir l’Union européenne réduite à peu de chose…
C.D : Sauf si les pays européens acceptent de faire les efforts budgétaires jugés nécessaires par les Etats-Unis pour moderniser leur Défense. Cela sera difficilement plaidable auprès des opinions publiques de l’Union européenne, parce qu’en cela, nous ne sommes pas Roumains. Nous ne sommes donc pas prêts à faire les efforts jugés nécessaires par d’autres. Nous conservons une marge de volonté - négative - pour dire :"Non, nous avons pour priorité l’Education nationale ou la Sécurité sociale et cela nous empêche d’augmenter le budget de la Défense". En même temps, nous avons besoin de nous maintenir dans l’OTAN, puisque nous n’avons pas de Défense européenne…
Nous sommes donc dans une position très fragilisée. Historiquement, c’est terrifiant. Cela résulte, en ce qui concerne la France, d’un discours constamment décalé durant les années de la transition post-communiste, c’est à dire depuis 1990. La France a eu un discours qui se démarquait volontairement des Etats-Unis, même quand nous nous rapprochions de l’OTAN, notamment en 1995-1996. Dans les Balkans, nous prétendons ne pas faire de l’ingérence mais de la présence. Le discours français critique la politique des Etats-Unis dans les Balkans. Ce qui nous décrédibilise aux yeux des populations balkaniques qui aiment beaucoup les Américains, parce qu’ils sont forts.
Nous passons pour peu crédibles, par exemple quand nous tirons - devant un public roumain - les leçons négatives de la guerre du Kosovo que nous avons faite… Cela n’est pas cohérent. Le discours français s’auto-satisfait d’une démarcation sans vision, et prétend avoir une spécificité dans la relation avec la Russie. Personnellement, je n’ai pas vu laquelle depuis 1989. On a loupé Mikhaïl Gorbatchev, puis Boris Eltsine. Quant à Vladimir Poutine, depuis 2000, je n’ai jamais eu l’impression qu’il était particulièrement bienvenu à Paris…(1)
La France se démarque mais elle ne se marque nulle part. Elle a mal compris la chute du Mur de Berlin et du Rideau de fer, en 1989. Puis elle a loupé la transition en Europe centrale et orientale durant la décennie 1990…
C’est grave, non seulement pour la France mais encore pour les Quinze.
Manuscrit clos le 25 mars 2003.
Copyright 15 avril 2003-Durandin/www.diploweb.com
Catherine Durandin, OTAN, Histoire et fin ? Ed. Diploweb, 2013
Le livre complet au format pdf. 2,2 Mo
1. NDLR : du moins jusqu’à la fin de l’année 2002, puisque le premier trimestre 2003 met en évidence un axe Moscou-Berlin-Paris pour contrer les Etats-Unis dans leur stratégie à l’encontre de l’Irak. Vladimir Poutine a été reçu fort aimablement à Paris en février 2003. Le 5 mars 2003, le chef de la diplomatie française a reçu ses homologues russe et allemand au Quai d’Orsay. Le 11 avril 2003, Vladimir Poutine a reçu Jacques Chirac et le chancelier allemand à Saint-Petersbourg.
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