L’indispensable rebond japonais

Par Pierre ROUSSELIN , le 11 avril 2012  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Directeur adjoint de la rédaction du Figaro, chargé de l’International. Editorialiste de politique étrangère. Auteur du blog Géopolitique

De retour de Tokyo où il a réalisé de nombreux entretiens, P. Rousselin brosse un tableau d’ensemble du pays. Il explique ici pourquoi le Japon est en pleine transition. Pour préserver la prospérité atteinte en un laps de temps record, il va lui falloir trouver une réponse aux problèmes posés par la crise économique, par le vieillissement de la population et par les suites de la catastrophe de Fukushima, tout en améliorant le fonctionnement très insatisfaisant de son système politique.

IL EST DES événements qui placent soudain une nation face à son destin. La catastrophe de Fukushima, le 11 mars 2011, est de ceux-là. Lorsque le tsunami a atteint les côtes du Tôhoku, le Japon faisait déjà face à de sérieux défis. Au vieillissement accéléré de la population, au surendettement et à la montée en puissance du voisin chinois est venue s’ajouter une remise en cause brutale de la sécurité énergétique de l’archipel. Sans doute parce qu’ils traduisent des évolutions lentes et profondes, les Japonais s’étaient habitués à vivre avec les trois premiers défis. Le terrible choc du tsunami les oblige à réagir.

Le plus immédiat est de résoudre l’équation énergétique. La catastrophe nucléaire a creusé un fossé de méfiance entre la population et les responsables qu’il va falloir combler dans un pays où l’instabilité politique chronique et une gouvernance médiocre handicapent la prise de décision.

Sur cinquante-quatre réacteurs nucléaires, il n’en reste plus que deux en fonctionnement. Les autres ont été arrêtés pour des tests de sécurité et n’ont pas redémarré. Courant avril 2012, les deux derniers réacteurs seront à leur tour mis hors tension pour les mêmes raisons. Pour redémarrer la filière, il va falloir vite répondre aux inquiétudes de l’opinion. Sur cette question très précise et très vitale, l’efficacité du système politique japonais est à l’épreuve.

Alors que la catastrophe a montré la très grande résilience de la société et sa cohésion tout à fait exemplaire, les autorités n’ont pas été à la hauteur de la situation. Propos alarmistes, manque d’informations fiables, absence de prise en compte des risques ont laissé un lourd héritage qui n’a été que très partiellement apuré avec la démission en août 2011 du gouvernement Naoto Kan et son remplacement par une équipe dirigée par l’actuel premier ministre Yoshihiko Noda.

Les erreurs commises par Tepco, l’opérateur de la centrale, et assumées par le ministère de tutelle Meti, (ministère de l’économie du commerce et de l’industrie) dans la gestion de la crise ont affecté leur crédibilité et compromettent leur capacité d’action. Cela les pousse à agir à front renversé dans la période actuelle et à prendre des précautions bien compréhensibles mais à rejeter sur les pouvoir locaux la responsabilité de décider d’une remise en route de chaque centrale.

Le Japon deviendra-t-il un laboratoire du développement durable ?

La question de l’avenir du nucléaire soulève ainsi la question de la prise de décision et de l’efficacité du système politique japonais. Le test aura lieu bientôt lorsque le gouvernement rendra public cet été ses choix pour la politique énergétique du pays et, ensuite, lorsqu’il faudra faire appliquer ces décisions.

Le précédent de la réponse japonaise au choc pétrolier des années 1970 devrait être une source d’encouragements. Le pays avait alors démontré sa capacité d’adaptation en développant la filière nucléaire mais aussi en s’appuyant sur son aptitude à l’innovation qui demeure le principal atout de l’économie japonaise.

Si l’importation accrue d’hydrocarbures, sous forme de pétrole et de gaz liquéfié, constitue la réponse immédiate pour compenser l’arrêt des centrales nucléaires, cela ne peut être une solution durable, compte tenu de la dépendance extrême du Japon en matière de sources d’énergie. L’innovation est donc à nouveau au centre du débat. Même si l’on voit mal comment le pays peut se passer à court ou moyen terme d’énergie nucléaire, il est fait grand cas à Tokyo, comme ailleurs dans le monde, du potentiel de développement d’une « économie verte » encore balbutiante qui serait basée sur les énergies renouvelables, ainsi que sur les économies d’énergie pouvant être réalisées grâce aux nouvelles technologies, supraconducteurs, nanotechnologies, etc…

