Après avoir été en poste à Bruxelles de 2001 à 2005, l’ambassadeur des Etats-Unis Rockwel A. Schnabel fait un premier bilan de l’élargissement communautaire du 1er mai 2004. Puis, il explique comment Washington conçoit les relations entre les Etats-Unis et l’Union européenne. Enfin, il présente l’approche étatsunienne des candidatures de la Roumanie, de la Bulgarie et de la Turquie à l’Union européenne.
Pierre Verluise : L’élargissement de l’Union européenne le 1er mai 2004 a-t-il été bénéfique pour les relations euro-atlantiques ?
R. A. Schnabel : Les Etats-Unis ont toujours soutenu l’Europe communautaire parce qu’il s’agit d’un projet de paix. Washington a été favorable à l’intégration de dix nouveaux Etats en 2004 parce qu’il s’agit d’une étape clé dans la bonne direction. Il était important de voir ces pays qui, pour la plupart, ont été durant quatre décennies sous le joug soviétique rejoindre l’Union européenne, un espace de liberté. Nous avons toujours eu une bonne opinion des pays d’Europe centrale et orientale, même quand ils étaient sous le contrôle de Moscou. Les pays d’Europe centrale et orientale ont généralement été très amicaux à l’égard des Etats-Unis. En 2006, les Etats-Unis considèrent que leur intégration à l’Union européenne est non seulement bénéfique pour l’Europe mais pour le monde.
P.V. : Comment concevez-vous les relations entre les Etats-Unis et l’Union européenne ?
R.A.S. : Les Etats-Unis souhaitent une Europe forte, pour plusieurs raisons. D’abord, nous partageons des valeurs fondamentales. Ensuite, il est important que l’Europe communautaire soit forte sur le plan économique parce qu’elle constitue notre premier marché d’exportation et la première destination de nos investissements directs à l’étranger. Pour Washington, une Union européenne forte et libre constituerait un partenaire très important. Ensemble nous pouvons accomplir beaucoup, notamment dans le combat contre le terrorisme et la lutte contre la pauvreté. Nous pouvons aussi établir des partenariats pour la défense de l’environnement.
Nous souhaitons des partenariats pour travailler ensemble sur les grandes questions. Bien sûr, il peut y avoir des différences d’opinion et des approches spécifiques de l’exécution, mais sur le fond nous devons être d’accord. Nous ne voulons pas d’une Europe arbitre des abus de pouvoirs américains. L’euro-gaullisme pourrait gêner la coopération transatlantique sur le front, crucial, du renseignement et du maintien de l’ordre dans la lutte contre le terrorisme islamique, en politisant toujours plus les extraditions ou le partage des renseignements.
« Si l’Europe voit son processus d’intégration dirigé contre les Etats-Unis, il ne fonctionnera pas, parce que le résultat serait une division de l’Europe », a déclaré le secrétaire général de l’OTAN Jaap de Hoop Scheffer en 2004.
A l’inverse, une extension des capacités militaires de l’Europe profiterait à l’Alliance atlantique si elle était coordonnée de façon efficace aux structures existantes de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Une force armée européenne pleinement opérationnelle réduirait, en effet, l’éventualité d’une intervention américaine dans des conflits que l’UE considère comme faisant partie de sa propre sphère d’influence, comme ceux des Balkans, et laisserait ainsi l’OTAN libre de prendre en charge les opérations en dehors de cette sphère. Des troupes pourraient aussi combattre sous le drapeau européen aux côtés des Etats-Unis dans le reste du monde.
Ce qui inquiéterait les Etats-Unis, ce serait une Union européenne à la croissance économique atone, se réfugiant dans une attitude protectionniste. Nous croyons à la liberté, aussi bien dans le domaine économique que politique. La non ratification du traité constitutionnel pourrait d’ailleurs améliorer les chances de libéralisation de l’Union européenne en mettant fin aux tendances régulatrices supranationales et, ce faisant, en préservant la concurrence fiscale.
P.V. : Comment comprenez-vous le prochain élargissement de l’Union européenne à la Roumanie et à la Bulgarie ?
R.A.S. : Les Etats-Unis ont toujours été favorables à l’élargissement de l’Union européenne, y compris bien sûr à la Roumanie et à la Bulgarie. Pourquoi ? Parce que nous pensons que les Etats qui rejoignent l’Union européenne acceptent les valeurs des communautés européennes. Ils doivent faire un long chemin : arriver par la Loi à l’instauration d’un Etat de droit. La reprise de l’acquis communautaire peut s’assimiler à un examen de passage pour entrer dans un club démocratique. Il faut lever les obstacles juridiques, mettre en œuvre une économie de marché, développer la libre circulation des personnes, des produits et des capitaux. Autrement dit, les négociations qui précèdent l’adhésion obligent les pays candidats à évoluer dans la bonne direction. L’attraction de l’Union européenne exerce donc une influence positive sur les Etats candidats.
