Professeur émérite à l’université de Strasbourg. Angliciste, sociolinguiste, Claude Truchot a consacré ses travaux à l’observation des phénomènes contemporains de dynamique des langues (effets linguistiques de la mondialisation, traitement des langues dans les entreprises, diffusion internationale de la langue anglaise), à la géopolitique des langues en Europe, à l’approche méthodologique et théorique des politiques linguistiques.
Angliciste et sociolinguiste, l’auteur développe ici un point de vue peut-être « politiquement incorrect » mais solidement argumenté à propos de l’usage de l’anglais véhiculaire dans l’enseignement supérieur européen. Claude Truchot espère ainsi contribuer à ouvrir un débat. Un autre traitement des langues est possible.
Vous trouverez en pied de page des traductions de cet article du français vers l’anglais, l’italien et le russe (pdf).
Le marché mondial de la connaissance
Si l’évolution des sciences et des techniques a permis le développement de la « société du savoir », la conception dominante en matière de mondialisation a assimilé le savoir à un bien économique et en a fait un enjeu de marché. Ce que les théoriciens de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), de la Banque mondiale et de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) appellent « l’économie de la connaissance » se caractérise par la commercialisation à l’échelon mondial des produits de la recherche et de l’enseignement. Cette commercialisation est de plus en plus prise en main par des entreprises privées surtout en Amérique du Nord et dans les pays les moins développés (Amérique latine et Afrique). En Europe, où jusqu’à présent cette privatisation est restée limitée, les établissements traditionnels d’enseignement supérieur sont contraints de se restructurer pour devenir des entreprises de production et de commercialisation du savoir, de devenir concurrentiels, de se conformer à des normes reconnaissables et directement utilisables par la production capitaliste mondiale. Les classements des établissements universitaires à l’échelon mondial stimulent cette concurrence et l’exacerbent. Cette évolution crée de grandes disparités entre établissements, ou élargit celles qui existent. En tête s’imposent les universités dont on peut dire qu’elles sont « globalisées », celles qui sont portées par le marché mondial de la connaissance. Elles constituent en quelque sorte une « Première ligue » dans laquelle sont placées les 100 premières universités classées par l’université Jiao Tong de Shanghai, dont les 2/3 sont situées dans des pays anglophones et se partagent les « produits phares » que sont les prix Nobel. Elles sont destinées à former les élites entrepreneuriales et autres dirigeants de nos sociétés.
Internationaliser à tout prix
Etre reconnu sur le plan international est devenu la préoccupation majeure des établissements. Cette internationalisation est mise en place de multiples façons. Les universités et écoles essaient surtout d’attirer des étudiants étrangers, le pourcentage de ces étudiants dans leurs effectifs apparaissant comme un critère du niveau d’internationalisation. Cette « clientèle » universitaire est avant tout celle des nouvelles bourgeoisies des grands pays émergents (Chine, Inde, Brésil). Pour ce faire, ils adaptent leurs formations ou créent spécialement des formations « internationales ». L’intégration européenne de l’enseignement supérieur, connue sous le nom de Processus de Bologne, a organisé cette internationalisation en normalisant les diplômes en trois niveaux, bachelor ou licence, master, doctorat, selon le « modèle » américain, et en instaurant un système unique de crédits reconnus par les établissements quel que soit le pays. La participation à des programmes d’échanges internationaux destinés à stimuler la mobilité étudiante, comme le programme européen Erasmus, est le complément habituel de cet objectif. D’autres moyens sont également utilisés, notamment par les établissements qui visent un haut niveau d’internationalisation. Ceux-ci entreprennent de participer à des formations communes à plusieurs universités de pays différents. Le programme européen Erasmus Mundus a été conçu pour favoriser ces initiatives, et son soutien constitue également un critère d’internationalisation. Des universités créent des filières à l’étranger, voire des filiales dans le cadre en général de « joint-ventures », d’opérations conjointes avec des universités du pays. Cette stratégie est de plus en plus privilégiée par les universités américaines et britanniques, mais aussi par des établissements français et allemands de haut niveau.
