Bruxelles : éd. Complexe, août 2000, 262 p. Un livre à lire pour comprendre les origines historiques du déficit démocratique de l’Union européenne.
CET OUVRAGE aborde une question clé du débat politique actuel : la légitimité démocratique de l’Union européenne.
Voici comment Paul Magnette explique sa problématique. (Au regard de l’Etat)," L’Europe s’est construite sur un mode très différent de celui conçu par les philosophes deux siècles plus tôt. Mais elle a peut-être, c’est ce que l’on voudrait étudier ici, réalisé cette ruse de la souveraineté dont ils avaient eu la prescience. Elle a peut-être "apprivoisé le souverain", affermi les Etats en les privant des aspects les plus agressifs de leur souveraineté, en les forçant à être libres" (p. 20) Cependant, "apprivoiser le souverain, c’est peut-être aussi, dans les sociétés européennes ou le peuple est réputé souverain, dompter la volonté populaire. Les signes de réaction, de méfiance ou de défiance des opinions publiques à l’égard de la construction européenne se sont multipliées depuis le traité de Maastricht. Ils témoignent qu’à tout le moins, l’entreprise désarçonne les citoyens. L’Europe cadenasse-t-elle les démocraties parlementaires ? est-elle incapable de se transformer elle-même en démocratie parlementaire ? Le modèle institutionnel promu par la construction européenne ne revient-il pas, finalement, à substituer des juges et des technocrates aux politiques ? le lobbying au suffrage universel ? le marchandage à la délibération ? A vouloir dompter les Etats pour les empêcher de se nuire, n’a-t-on pas aussi cherché à domestiquer les peuples ?" (pp. 21-22).
Paul Magnette est chargé de recherche au Fonds national de la recherche scientifique (belge) et maître de conférences en sciences politiques à l’Université libre de Bruxelles. Il a publié seul et en collaboration de nombreux articles et ouvrages sur la construction de l’Europe, dont récemment "A quoi sert le Parlement européen ?" (éd. Complexe, 1999, co-direction) et "La citoyenneté européenne (éd. de l’Université de Bruxelles, 1999).
La première partie de ce nouveau livre s’attache à une utile et savante mise en perspective historique. L’invention du modèle communautaire à la fin des années 1940 apparaît comme le fruit d’une stratégie de contournement, un "palliatif de l’impossible grande stratégie fédéraliste et politique" (p. 33). "Ce qui caractérise la voie mineure de la construction européenne, c’est l’occultation de la première alternative, opposant fédéralistes et souverainistes, et la domination des deux autres (les partisans du politique et les avocats du fonctionnel). La relance orchestrée par Schumann procède en effet de la conviction de quelques activistes, dont Monnet est la figure centrale, selon laquelle le projet européen ne peut avancer que si l’on éteint les polémiques politiques autour des institutions, forcément sensibles parce qu’elles touchent aux concepts et aux symboles, pour se concentrer sur le contenu de la coopération. Le changement de stratégie consiste à privilégier le fond sur la forme, avec l’espoir secret que celui-là entraîne celui-ci". (p. 44).
Ce qui conduit à la déclaration du 9 mai 1950 de R. Schumann :"L’Europe ne se fera pas d’un coup ni dans une construction d’ensemble. Elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait".
D’où la création de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA), en 1954. Par celle-ci, "Les Français espéraient (…) avoir jeté les bases qui permettraient de "dompter l’Allemagne" en liant ses secteurs industriels de base". (p. 51). Chacun appréciera ce qui en est advenu.
Par la suite, l’échec de la Communauté Européenne de Défense illustre a contrario l’échec de la voie majeure et incite à continuer de privilégier le fond sur la forme, laissant volontairement de côté les questions institutionnelles qui pourraient fâcher. Lors des négociations préliminaires au traité de Rome, la méthode communautaire émerge déjà des pratiques : des représentants des gouvernements œuvrent aux côtés d’experts de la CECA. Résultat, le traité de Rome opte pour une "mitigation" des fonctions, c’est à dire un équilibre subtil. "Il force le Conseil et la Commission à la collaboration. Tout en limitant son autonomie, il place la Commission en position transversale, pour en faire un vecteur de la coopération". (p. 61) Une Cour de justice et une Assemblée parlementaire, empruntées au modèle de la CECA, complètent le triangle institutionnel de la Communauté Economique Européenne. Cependant, les mêmes institutions déplacées dans ce nouveau contexte prennent d’autres dimensions. "L’Assemblée reste confinée à une mission de délibération non contraignante et au contrôle politique a posteriori de la Commission". (p61) Pour autant, l’Assemblée tentera d’élargir son contrôle politique. De la même manière, la Cour utilisera son pouvoir d’interprétation pour étendre ses prérogatives réelles.
