Géopolitique de l’Asie. Si les projections se basant sur des extrapolations de certains indicateurs économiques portent certains à voir en l’Asie le continent du futur, cet avenir radieux n’est pas nécessairement assuré. D’abord parce que la crise s’annonce porteuse de chocs durs pour l’ensemble des économies de cette région. Ensuite parce que l’Asie est un espace géopolitique caractérisé par des rivalités, des rancœurs historiques et des contentieux territoriaux.
IL EST DEVENU une évidence de penser que le prochain pôle de puissance dans le monde sera le continent asiatique. La Chine est considérée comme le champion de cette reconfiguration géopolitique imminente. Elle semble s’être éveillée et prête à accomplir la prédiction d’Alain Peyrefitte qui nous annonçait que « quand la Chine s’éveillera le monde : le monde tremblera » [1]. L’Asie semble donc passer de sa léthargie au statut de menace, pour certains, ou de grand espoir pour d’autres. A coté de la Chine, c’est tout un continent qui émerge à la puissance, avec un développement économique accéléré et des taux de croissance qui laissent rêveurs d’autres régions du monde.
Ce tableau idyllique est quelque peu remis en cause par la crise économique débutée en 2008. Elle s’annonce porteuse de chocs durs pour l’ensemble des économies de cette région. Au-delà de l’économie, il existe une autre image possible de ce continent qui peut être tracée à partir des éléments potentiellement chaotiques pour ce dernier. L’actualité nous en présente d’ailleurs des touches, des bribes, des indices, qui pris dans leur globalité interpellent et nous invitent à tempérer notre optimisme par rapport au futur prometteur qu’on prédit à l’Asie.
L’Asie est un espace géopolitique caractérisé par des rivalités, des rancœurs historiques et des contentieux territoriaux. L’une de ces rivalités les plus connues est celle opposant l’Inde et le Pakistan. Elle a nourri trois guerres entre ces deux pays [2]. Certains cercles de pouvoir au sein des deux Etats considèrent que cette rivalité est insurmontable, indépassable. Ils se considèrent comme des rivaux irréductibles et irréconciliables [3]. Les tensions suite aux attentats terroristes de novembre 2008 à Bombay ne font que rappeler cet état de choses. L’un des nœuds de cette rivalité est le conflit territorial opposant les deux pays sur la question du Cachemire, particulièrement sensible pour l’une et l’autre des parties.
Moins connue est la rivalité opposant l’Inde et la Chine. Ces deux pays immenses en termes de territoire et de population [4] se voient bien l’un et l’autre détenteur du leadership en Asie et éventuellement dans le monde à long terme. La pensée stratégique indienne est très focalisée sur la Chine en tant que concurrent et potentiel rival. Il en est de même du coté de la Chine. Le contentieux entre les deux pays est aussi territorial. La frontière entre les deux Etats, l’une des plus longues du monde (environ 3 380 kms). Elle ne fait pas encore l’objet d’une démarcation définitive. Elle reste l’un des points d’achoppement dans les relations entre les deux pays. Les négociations la concernant, qui ont été reprises l’année dernière après un gel de plus de 25 ans, n’ont pas connu d’avancée significative [5]. La question de la délimitation de la frontière entre les deux Etats est un enjeu capital, vu qu’elle a plusieurs implications tant économique que d’unité territoriale pour la Chine. En effet, l’Inde contrôle un territoire riche et grand de 90 000 kms carrés dans l’Himalaya, faisant partie du Tibet. Elle est soupçonnée par la Chine d’être favorable à l’indépendance du Tibet.
A l’inverse, l’Inde dénonce le support matériel que la Chine fournit à certains groupes ayant des revendications d’indépendance se trouvant au Nord-est de son territoire. Elle soupçonne aussi la Chine d’attiser les tensions entre elle et le Pakistan en se livrant à des manœuvres stratégiques favorisant ce dernier pays.