Ces processus soulèvent évidemment de nombreuses questions de langues. La réponse massive des universités et autres établissements à ces questions est le recours à l’usage de l’anglais véhiculaire comme langue d’enseignement. Dans cette contribution, nous allons tenter de faire un état des lieux de cette pratique en Europe et d’en mesurer les effets et les implications.
L’anglais véhiculaire : de quoi s’agit-il ? L’anglais véhiculaire se caractérise par son apprentissage comme langue étrangère, son usage par des personnes dont ce n’est pas la langue maternelle ou principale, et par la variation considérable de ses formes d’expression, en raison surtout des différences entre les niveaux de connaissance. Nous proposons le terme comme substitut à « lingua franca » utilisé en anglais et que tendent à emprunter les autres langues . Des institutions comme le British Council tentent de promouvoir le terme valorisant de « lingua academica ». Nous allons voir que cette valorisation est peu justifiée. |
En Europe
La pratique d’utiliser l’anglais comme langue véhiculaire dans l’enseignement supérieur, s’est d’abord implantée dans les pays d’Europe du Nord à partir des années 1990 et n’a cessé de prendre de l’importance. Aux Pays-Bas, l’enseignement en anglais est intégré à partir de la seconde année d’étude universitaire, puis s’élargit jusqu’à devenir dominant pour les diplômes de haut niveau [1]. Dans une enquête effectuée en 2008-2009 pour le quotidien NRC Handelsblad, Marlies Hagers (2009) [2] relève que 105 masters sur 170 à l’université d’Amsterdam étaient en anglais, 89 sur 196 à l’université d’Utrecht. À celle de Maastricht, les 46 masters sont tous en anglais, la seule exception étant celui de droit néerlandais. Une étude réalisée par U. Ammon et G. McConnell (2002) [3] sur 21 pays montrait comment cette pratique s’est, à la suite de l’Europe du Nord, très rapidement étendue en Allemagne, en Europe centrale, en France et en Europe du Sud. En Allemagne, le premier diplôme universitaire en anglais a été créé en 1997. Selon les auteurs de l’étude, en 2001 toutes les universités allemandes avaient introduit des diplômes « anglophones » dans leur offre de formation. Odile Schneider-Mizony (2006) [4] relève que le Deutscher Akademischer Austauschdienst (DAAD), le Service universitaire allemand d’échanges, répertorie 140 universités, écoles d’ingénieurs (Fachhochschulen) et écoles supérieures privées, qui proposent chacune entre 1 et 25 formations partiellement ou entièrement en anglais. Des organismes qui suivent avec intérêt et encouragent ce processus d’anglicisation tentent d’évaluer sa portée sur le plan européen. En 2005, le British Council recensait 1500 masters en anglais en Europe. Une enquête commandée par le Stifterverband (Wächter/Maiworm, 2007 ) [5] et réalisée en 2007 dans 27 pays européen recensait 2400 programmes en anglais dont 79% de masters et 16% de licences (bachelors). Selon cette enquête, ce nombre aurait triplé entre 2003 et 2008 [6]. Le processus de Bologne a donc probablement accentué le phénomène ou lui aménagé un territoire d’expansion, l’espace européen de l’enseignement supérieur.
Les différentes observations disponibles montrent que les filières les plus touchées sont les sciences de l’ingénieur et les écoles de commerce et de management : elles représentent respectivement 27% et 24% des programmes dans l’enquête de 2007. Les filières universitaires qui débouchent sur des domaines très internationalisés ou sur lesquels l’influence américaine est prépondérante tendent actuellement à se tourner vers l’anglais véhiculaire. Marc Chesney (2009) [7] dans une enquête sur un échantillon représentatif d’universités de 6 pays d’Europe continentale (Allemagne, Autriche, Espagne, France, Italie, Suisse) montre que dans les domaines de l’économie, de la finance et de la gestion de nombreux programmes ont complètement basculé vers l’anglais. Sur un total de 153 masters recensés, 44 utilisent exclusivement l’anglais et 31 sont bilingues (anglais et langue nationale), en général de manière transitoire. On compte seulement 11 masters exclusivement en allemand et 10 en français, alors que compte tenu de l’échantillon, ces deux langues devraient recueillir les pourcentages les plus élevés.