P.V : Pourquoi les Etats-Unis soutiennent-ils également la candidature de la Turquie à l’Union européenne ?
R.A.S. : Les Etats-Unis se veulent assez discrets au sujet de la candidature de la Turquie à l’Union européenne, parce qu’il s’agit d’abord d’une question à trancher entre Européens et Turcs. C’est pourquoi nous adoptons un profil bas sur cette question.
Cependant, de notre point de vue, la Turquie est depuis longtemps un allié fort et important de l’OTAN. Elle a joué un rôle non négligeable durant la Guerre froide, sur le flanc sud de l’Union soviétique. Nous pensons que la Turquie pourrait être un pont entre l’Europe communautaire et les pays musulmans. En outre, la Turquie pourrait apporter à une Union européenne vieillissante une main d’œuvre jeune et bien formée. Ce qui serait bénéfique pour la compétitivité des économies européennes.
Nous ne pouvons pas connaître à l’avance l’issue de la candidature de la Turquie à l’Union européenne. Il s’agit d’un long processus, étalé sur plus de dix ans. Son achèvement dépend avant tout des Européens eux-mêmes et des Turcs. Les Européens – et les Turcs – voudront-ils aller jusqu’à l’intégration effective ? Nous ne le savons pas, mais le processus des négociations exerce déjà une influence positive sur la Turquie. Celle-ci a fait d’importants efforts pour s’adapter aux exigences communautaires.
P.V. Comment voyez-vous les prochaines décennies ?
R.A.S. : Comme me l’a expliqué Lord Patten fin 2004, peu avant de quitter son poste de Commissaire européen, les Etats-Unis et l’UE ont encore vingt ans pour « façonner le monde » comme ils le souhaitent. Après, selon lui, les tendances économiques et démographiques nous obligeront à partager ce pouvoir avec les deux géants asiatiques émergents, la Chine et l’Inde. Ce délai me semble tout à fait réaliste. Nous vivons aujourd’hui une époque charnière pour l’Alliance atlantique, le grand moment de l’Amérique et de l’Europe. Nous en saisirons-nous ?
Entretien réalisé le 6 mars 2003, à Paris
Copyright 6 mars 2006-Schnabel-Verluise /www.diploweb.com
avec la collaboration de Francis X. Rocca, traduit de l’anglais par Alice Pétillot, éditions Alvik, 2006, 265 pages
VOICI UN LIVRE intéressant parce qu’il exprime avec franchise - comme l’entretien ci-dessus - une approche américaine des questions européennes. Que l’on soit à priori plutôt défavorable ou plutôt favorable à Washington importe peu si on a l’ouverture d’esprit et la capacité d’analyse nécessaires pour lire un point de vue argumenté. La lecture de l’ouvrage permet d’avoir accès - en direct, sans passer par des intermédiaires plus ou moins bien intentionnés - une grille d’analyse américaine. Chacun est ensuite assez grand pour en construire une mise en perspective.
L’auteur aborde successivement : une brève histoire de l’intégration européenne ; l’Union européenne comme superpuissance économique ; l’Union européenne comme superpuissance géopolitique ; l’Union européenne comme superpuissance culturelle ; traiter avec l’Union européenne, l’Union européenne et le lobbying. Une annexe présente les Etats membres de l’Union européenne.
La lecture des remerciements est éclairante. Le lecteur découvre ainsi quelques-unes des sources de l’ouvrage, puisque l’auteur reconnaît bien volontiers s’être "grandement appuyé sur les observations formulées par certains responsables officiels, passés et présents des institutions européennes, parmi lesquels Frits Bolkenstein, le vicomte Etienne Davigon, Sir Neil Kinnock, Erkki Liikanen, Sir Chris Patten of Barnes et Antonio Vitorino." On relève encore les noms de Pat Cox, ancien président du Parlement européen et celui de nombreux ambassadeurs ou observateurs. Par ailleurs, les experts de la mission américaine auprès de l’UE ont apporté leur aide pour ce projet, ainsi que les chefs d’état-major de l’ambassadeur.
Sous la plume de Rockwell A. Schnabel s’exprime donc tout un réseau d’expertise, pour ne pas dire une stratégie. Parce que les Etats-Unis sont les grands gagnants de la Guerre froide et de l’après-guerre froide, parce que Washington bénéficie maintenant d’appuis assez solides dans certains nouveaux Etats membres, parce que Paris est à la fois dans une posture délicate et en phase de repositionnement, il est utile d’étudier ce point de vue.
Pierre Verluise
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