Plus globalement, l’Asie du Sud-est est un vaste champ où s’opèrent des jeux d’influence et de positionnements stratégiques et politiques impliquant la Chine, l’Inde, le Pakistan, mais aussi le Japon, la Nouvelle-Zélande, l’Australie et surtout les Etats-Unis, qui restent un acteur incontournable du paysage géostratégique dans le Pacifique.
Les contentieux territoriaux sont donc légions à l’échelle du continent. Les plus préoccupants, à coté de ceux qui viennent d’être mentionnés, opposent le Japon à la Corée du Sud, le Japon à la Russie ou encore, la Chine à la Russie. Ceux-ci restent dormants pour la plupart, mais rien n’indique qu’ils seront faciles à résoudre. La montée en puissance de certains pays dans cette région, qui s’accompagne d’un nationalisme grandissant, est justement une source de difficultés additionnelles et de potentiels conflits ouverts. Certaines parties prenantes de ces contentieux (Chine et Inde, par ex.) jouent la carte du long terme en espérant que leur position économique et géostratégique future leur donnera un avantage sur leurs vis-à-vis dans une perspective de solution des contentieux territoriaux [6].
A ce paysage, s’ajoutent des contentieux historiques qui refont surface épisodiquement. Le passé militariste et d’occupation du Japon a laissé un héritage lourd qui n’est pas encore évacué [7]. Celui-ci est caractérisé par un profond ressentiment dans certains pays asiatiques pour les crimes qui ont été commis lors de cette occupation. Ces tensions qui font monter régulièrement la température entre la Chine et le Japon ou entre la Corée et le Japon reviennent assez souvent dans l’actualité [8].
La stabilité socio-politique de beaucoup de pays de cette région est loin d’être un acquise. Les revendications séparatistes, armées ou non, les luttes sanglantes pour le pouvoir, les mouvements d’insurrection sur fond idéologique, ethnique ou religieux font partie du décor de fond de ce continent. A part le problème du Tibet qui ne cesse d’affecter l’image internationale de la Chine, il y a celui de Taiwan. Ce dernier contentieux se refroidit ou fait monter la tension dans cette zone, au gré des positions des dirigeants qui arrivent au pouvoir à Taiwan. Cette question garde un potentiel certain d’embrasement de la région.
En effet, la position officielle de Pékin est de considérer comme inacceptable toute déclaration formelle d’indépendance de Taiwan. Les dirigeants chinois ont officiellement fait savoir qu’un tel acte équivaudrait à une déclaration de guerre. De plus, Pékin stationne sur son territoire dans le détroit de Taiwan un certain nombre de missiles en guise d’avertissement et pour montrer sa détermination à la « province rebelle ».
Même si les dirigeants actuels au pouvoir à Taiwan appliquent une politique d’apaisement et de rapprochement vis-à-vis de la Chine, il n’en demeure pas moins que celle-ci n’est pas irréversible car tributaire des changements politiques qui peuvent survenir. [9] Tout éventuel durcissement des revendications indépendantistes, qui découlerait d’un retour au pouvoir des éléments les plus radicaux du Parti démocrate progressiste (PDP) taïwanais, est susceptible de raviver les tensions.
Dans cette rubrique, il convient aussi de mentionner la Birmanie où les généraux au pouvoir à Rangoun sont de plus en plus défiés et contestés. Le mouvement initié par les moines dans ce pays au début du mois de septembre 2007, réprimé fermement par la junte militaire, ne peut que rappeler la fragilité du régime dans ce pays, qui est sous le poids de lourdes sanctions internationales. Il faut aussi citer le cas du pays voisin de la Birmanie : la Thaïlande. L’envers du décor carte postale de vacances qui est souvent montré dans le monde, est constitué de problèmes croissants d’instabilité politique. De plus, le paysage politique et de sécurité de ce pays est aussi fait d’insurrections armées de mouvements séparatistes islamistes dans le sud de son territoire. Le Népal, le Sri Lanka, les Philippines sont autant de pays qui font face à des problèmes de stabilité politique et de maintien de leur unité territoriale du même ordre.