En France aussi
CampusFrance, l’agence officielle, auparavant appelée Edufrance, chargée de promouvoir l’enseignement supérieur français à l’étranger, recense les formations dispensées en anglais par des établissements d’enseignement supérieur en France. La liste que l’agence a établie en 2007 en compte 496 [8]. Ces formations « anglophones » sont pour l’essentiel des masters (environ 80%). Elles se répartissent dans 159 établissements. Ces écoles contribuent pour environ une moitié à cette offre de formation. Selon le président de la conférence des grandes écoles, cité par Le Figaro (7 octobre 2010), 80 % des cursus dans les écoles de commerce 30% en écoles d’ingénieurs seraient aujourd’hui en anglais. Cette pratique gagne les universités qui veulent se voir reconnaître un label international. Ainsi l’université de Strasbourg affiche sur la version anglaise de son site internet [9] 10 masters entièrement ou partiellement en anglais à la rentrée 2010-2011, dans des domaines divers : sciences, droit, philosophie, sciences politiques, relations internationales. Quatre sont entièrement en anglais, les autres utilisant l’anglais et le français selon des doses diverses (de 90% en anglais à 90% en français). S’y ajoute le « Master in International & European Business » de l’École de management intégrée à l’université de Strasbourg où l’enseignement est en anglais, avec néanmoins en prime une formation au français.
Ce mode de traitement des questions de langues s’effectue sans études préalables, sans débats, sans évaluations par les établissements ou les autorités publiques compétentes, sans que d’autres solutions soient recherchées. De même que le cinquième postulat était la clef de la géométrie euclidienne, l’usage de l’anglais est pour les dirigeants universitaires le sésame intangible de toute forme d’internationalisation. En soutien de ce choix de l’anglais véhiculaire apparaissent des motivations plus ou moins explicites dont une approche critique est nécessaire.
Les « obstacles linguistiques » à l’internationalisation
Un argument très couramment avancé est que la diffusion trop limitée hors des frontières du pays de la langue habituellement utilisée dans l’éducation, la langue nationale, constituerait un obstacle à l’internationalisation. Elle serait en particulier un obstacle à la venue d’étudiants étrangers et à la participation à des programmes d’échanges.
Il est vrai que dans un contexte de concurrence, les pays ayant des langues de large diffusion se trouvent a priori mieux placés que ceux qui ont des langues de diffusion moindre. D’autant que plusieurs d’entre eux, comme le Royaume-Uni et la France, bénéficient d’une antériorité en matière d’accueil d’étudiants étrangers. L’argument en tout cas a été déterminant lorsque s’est mis en place le programme Erasmus. Les universités d’Europe du Nord ont alors craint qu’en participant à ce programme elles se limitent à un rôle de pourvoyeuses d’étudiants en faveur des universités britanniques, françaises et espagnoles, sans en accueillir elles mêmes. L’enseignement en anglais véhiculaire est alors apparu comme la solution miracle. L’exemple nordique a été suivi presque partout ailleurs. On peut considérer qu’en Europe, Erasmus a joué un rôle majeur dans l’implantation de cette pratique en milieu universitaire (Truchot, 2008 [10]).