L’industrie japonaise, qui compte toujours pour 20% des dépenses mondiales de recherche et développement, est sans doute capable de se mobiliser pour jouer un rôle pionnier dans ce domaine, comme ce fut le cas, en leur temps, avec l’automobile, l’électronique ou la robotique. Libérer, ne serait-ce que partiellement, l’industrie moderne de sa dépendance à l’égard des énergies fossiles pour trouver la recette d’un développement véritablement « durable » est un rêve dont la réalisation aurait des conséquences géopolitiques majeures à travers le monde. A cause du choc créé par Fukushima, le Japon sera, dans les années qui viennent, un laboratoire où l’on pourra tester une telle ambition.

Quelles perspectives financières ?

Nulle part ailleurs l’enjeu n’est aussi vital. Conjugué à la hausse importante du Yen (+20% par rapport au Dollar en un an, avant que la Banque du Japon ne se mette récemment à intervenir sur les marchés de changes), la facture énergétique, plombée par l’arrêt du nucléaire, explique que la balance commerciale ait affiché en 2011 son premier déficit depuis plus de trente ans. Les délocalisations risquent de se multiplier. Ce n’est pas une situation à laquelle le Japon qui a construit sa prospérité actuelle sur la conquête des marchés d’exportations puisse se résigner très longtemps. Si la surévaluation du Yen a l’avantage de gonfler le trésor de guerre des entreprises nippones et les réserves en devises, la santé financière du pays est loin d’être assurée à long terme.

A cet égard, la crise de la zone euro a été un signal d’alarme. « C’est une bonne leçon pour le Japon. Les pays européens en crise sont moins endettés que nous. Cela nous incite à ne pas pêcher par excès de confiance », souligne-t-on au ministère des Finances, où l’objectif est désormais de réduire de moitié le déficit budgétaire primaire (hors service de la dette) d’ici 2015 et de parvenir à un surplus d’ici 2020.

Bien que la dette japonaise atteigne deux fois le PIB et soit donc en effet bien plus importante qu’en Europe, elle reste gérable dans la mesure où elle est souscrite dans sa quasi-totalité par les Japonais eux-mêmes. Cela dit, compte tenu du vieillissement accéléré de la population, bien plus prononcé qu’en France, l’épargne intérieure qui reste très élevée (trois fois le PIB) a tendance à se réduire, les personnes âgées devant puiser dans leur bas de laine pour assurer leurs vieux jours.

En 2010, 23,1 % des Japonais avaient plus de soixante-cinq ans, et 13,2 % seulement moins de quinze ans. Le taux de fécondité (1,21 enfant par femme en moyenne, contre 1,96 en France) est l’un des plus faibles des pays développés. Ces chiffres inquiétants, qu’il n’est pas question de compenser en faisant appel à l’immigration, appellent une réforme trop longtemps différée du financement de la sécurité sociale et du régime des retraites (selon l’OCDE, l’âge de la retraite effective au Japon est de 70 ans).

Le gouvernement Noda a donc adopté pour principal cheval de bataille une hausse de la TVA, impôt qui n’existe au Japon que depuis 1989 et dont le taux est actuellement de 5% seulement. L’objectif est de faire passer la TVA à 8%, en 2014, et à 10%, en 2015. Economiquement, la réforme s’impose d’elle-même. Politiquement, elle sera très difficile à faire passer.

L'indispensable rebond japonais

Japon, Tokyo. Une vue prise de la Tour de Tokyo, plus connue sous le nom de Tokyo Tower. Cette dernière, plus grande que la Tour Eiffel, est située dans le quartier de Shiodome. Extrait d’un reportage de Camille Poulain, Le Japon : tradition et modernité

Au parlement, l’opposition contrôle la chambre haute et peut faire obstacle à la hausse de la TVA. Au sein même de la formation du Premier ministre Noda, le Parti démocratique du Japon, tout le monde n’est pas d’accord. L’homme fort du parti, Ichiro Ozawa, celui que l’on appelle le « shogun de l’ombre », s’est prononcé contre. On touche là à la paralysie du système politique japonais, que l’alternance, en 2009, avec l’accession au pouvoir du PDJ, après le long règne du Parti libéral démocrate, n’a en rien changé. Le pays a connu six Premiers ministres au cours des six dernières années et Noda, comme ses prédécesseurs, reste à la merci de la lutte des factions au sein de sa propre formation.