L’une des plus grandes sources de préoccupation dans cette région reste probablement la Corée du Nord. Le régime opaque qui dirige ce pays d’une main de fer a créé toutes les conditions d’une situation explosive tant sur le plan interne que celui de l’ensemble de la région. En effet, ce pays est peut-être parvenu à maitriser le nucléaire militaire et possède une technologie avancée en matière de missile balistique de longue portée. Il en fait de temps en temps la démonstration, au risque d’attiser les tensions avec la communauté internationale en général et ses voisins japonais et sud coréen, en particulier. Avec une économie dans un état déplorable et des rumeurs de famine frappant sa population, la Corée du Nord représente pour certains une bombe à retardement en Asie. La dangerosité de cette situation est aggravée par la personnalité du leader de ce pays, Kim Jong-Il, que beaucoup d’analystes pensent capable et prêt à déclencher une crise régionale sérieuse, notamment avec son voisin sud-coréen, pour protéger son régime.
Le miracle économique asiatique de ces dernières 30 à 40 années est si éblouissant qu’il a tendance à obscurcir le reste. Et ce reste est loin d’être anecdotique. Les fruits de la croissance n’ont pas bénéficié à tous. De larges couches de populations sont restées sur le bord de la route et ont même été les victimes de cette modernisation à cadence accélérée et à marche forcée.
Un rapport de la Banque asiatique de développement sur les inégalités socio-économiques en Asie fait le constat d’une aggravation de celles-ci à l’intérieur et entre les pays de cette région du monde. Utilisant le coefficient Gini, qui permet de mettre en évidence les inégalités socio-économiques, cette institution a mené une étude dans l’ensemble des 22 pays asiatiques qui en sont membres. Celle-ci a révélé que les inégalités se sont creusées dans au moins 15 de ces pays, y compris en Chine [10] ou encore en Corée du Sud et à Taiwan, pourtant considérés autrefois comme les modèles du développement rapide et équitable [11].
Corée du Sud, 2004, photographie de Kim Loeber
Cette même étude de la banque, et d’autres spécialistes, soulignent que ces inégalités, au-delà de leurs conséquences sur le respect des droits fondamentaux des personnes qui en souffrent, sont un facteur potentiel négatif pour la croissance économique elle-même dans ces pays. De plus, les exclus de la croissance économique, de plus en plus mécontents, bouillent d’un désir qui va grandissant de se faire entendre et de réclamer leur part du gâteau. Beaucoup de mouvements armés dans cette région, porteurs de germes de déstabilisation, intègrent cette dimension de luttes sociales. Toutefois, ce qui pourrait se révéler encore plus dangereux, vu l’ampleur qu’ils pourraient prendre, c’est l’avènement de mouvements sociaux gigantesques de citoyens exclus et frustrés par leurs conditions de vie.
Ce tableau n’a pas dépeint toutes les situations potentiellement explosives et déstabilisatrices qui peuvent être identifiées à l’échelle du continent. L’Asie centrale par exemple n’a pas été passé en revue. C’est toutefois, une région qui recèle des éléments divers d’instabilité du même type que ceux énumérés.
Ainsi, si les projections se basant sur des extrapolations de certains indicateurs économiques portent certains à voir en l’Asie le continent du futur, cet avenir radieux n’est pas nécessairement assuré. Comme l’a démontré la chute du mur de Berlin (1989), l’histoire n’est pas linéaire. Les accélérations, avec des conséquences positives ou négatives, ne sont jamais à exclure. Le tableau, quoique partiel, de l’envers du décor du miracle asiatique que nous venons de présenter, ne devrait pas nous autoriser à espérer le pire. Mais il peut expliquer que nous ne soyons pas surpris de son avènement.
[1] Alain Peyrefitte a publié en 1973 un ouvrage portant ce titre (éd. Fayard) dans lequel il développa cette thèse.