L’argument de l’obstacle linguistique doit pourtant être observé de manière critique. Si on prend le cas de la Norvège, où les formations en anglais ont été très développées, la moitié des étudiants étrangers ont préféré s’intégrer dans des formations où la langue d’enseignement est le norvégien [11]. C’est pourtant une langue qui n’est parlée que par environ 4,7 millions de locuteurs et dans laquelle on utilise même deux formes standard (le bokmål et le nynorsk). Pourquoi ce qui est possible pour les uns ne le serait pas pour les autres ? L’intégration dans la langue du pays d’accueil aurait pu être facilitée par des politiques appropriées. On aurait pensé que la Commission européenne, lorsqu’elle a mis en place le programme Erasmus, l’aurait complété par des aides conséquentes à la formation linguistique des étudiants, principalement consacrées à la connaissance des langues dites « modimes » (moyennement diffusées et enseignées) en jargon européen. Or ces aides ont été marginales. Selon les données diffusées par la Commission européenne, de 2000 à 2003, 3 632 étudiants ont bénéficié d’une formation linguistique prise en charge sur des crédits européens [12]. Or pendant cette période environ 400 000 étudiants ont participé à des échanges Erasmus. Ce qui incite à penser, comme nous allons le voir, que le choix de l’anglais était délibéré et que la recherche d’autres solutions n’était pas à l’ordre du jour.
La mobilité… sur place
Le principe selon lequel la mobilité dans l’enseignement supérieur a une valeur éminemment formatrice est une tradition fondatrice de l’université. La mobilité permet de se confronter aux différences, aux cultures, aux histoires, aux courants de pensées, aux civilisations. Le problème est que les filières en anglais ne sont pas conçues pour être différentes. Non seulement elles utilisent la même langue, mais elles dispensent les mêmes savoirs, fondés sur les mêmes références, élaborés eux-mêmes dans la même langue, celle qui domine la diffusion de la recherche. Elles sont toutes fondées sur les mêmes modèles, ceux mis en place dans les universités américaines ou anglophones qui exercent une véritable fascination sur les dirigeants politiques et universitaires en Europe. Elles offrent en fait la possibilité aux étudiants locaux de se former sur place à ces modèles homogénéisant. En Norvège, 85% des étudiants inscrits dans les filières anglophones sont en fait norvégiens.
Il existe fort heureusement des universitaires pour dire que cette homogénéisation réductrice aura des conséquences négatives comme celle de faire disparaître des courants de pensées, des auteurs de références qui ont contribué à construire des disciplines en écrivant dans d’autres langues. Il n’est pas certain qu’un enseignement de l’histoire en anglais véhiculaire s’inspire particulièrement des travaux de l’École des Annales de Marc Bloch et Lucien Fèbvre qui ont marqué les sciences historiques, d’autant que leur approche de l’histoire économique est peu en phase avec l’idéologie actuellement dominante.
« Brain gain vs brain drain » ?
L’argument qu’exprime cette formule en forme de jeu de mots est que l’enseignement en anglais contribuerait à faire venir des sujets brillants dans un pays et à éviter la fuite des cerveaux. Il se révèle souvent être un leurre. Dans un témoignage circonstancié sur l’usage de l’anglais à la Faculté des hautes études commerciales de l’université de Lausanne, Jean-Claude Usunier (2009) [13] en fait la démonstration. Les étudiants étrangers, y constituent la cible prioritaire du recrutement et le justificatif majeur de l’enseignement en « lingua franca » imposé par la direction. Or, beaucoup d’étudiants étrangers proviennent de pays où le niveau des études est généralement faible, notamment celui de l’apprentissage des langues étrangères. Leur connaissance de l’anglais est pour beaucoup un handicap, l’appropriation insuffisante des connaissances une source d’échec. Certaines productions écrites sont parfois indéchiffrables et nécessitent plusieurs correcteurs. Ces étudiants étrangers sont en moyenne de moins bon niveau que les étudiants locaux, qui eux progressent plus difficilement qu’ils ne le feraient en français, la langue dans laquelle ils ont été socialisés et éduqués.