Le traité de Rome signé alors qu’il n’était pas au pouvoir, que décide le général de Gaulle de retour à l’Elysée en 1958 ? "La France du général de Gaulle n’accepte qu’avec résignation le modèle communautaire, et l’on croit encore possible, sinon de revenir sur ses engagements, du moins d’en amenuiser la portée." (p.64) Idée qui perdure d’une certaine manière jusqu’aux années Mitterrand (1981-1995), voire au-delà.
Finalement, le moment fondateur de la Communauté européenne (1948-1969) apparaît comme une période d’invention empirique, de tâtonnements et de compromis. "Il est une synthèse des grandes alternatives économiques et politiques qui structuraient les représentations des dirigeants de l’époque, la seule sans doute qui fut possible en ce temps comme semble l’indiquer l’échec des autres plans. Ce long temps n’a consacré ni le projet de la Fédération européenne, ni celui du concert des Etats. Pas non plus la coïncidence de ces deux extrêmes, mais un modèle unique qui réalise cette "ruse de la souveraineté" que Rousseau et Kant avaient essayé d’établir, en idées, dans leurs projets de République européenne. Car ce sont les Etats qui ont fait l’Europe, en y mettant chacun ses préférences politiques. Mais leur souveraineté a changé de sens, dans ce contexte. D’exclusive et agressive qu’elle était, elle s’est fait plus conciliante. Les Etats se sont imposés eux-mêmes des limites qui les contraignent à civiliser l’usage de leurs pouvoirs souverains." (p. 68)
Il en résulte une construction européenne, marquée par l’importance accordée au droit, la construction d’un marché commun et la coopération politique.
La deuxième partie du livre est intitulée :"Les grands équilibres". Paul Magnette étudie ici le conflit latent entre les juges et les politiques, la délégation d’importantes fonctions à la Commission et la question de la fédéralisation de l’Europe. Il s’attache à essayer de déterminer si la construction institutionnelle inédite du modèle communautaire et les dynamiques politiques qu’elle induit, ont emprisonné l’Etat dans un cadre où sa souveraineté se dissout, ou si les Etats y ont trouvé au contraire une nouvelle manière d’exprimer leur puissance.
Le rôle clé de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) dans l’élaboration de l’ordre juridico-politico-diplomatique communautaire exprime le prestige croissant du droit et du pouvoir judiciaire dans la deuxième moitié du XX e siècle européen. Pour autant, la Cour de justice se voit parfois critiquée pour son emprise. A ce sujet, l’auteur pose d’intéressantes questions : "On peut s’interroger sur l’attitude des gouvernements. Sont-ils si hostiles aux avancées jurisprudentielles que le donne à penser la représentation concurrentielle ? Sont-ils véritablement incapables de prévenir l’activisme judiciaire et contraints de le subir ? Et leur inertie ne trahit-elle pas parfois une forme de bienveillance à l’égard de décisions qui leur conviennent et qu’ils n’auraient pas eu les moyens de prendre ?" (p.80)
Paul Magnette fait les réponses suivantes. "Les pouvoirs étendus de la Cour se comprennent, dans l’économie générale du traité, comme un contrepoids au caractère très intergouvernemental du processus normatif. Et ce sont les Etats qui l’ont voulu, fut-ce par inadvertance de certains d’entre eux." (p. 84) Par un renvois en note, l’auteur décode cette allusion, en faisant observer que le général de Gaulle critiquait volontiers la Commission mais rarement la Cour, peut-être "par respect formaliste, mais peut-être aussi par manque de compréhension du pouvoir de la Cour." (p. 106).
Il reste qu’une "élite agissante, unie par une culture des intérêts communs, a utilisé des registres peu politisés, le droit en l’occurrence, pour promouvoir les institutions et les politiques supranationales." (p84) L’auteur explique comment, "à pas comptés, dosant savamment les coups de force et les autorestrictions, la Cour a accompli une œuvre normative considérable qui en a longtemps fait le principal acteur du "pouvoir constituant" communautaire. Elle a transformé un ordre conventionnel classique en ordre "constitutionnel", avant d’en dégager la logique, les principes généraux et le système, patiemment mais fermement réaffirmés au fil de ses arrêts. Ce faisant, elle a donné toute sa force au droit communautaire, directement applicable et prévalant contre le droit national, qu’il s’agisse du droit originaire ou du droit dérivé, en sorte qu’il constitue un ordre juridique quasi-fédéral. Elle a érigé les ressortissants des Etats membres en sujets du droit européen, étendu les compétences communautaires au-delà de ce que prévoyait explicitement le traité et régulé les conflits interinstitutionnels."(p. 89)
L’auteur analyse avec beaucoup de finesse la stratégie de la Cour, combinant une attitude faussement révérencieuse à l’égard des gouvernements et des interprétations téléologiques qui vont souvent bien au-delà de sa mission interprétative, en jouant d’un registre argumentatif en apparence strictement juridique.