C’est le principal obstacle qui se dresse devant le Japon à cette heure critique. Alors que le PJD a longtemps payé son inexpérience et la résistance que lui opposait une haute administration très jalouse de ses prérogatives, l’équipe actuelle se caractérise par son pragmatisme et sa détermination à faire changer les choses. Il n’est pas sûr que ses adversaires politiques lui en laissent les moyens.

Quelles relations diplomatiques ?

Sur le plan extérieur, la nouvelle donne économique internationale a suscité une prise de conscience de la nécessité de s’ouvrir davantage au monde. A la différence de concurrents comme la Corée du sud, le Japon avait négligé la négociation d’accords de libre échange, ce qui lui a coûté cher en termes de pénétration des marchés dans des secteurs comme l’électronique grand public. Aujourd’hui, Tokyo n’a pas le choix. Pour rester dans la compétition, il a été décidé de chercher des accords avec les pays de la région asiatique, mais aussi avec l’Union européenne comme avec les Etats-Unis et l’ensemble de la région Pacifique. En novembre 2011, Tokyo s’est porté candidat au « Trans-Pacific Partnership » lancé en 2005 et mis en orbite par Barack Obama pour intégrer les économies des pays riverains. A Tokyo, cela implique une petite révolution culturelle dans la mesure où il va falloir lever les barrières non tarifaires comme l’exigent les Européens et cesser de protéger une agriculture peu compétitive mais bien défendue politiquement.

Si l’heure est venue pour le Japon si traditionnellement insulaire de s’adapter ainsi à la nouvelle donne c’est à cause de la montée en puissance de la Chine et à son accélération depuis la crise financière. Pour la première fois dans l’histoire, les deux grands pays d’Asie se disputent en même temps le leadership de la région. La Chine a ravi en 2010 au Japon sa place de deuxième économie mondiale, mais elle est loin d’avoir comblé son retard en termes de PIB par habitants, d’innovation et de maturité de la société.

Encore davantage que les Occidentaux, les Japonais entretiennent une schizophrénie à l’égard de la Chine. L’économie japonaise a remarquablement bien profité de l’essor du marché chinois, l’industrie a su adapter ses chaînes de production et chacun sait que la prospérité du pays dépend de ce qui va se passer à Pékin. D’un autre côté, vivre à l’ombre d’une Chine en pleine expansion n’est pas très rassurant.

La percée militaire du grand voisin menace l’équilibre stratégique établi depuis la Seconde Guerre mondiale sur la prééminence des Etats-Unis dans la région. En mars 2010, Pékin a averti Washington que la Mer de Chine du sud constituait, de son point de vue, un « intérêt crucial » (« core interest »). Quelques mois plus tard, l’arraisonnement par la marine japonaise d’un bateau chinois près des îles disputées de Senkaku / Diao Yu avait déclenché une grave crise marquée par un embargo temporaire de Pékin sur les exportations de terres rares. En précisant, en janvier 2012, sa nouvelle posture militaire dans le Pacifique, le Pentagone a montré sa volonté de multiplier les alliances et les déploiements pour contrer l’expansionnisme maritime chinois. En première ligne, le Japon va devoir continuer à adapter sa doctrine de défense, qui reste marquée par une Constitution pacifiste rédigée en 1946 par le Général Douglas MacArthur.

Le Japon est en pleine transition. Pour préserver la prospérité atteinte en un laps de temps record, il va lui falloir trouver une réponse aux problèmes posés par la crise économique, par le vieillissement de la population et par les suites de la catastrophe de Fukushima, tout en améliorant le fonctionnement très insatisfaisant de son système politique. Ces défis sont considérables. Ils sont de même nature que ceux auxquels sont confrontées les sociétés occidentales dont le modèle économique est parvenu à pleine maturité. Souvent aveuglés par notre obsession de la Chine, nous avons tendances à négliger le Japon. Nous aurions pourtant intérêt à nous intéresser davantage à un pays qui peut, à bien des égards, être un laboratoire de notre propre avenir.

Copyright Avril 2012-Rousselin/Diploweb.com


Plus

. Voir l’article de Jean-Emmanuel Medina, "Japon-Chine : Senkaku/Diaoyu, les enjeux du conflit territorial"


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