Ces filières n’évitent pas non plus la fuite des cerveaux. Etant donné, la position dominante des universités des pays anglophones dans la marchandisation des « services éducatifs », celles-ci drainent en priorité les meilleurs étudiants, ou ceux qui ont la meilleure connaissance de l’anglais. De toute façon la propension des universités continentales à imiter les modèles anglophones réussit surtout à convaincre les étudiants qui en ont les moyens intellectuels et surtout économiques qu’il vaut mieux chercher l’original que se contenter de la copie.
Anglais = internationalisation ?
En fait la motivation fondamentale des promoteurs de l’enseignement en anglais véhiculaire est d’ordre idéologique : elle est la conviction que l’internationalisation ne peut passer que par l’anglais. En Europe du Nord, l’usage de l’anglais est apparu rapidement, non plus comme un moyen de compenser un handicap, mais comme une impérieuse nécessité, une adhésion au modèle de ce que doit être l’internationalisation de l’enseignement supérieur. C’est l’adhésion à ce modèle qui explique très largement l’expansion de l’enseignement en anglais véhiculaire dans les pays qui ont des langues de large diffusion : Allemagne, France, Espagne. À plus forte raison dans les autres. En Suède, la loi de 2005 « Monde nouveau – Université nouvelle » déclare sans ambages : « Les obstacles à l’internationalisation doivent être éliminés, en Suède et sur le plan international » [14]. Cette disposition donne tout pouvoir aux autorités universitaires pour écarter la langue suédoise si elles considèrent qu’elle est un obstacle.
La conviction que l’internationalisation ne peut passer que par l’anglais s’intègre dans tous les poncifs qui caractérisent le discours néolibéral sur l’enseignement supérieur. O. Schneider-Mizony (2006) les débusque dans une étude du discours qui est tenu en Allemagne pour justifier la création de filières anglophones (Englischsprachige Studiengänge ou ES) : participer à l’excellence, s’intégrer dans le leadership scientifique, faire partie des acteurs globaux. Tout ceci s’allie à la croyance en la modernité de l’anglais, à l’allégeance aux modèles culturels anglo-saxons. Ces discours ne résistent pas au constat de la réalité. Quand on demande aux étudiants étrangers pourquoi ils ont choisi ces filières ES, ils répondent qu’ils n’ont pas pu entrer dans une université américaine. Quant au marché de l’emploi en Allemagne, il n’a pas jusqu’à présent accordé une préférence particulière à ces filières.
On ajoutera ici un autre constat, celui que ces filières « anglophones », qui délivrent en général des diplômes censés être de haut niveau, sont en fait des formations au rabais. Elles reposent sur une sorte de postulat selon lequel il est possible de faire avec une « lingua franca » ce que l’on peut faire avec une langue dans laquelle on a été socialisé et éduqué, et que cette capacité postulée s’applique à la transmission et à l’acquisition des connaissances. Cette représentation de ce qu’est connaître une langue est battue en brèche dès qu’on veut bien observer la réalité des pratiques, la qualité de la transmission des connaissances par les enseignants, la capacité des étudiants à s’approprier les connaissances et à s’exprimer, surtout par écrit, et les problèmes que pose l’évaluation des connaissances dans ces circonstances.