Pourquoi est-ce possible ? "L’attitude bienveillante des Etats à l’égard de la Cour s’explique sans doute par le fait que leurs dirigeants trouvent un intérêt dans son œuvre normative." (p. 96) Ce mode de fonctionnement est, en fait, un moyen indirect de se garantir des autres partenaires. Ce peut-être aussi, le fruit d’une forme de "complicité" (p.97) entre élites. Ce qui ramène à de plus justes proportions bien des envolées lyriques du jeu politique national.
De la même manière, le mode de relations entre les politiques et les technocrates communautaires est davantage marqué par de nombreux signes de volonté coopérative plutôt que concurrente. "Même si de petits accrochages entre la Commission et l’un ou l’autre gouvernement peuvent se produire à l’occasion, dans l’ensemble, le pouvoir qu’elle exerce est accepté, pour ne pas dire sollicité, par les Etats." (p. 124)
"Dans le long terme, la promotion des doctrines de dérégulation et de privatisation n’est pas l’effet direct de la Commission, qui connaît elle-même des différends à ce propos en son sein, mais le résultat d’une convergence progressive des élites politico-économiques autour de ces objectifs et moyens. On observe ici un processus très largement similaire à celui qui a conduit à l’Union monétaire : des élites nationales converties aux credo libéraux ont utilisé la Commission pour mener des politiques qu’ils ne croyaient pas capables d’imposer eux-mêmes. Les administrations nationales, qui trouvent dans cette connivence avec la bureaucratie communautaire une source d’indépendance à l’égard de leurs gouvernements respectifs, ont été particulièrement actives dans cette dynamique, comme les acteurs économiques, qui y trouvaient un avantage en s’affranchissant des réglementations nationales. Mais les gouvernements ne peuvent pas prétendre avoir été doublés par d’autres segments de leurs Etats, puisque c’est à eux qu’il incombe de prendre les décisions qui consacrent ces choix. Ils ne peuvent prétendre être victimes de l’extension du vote à la majorité, qu’ils ont eux-mêmes décidée, et à laquelle l’ombre du veto leur permettait encore, s’ils excipaient d’un intérêt vital, d’échapper. Il s’est agi, en somme, d’une externalisation de la contrainte, voulue par les Etats, ou au moins des segments significatifs des Etats, qui a d’autant mieux permis de se libérer des contraintes nationales qu’elle s’est opérée sur un mode très technique et, en vertu de son langage juridique, à prétention objective." (p.127)
La construction européenne apparaît ainsi comme un processus d’externalisation de la contrainte mise en œuvre en partie consciemment par une partie des élites nationales européennes, se jugeant elles-mêmes incapables de justifier leurs options auprès de peuples pourtant réputés souverains. Finalement, "les Etats membres ont, implicitement au moins, donné à la Cour et à la Commission des marges de manœuvre qui leur permettraient de pallier leur propre inertie, de prendre en se drapant dans la neutralité du droit ou de la technique, des décisions dont les politiques hésitaient à assumer la responsabilité devant les opinions publiques. […] L’Union européenne et ses institutions sont souvent apparues, dès lors, comme responsables de choix contestés, que les politiques préféraient imputer à Bruxelles, Luxembourg ou Francfort que supporter eux-mêmes." (pp. 252-253)
Procédé indirect qui procède davantage du viol des foules que du respect de la procédure démocratique. Comment s’étonner alors que les opinions marquent un recul durant la décennie 1990 ?
La troisième partie de l’ouvrage étudie, justement, "Les tensions démocratiques" qui résultent de ce système.
Paul Magnette discerne les indices d’une crise de légitimité au début des années 1990, peu après la chute du Mur de Berlin et la réunification de l’Allemagne. En effet, les enquêtes effectuées par Eurobaromètre font toutes apparaître à partir du milieu de l’année 1990 une chute brutale du sentiment d’appartenance à la construction européenne. Au milieu des années 1990, les pays les plus critiques sont le Royaume-Uni, la Suède, l’Autriche et la Finlande. On trouve proche de la moyenne la France, l’Allemagne, l’Espagne, le Portugal, la Belgique et le Danemark. Le soutien à l’Union est supérieur à la moyenne européenne en Irlande, aux Pays-Bas, au Luxembourg, en Italie et en Grèce. Il est à noter que ce classement change assez peu.