[2] La première guerre a fait suite à la partition entre les deux pays (1947-48). La deuxième eut lieu en 1965 et la troisième en 1971.
[3] Par exemple, dans un entretien accordé à Fareed Zakaria sur CNN par Stephen Cohen, ce dernier spécialiste du contentieux entre ces deux pays , et chercheur à la Brookings Institution, faisait état du fait que dans certains cercles militaires et les milieux de renseignement au Pakistan, l’Inde est considérée comme un ennemi héréditaire qu’il convient de miner et d’affaiblir pour tous les moyens possibles.
[4] Le territoire indien a une superficie de 3 287 590 kms carrés et sa population se chiffre à environ 1 147 995 904 habitants. La superficie de la Chine est de 9 596 960 kms carrés, pour une population de 1 330 044 544. (Données fournies par CIA-World Factbook).
[5] Lire à ce sujet, Mohan Malik, ’’India-China Competition Revealed in Ongoing Border Disputes’’, Power and Interest News Report (PINR), 9 octobre 2007. Disponible sur internet : http://www.pinr.com/report.php?ac=view_report&report_id=695.
[6] Lire à ce sujet, un rapport de l’International Crisis Group (ICG), intitulé « North East Asia’s Undercurrents of Conflict », Asia Report no. 108, paru le 15 décembre 2005. Disponible à : http://www.crisisgroup.org/library/documents/asia/108_north_east_asia_s_undercurrents_of_conflict.pdf ; l’article de Bernard de Montferrand, ancien ambassadeur de France au Japon, ayant pour titre : Japon : Renouveau et tensions. Disponible a : http://www.cairn.info/article.php?id_article=pe_071_0151.
[7] Au début du XXème siècle et jusqu’à la fin de la Seconde guerre mondiale, le Japon a occupé ou annexé certains pays et territoires en Asie, notamment la Chine (1931-1945), la Corée ( 1910-1945) ou encore les Philippines (1941-1945). Sa défaite lors de la Deuxième Guerre mondiale a aussi signifié la fin de l’occupation de ces pays.
[8] En 2005, la Chine a connu une vague de manifestations contre les intérêts japonais, à la suite de l’édition, au Japon, d’un nouveau manuel scolaire qui minimise les crimes et exactions commis par les japonais lors de leur occupation de la Chine. Le dossier des « femmes de réconfort » « Comfort Women » (femmes sud-coréennes utilisées par l’armée japonaise comme prostituées durant l’occupation,) n’a pas cessé d’empoisonner les relations entre le Japon et la Corée du Sud jusqu’à récemment, en faisant resurgir de manière récurrente les blessures provoquées par l’occupation japonaise. Après plusieurs années de négociations diplomatiques et de péripéties judiciaires, le Japon a demandé pardon pour ces faits et a indemnisé les victimes de cette épisode tragique de l’histoire des deux pays. Lire à ce sujet, Melissa Hahn, ’’Comfort Women Debate Uncovers Japanese and Korean Nationalism’’, Power Interest News Report, 06 avril 2007. Disponible en ligne : http://www.pinr.com/report.php?ac=view_report&report_id=637&language_id=1.
[9] Si l’actuel président taïwanais, Ma Ying-jeou, applique une politique de rapprochement envers Pékin, ce ne fut pas le cas de son prédécesseur (Chen Shui-bian). Ce dernier vient d’ailleurs de publier, de sa prison étant où il attend d’être jugé pour des accusations de corruption, ses mémoires dans lesquels il réitère sa ferveur indépendantiste et son hostilité à la Chine.
[10] Lire sur ce sujet, Hélène Le Bail, « Le régime chinois face aux inégalités », Politique Étrangère, vol. 2, 2008. Disponible en ligne : http://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2008-2-page-281.htm#no9.
[11] Voir John Miller, “Inequality Worsens across Asia, Wall Street Journal Cheers”, Dollars and Sense, 1 nov. 2007. Disponible en ligne : http://www.dollarsandsense.org/archives/2007/1107miller.html.
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