L’anglais des enseignants
Le niveau linguistique des enseignants est très inégal. Les établissements essaient de recruter des locuteurs natifs. Mais les universitaires anglophones de haut niveau ne font pas carrière dans les universités européennes continentales. Celles-ci recrutent à un niveau moindre, quitte à préférer la compétence linguistique de l’anglophone à la qualification scientifique d’un candidat autochtone. À défaut de locuteurs natifs, elles se tournent vers des enseignants dont on estime qu’ils ont une connaissance suffisante de l’anglais quitte là aussi à privilégier la compétence linguistique. Mais bien peu nombreux sont ceux qui ont acquis une compétence en langue étrangère qui leur permette de maîtriser la communication scientifique, didactique et interpersonnelle nécessaire à un exercice plein et entier de leur métier. C’est ce qui se dégage des constats effectués dans des universités d’Europe du Nord, d’autant plus révélateurs que dans des pays le niveau général en anglais est censé être bien supérieur à ce qu’il est dans le reste de l’Europe, notamment en France. Certes beaucoup d’enseignants quand ils font leurs cours s’expriment dans un anglais que les observateurs qualifient de « correct ». C’est ce que constate Beysa Björkman (2008) [15] dans une étude sur l’anglais parlé dans une université technique suédoise. Elle relève néanmoins que l’anglais des enseignants n’est pas exempt de formes approximatives ou erronées. Marlies Hagers (2009), dans son enquête auprès des universitaires néerlandais qui enseignent en anglais, fait le même constat sur la correction du discours, mais tous les enseignants qu’elle a interrogé font état de leurs frustrations et des limites de cet exercice convenu et figé qui consiste non pas à parler mais à oraliser de l’écrit. Aucun enseignant digne de ce nom ne fera cours de cette manière dans sa langue maternelle ou habituelle. S’il maîtrise bien le contenu de son cours, il l’adapte à son auditoire, s’efforce de capter son attention, improvise quand c’est nécessaire, ponctue d’anecdotes pour relancer l’intérêt. Bien peu d’enseignants sont en mesure de le faire dans une langue étrangère. De plus, même dans ces régions où le niveau en anglais est censé être élevé, les cas de maîtrise approximative ne sont pas rares. Hagers relève qu’à l’université de Tilburg, où la qualité de l’anglais fait partie de l’évaluation de l’enseignement, les observations des étudiants sur l’anglais de leurs enseignants sont souvent critiques, voire sarcastiques. Le recours à une langue véhiculaire intervient donc de manière négative non seulement dans la pédagogie mais aussi dans les relations entre enseignants et étudiants.
Dans les pays où la connaissance et la pratique de l’anglais sont moins développées, le viatique moyen des enseignants des filières « anglophones » est souvent constitué des quelques centaines d’heures d’apprentissage et de pratique permettant le recours à un idiome approximatif qu’il est excessif de nommer « langue anglaise » et qu’il serait plus approprié de qualifier de « globish ». Lors du recrutement, les universités se fient le plus souvent aux publications en anglais des candidats. Mais dans presque tous les cas les textes ont été revus et réécrits pour être publiés et ne reflètent pas le niveau d’anglais de ceux qui les signent. Ce sont pourtant des formations qui se déroulent pour l’essentiel en « globish » qui reçoivent un label international, que seule paraît garantir la langue anglaise dans l’esprit des promoteurs de diplômes et des évaluateurs patentés de l’enseignement supérieur.
L’anglais de l’acquisition des connaissances
Pour l’admission des étudiants, les établissements formulent des exigences de niveau dans la langue d’enseignement, en général mesurées par un test. Dans plusieurs des établissements recensés par CampusFrance l’exigence est de 750 points au TOEIC ou 500 au TOEFL [16]. Ce qui correspond à peu près à B1, le niveau seuil du Cadre européen de références pour les langues élaboré par le Conseil de l’Europe [17]. Mais elle peut être inférieure. Et on ne sait pas si ces normes sont respectées. La seule étude sur les exigences linguistiques dont on dispose porte sur le Collège d’Europe de Bruges qui délivre des diplômes de spécialisation en études européennes et forme une bonne partie des fonctionnaires des institutions européennes. Les langues véhiculaires d’enseignement sont l’anglais et le français, le niveau B2 étant exigé dans une langue et le niveau A2 dans l’autre. A la fin du cycle d’étude, 80% des étudiants dont ce n’est pas la langue maternelle déclarent avoir atteint le niveau C1 ou plus en anglais, et 55% déclarent l’avoir atteint en français (Malacek, 2010) [18]. Cependant leurs niveaux effectifs ne sont pas vérifiés et l’étude se contente de rapporter des déclarations. Savoir quelle est leur connaissance effective des langues serait pourtant fort utile pour des comparaisons entre cette institution prestigieuse qui recrute à un niveau élevé (master) et met des moyens importants à la disposition des étudiants, et les autres établissements qui instaurent actuellement l’usage de langues véhiculaires.