Paul Magnette voit dans la perte de soutien à l’Union un phénomène général de perte de confiance dans l’avenir et dans les institutions publiques, l’Union européenne apparaissant "incapable de répondre aux demandes des opinions publiques". (p.187)
Force est de constater que lors des élections européennes, "l’abstentionnisme élevé renvoie à un phénomène de délégitimation de la construction européenne." (p. 190)
Et si le déficit de légitimité n’était que le produit politique du mode de production de l’Union européenne, une sorte d’effet boomerang ? De surcroît, les opinions n’ont-elles pas parfois pressentis le coût social des critères de Maastricht, coupant l’Union européenne de la croissance américaine durant l’essentiel de la décennie 1990 ? Ce qui illustre le caractère contre-productif de son mode non-dit d’externalisation de la contrainte. Le mode indirect a finit par (re)trouver sa limite, qu’il entendait pourtant contourner, la population, pour ne pas écrire le peuple souverain. Celui-ci n’est-il pas, finalement, moins dupe - pour ne pas écrire moins bête - qu’une part des élites aimerait le croire ?
Quoi qu’il en soit, "le mimétisme institutionnel ne suffit pas à doter l’Union d’une crédibilité démocratique." (p. 199). D’autant que "la construction européenne, en inventant de nouveaux modes de décision, de nouvelles formes de participation civique, produit un phénomène d’acculturation politique : la plus grande partie des citoyens, en ce compris les élites politiques, peinent à comprendre les institutions et pratiques politiques qui ne se conforment pas leur culture politique." (p. 200) Le pouvoir se trouve dispersé entre des autorités qui ne sont pas clairement hiérarchisées : le Parlement, la Commission, le Conseil, la Cour … Le pouvoir n’est plus assigné en un lieu aisément identifiable.
A cette délocalisation s’ajoute une détemporalisation. La prise de décision se dilue dans le temps et le moment clé devient difficile à cerner. S’agit de la réunion du Conseil, ou des arrangements intervenus en amont, ou des marchandages en aval ?
Ainsi, "l’Union européenne n’a pas conduit à volatiliser complètement le pouvoir politique, mais elle a profondément estompé ses repères. Les règles de la dramaturgie classique - unité de temps, de lieu et d’action - qui avaient longtemps régi la prise de décision, se trouvent déclassées dans un système politique qui "diffuse" la "souveraineté" hors des cadres spatio-temporels traditionnels. La recomposition des modes de gouvernement place les acteurs classiques - partis, syndicats - conçus dans d’autres cadres en situation de porte-à-faux." (p.210)
En dépit des déclarations de principe au sujet de la "citoyenneté européenne", force est de constater que le mode de construction de l’Union européenne renforce les inégalités entre citoyens des pays de l’Union européenne plus qu’elle ne les diminue. En effet, la porosité des institutions communautaire au lobbyisme ne profite pas à tous de la même manière. La représentation fonctionnelle des intérêts favorise les groupes d’acteurs les plus puissants, les mieux informés et les plus fortunés. Il peut en résulter une perversion de l’intérêt général par les intérêts particuliers.
Paul Magnette conclu : "L’un des grands enjeux de la construction européenne sera de démontrer, dans les années à venir, qu’elle peut intégrer des segments des peuples qui ne se reconnaissent pas en elle." (p.244)
Reste à savoir si des artifices de communication peuvent suffire à sortir l’idée européenne de l’ornière où ses instigateurs l’ont mise eux-mêmes. L’auteur termine par un éloge du débat démocratique. "A l’heure où les divergences entre des visions socio-économiques se réduisent, donnant aux citoyens le sentiment que règne une "pensée unique", la question européenne est susceptible de recréer de la délibération politique. Le dialogue entre les cultures politiques nationales peut contribuer à rénover les pratiques démocratiques ; la confrontation publique et argumentée entre les intérêts des Etats peut donner une lisibilité aux enjeux européens. […] En organisant la confrontation civilisée des passions et des intérêts nationaux, l’Europe peut peut-être aujourd’hui revitaliser les nations et les démocraties." (pp.260-261)
Il s’agit donc d’un ouvrage à lire pour mettre en perspective la crise de légitimité des institutions européennes, sujet majeur actuellement.
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