On commence à disposer d’observations sur le niveau et les pratiques des étudiants intégrés dans des filières anglophones. Beysa Björkman (2008), dans son étude sur une université technique en Suède, a décrit l’anglais parlé lors des échanges entre les enseignants et les étudiants et entre les étudiants. Il en ressort qu’ils ont lieu en anglais non standard, simplifié et approximatif même s’il reste fonctionnel, en d’autres termes en « globish » dont elle donne de nombreux exemples. Elle note aussi fort justement que si elle a pu relever les stratégies de communication utilisées par les étudiants pour essayer se faire comprendre, elle n’a pas pu observer ce qu’ils n’ont pas pu dire. On reste interrogatif sur la manière dont s’effectue le passage de l’oral à l’écrit, et sur leur capacité à s’exprimer par écrit en anglais quand ils seront dans l’entreprise, sachant l’importance qu’y prend la communication écrite comme l’ont montré les études sur la part langagière au travail (Boutet, 2009) [19]. Il est vrai que sur le terrain, l’usage véhiculaire de l’anglais montre ses limites face aux contraintes de la communication, surtout dès que les enjeux ne sont pas simplement idéologiques ou sociaux (Truchot, 2009) [20].
Le ministre suédois de l’éducation déclarait dans son préambule à la loi « Monde nouveau – Université nouvelle » de 2005 : « L’objectif du gouvernement est que la Suède soit une nation pilote du savoir [21] ». S’il souhaite y parvenir au moyen de formations en anglais véhiculaire, ses espoirs risquent d’être déçus.
Que dire alors de telles formations dans d’autres parties de l’Europe ? Le constat du décalage entre le niveau de ces pays en anglais et celui des pays d’Europe du Nord les poussent à tenter de le réduire. Certains en font une priorité politique. En Italie, rappelons le slogan de S. Berlusconi dans sa campagne électorale de 2002 : « Impresa ! Internet ! Inglese ! » En France, dans le florilège des déclarations de ceux qui s’en font les porte-paroles on peut inclure cette recommandation du Rapport Attali (2008) [22] : « Se donner les moyens que tout élève maîtrise avant la fin de la 6e le français, la lecture, le calcul, le travail de groupe, l’anglais, l’informatique et l’économie ». Mais personne ne se pose la question des moyens qui devraient mis à la disposition des politiques publiques pour y parvenir. Ce qui est paradoxal dans un contexte où la rigueur dans la gestion des politiques publiques est érigée en modèle de société et où en conséquence on réduit les moyens mis à la disposition de l’éducation.
Dans le cadre d’une internationalisation à visage humain, il vaudrait mieux valoriser les diplômes dans la langue du pays, organiser pour les étudiants étrangers une formation linguistique adéquate, favorisée par leur immersion dans l’environnement naturel de cette langue. Une connaissance approfondie et diversifiée des langues étrangères, obtenue par apprentissage, mobilité bien conçue, et même usage véhiculaire raisonné de langues étrangères, garantirait l’ouverture internationale du diplôme. Un autre traitement des langues est possible. Malheureusement dans le mode d’internationalisation actuel de l’enseignement supérieur ce n’est pas ce traitement alternatif qui prévaut. Au détriment en fin de compte de l’enseignement universitaire.
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[1] Source : Union de la langue néerlandaise, : www.taalunie.org
[2] HAGERS Marlies (2009) « The Globalization of College, English takes over at Dutch Universities », NRC Handelsblad, 20 mars 2009, www.nrc.nl
[3] AMMON Ulrich / McCONNELL Grant (2002) English as an Academic Language in Europe, Frankfurt am Main , Peter Lang.
[4] SCHNEIDER-MIZONY Odile (2006) « L’anglicisation de l’enseignement supérieur en Allemagne et ses discours de justification », Nancy : Les nouveaux cahiers d’allemand, pp. 331-347.
[5] WÄCHTER B./ MAIWORM F., 2008, English-taught Programs in European Higher Education, Bonn : Lemmens. Le Stifterverband est une fondation allemande financée par les entreprises et le patronat pour intervenir dans le domaine scientifique et universitaire, www.stifterverband.de/
[6] Odile Schneider-Mizony (2006) invite à considérer les données de cette enquête avec circonspection dans la mesure où « elles reposent uniquement sur les déclarations de personnes interrogées, qui sont de plus des chefs de projet de ces cursus aux enjeux financiers aussi bien que symboliques ».
[7] CHESNEY Marc (2009) « Enjeux et conséquences de l’utilisation de l’anglais pour les études d’économie et de gestion à l’université » Colloque Le français dans l’enseignement supérieur et la recherche, université de Genève, 18 mars 2009.
[8] CampusFrance : www.campusfrance.org
[9] Université de Strasbourg unistra.fr/en
[10] TRUCHOT Claude (2008) Europe : l’enjeu linguistique, Paris : La Documentation française, Collection Les études, 160 pages.
[11] Selon une étude réalisée en 2009 par l’institut officiel d’études Nifu-Step (http://www.nifustep.no) à la demande du Conseil des langues (Språkrådet).
[12] Source : Portail Europa http://europa.eu/languages/
[13] USUNIER Jean-Claude (2009) "Un pluriliguisme pragmatique face au mythe de l’anglais lingua franca de l’enseignement supérieur", Colloque Les enjeux du plurilinguisme pour la construction des savoirs, 12-13 novembre 2009, Berne.
[14] New world – New university. A summary of Government Bill 2004/2005 : 162, p. 9
« Obstacles to internationalisation must be elimi¬nated, in Sweden and internationally. » (trad.Cl.T)
[15] BJÖRKMAN Beysa (2008) “So where we are : Spoken lingua franca English at a Swedish technical university”, English today, 24 (2) pp. 11-17.
[16] TOEFL,Test of English as a Foreign Language, test standardisé payant, créé par un organisme privé américain, utilisé par les universités anglophones pour l’admission des étudiants étrangers, et ailleurs dans le monde par d’autres universités et par des entreprises. TOEIC, Test of English for International Communication, créé par le même organisme privé (Education testing service,) et plutôt destiné aux entreprises
[17] Selon la définition qu’en donne le Conseil de l’Europe, le Cadre européen commun de référence pour les langues (CECR), adopté en 2001, décrit aussi complètement que possible ce que les apprenants d’une langue doivent apprendre afin de l’utiliser dans le but de communiquer et d’« agir avec la langue ». Les connaissances linguistiques sont classées par niveaux de référence au nombre de six : A 1, le plus élémentaire, A 2, B 1, qui correspond au Niveau seuil, B 2, C 1, C 2, le plus élevé.
[18] MALACEK Klaus, (2010), “Language use of the students of the College of Europe”, in Langues et construction européenne, Cahiers du Collège d’Europe, Bruxelles : Peter Lang, pp. 211-236. Collège d’Europe : http: //www.coleurop.be/
[19] BOUTET Josiane, (2005), « Au coeur de la nouvelle économie, l’activité langagière, » Sociolinguistica, Volume 19, pp. 13-21.
[20] TRUCHOT Claude (2009, ed.) Sprachwahl in Europäischen Unternehmen/Language choice in European
companies/ Choix linguistiques dans les entreprises en Europe, Sociolinguistica, Vol. 23/2009, Tübingen : De Gruyter Verlag.
[21] « The Government’s goal is for Sweden to be a leading knowledge Nation » (p.9).
[22] Rapport de la commission pour la libération de la croissance française, Paris : La documentation française, 2008.
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