Quel est l’enjeu stratégique du Conseil européen des 19 et 20 décembre 2013 ? La défense sera un thème central. Philippe Esper invite à la mobilisation des esprits et des moyens pendant qu’il est encore temps.
Cet article est suivi, en pied de page, d’une réaction de José Manuel Lamarque, Grand reporter à France Inter.
LE PROJET de construction d’une Europe de la défense puis le processus de sa mise en œuvre est un pari assurément risqué et cependant une nécessité. Un pari car le sujet ne passionne pas les politiques (sauf le temps d’une opération réussie !) qui se tournent vite vers une actualité plus porteuse et moins périlleuse en terme électoraliste. Une nécessité, car dépassant, surtout en période de réductions budgétaires, les réflexes nationalistes, nos « vieux pays chargés d’histoire » doivent « travailler ensemble » pour se « payer » leur assurance vie, gage de stabilité et devoir de sécurité. A défaut ils perdront toute influence au niveau mondial [1] en confiant l’exclusivité de leur défense à l’Otan et en se privant des outils nécessaires à une diplomatie influente grâce à un « bras armé » crédible.
Entre utopisme béat et pessimisme coupable, il y a la place pour un réalisme assis sur des avancées pragmatiques.
Long et difficile, le chemin peut se comparer au pèlerinage de Compostelle : il oblige à un projet clair, une détermination face à l’épreuve qui s’annonce, un bon équipement et un choix de trajet parmi différentes options pour un but unique : arrivée au tombeau de l’apôtre dans la crypte de la cathédrale de Saint-Jacques de Compostelle. L’objectif d’une Eurodéfense sera, s’il est atteint, le dernier de la construction européenne. Ainsi convient-il de démarrer le pèlerinage sans tarder.
Le projet d’une Europe de la Défense n’est pas perçu de la même façon dans les différents pays, pour des raisons culturelles ou historiques, sociales ou politiques. Usant des leviers dont elle dispose au sein de l’Union européenne, la France peut jouer un rôle d’entraînement et demander aux pays membres « qui le veulent et qui le peuvent », comme Jacques Delors le fit en d’autre temps et sur d’autres registres, de préciser, clairement et ensemble, quelle mission ils veulent confier à l’Europe : présence et action de référence dans un monde multipolaire face à l’influence grandissante des pays émergents (ou ré-émergents) ou renoncement à peser dans les grands débats internationaux et délégation de sa défense à d’autres en payant une assurance réduite et en réduisant sa position industrielle. Ce débat figure dans l’agenda du Conseil de décembre 2013. Sera-t-il abordé avec la priorité voulue ? Dans un esprit de coopération et de valorisation des spécificités de chacun, comme l’a montré l’exemple de la coopération entre le Commandement suprême allié Transformation et l’Agence européenne de défense ?
Le long processus demande une continuité dans l’effort.
La détermination est sans aucun doute la lacune la plus criante dans le processus aujourd’hui incantatoire d’une Europe de la défense. Les pouvoirs politiques hésitent à s’y engager par réflexe nationaliste (perte de souveraineté !) et par une gestion prudente et timorée des calendriers et de l’actualité. Le long processus demande une continuité dans l’effort. Lors du Conseil de décembre, les Chefs d’Etat et de Gouvernement doivent s’approprier le dossier Défense (pas seulement sous le volet Sécurité) et acter le principe d’un Conseil annuel réservé à cette question, avec un agenda précis, pragmatique et volontariste.
Sans une industrie d’aéronautique et de défense forte, il n’y aura pas d’Europe de la défense.
L’Europe s’est dotée des outils institutionnels pour développer le volet défense. Encore faut-il qu’ils soient utilisés avec efficacité et harmonie, ce qui n’est pas toujours le cas entre la Commission, le Conseil ou le Parlement, qui dispersent parfois les efforts et diluent ainsi les résultats. Un travail de coordination qui devrait être l’objectif du prochain Président du Conseil européen. En outre l’Europe manque d’un atout important, à savoir une industrie d’aéronautique et de défense, compétitive et rationalisée, pour faire face à une concurrence de plus en plus forte et féroce. Atteindre ce but implique une forte impulsion politique, chacun devant être conscient que sans une industrie d’aéronautique et de défense forte, il n’y aura pas d’Europe de la défense.
Entre utopisme béat et pessimisme coupable, il y a la place pour un réalisme assis sur des avancées pragmatiques. Prétendre progresser à 28 (ou 30, ou plus) est utopique sauf à confondre intention et illusion. Céder au pessimisme c’est nier les progrès enregistrés et faire preuve d’un inacceptable autisme au regard de l’image positive de l’UE au sein de chaque continent : Moyen-Orient, Asie, Afrique et Amériques dont Etats-Unis et Canada. Privilégier les approches pragmatiques, c’est laisser du temps au temps, ne pas relâcher les efforts, développer les coopérations bilatérales ou multilatérales, les alliances régionales (Weimar ou Weimar Plus ou Nordefco), favoriser les « groupes de progrès » autour des « pays qui le veulent et qui le peuvent » sur la base de projets structurants. Et ne pas avoir peur de travailler à la mise sur pied d’un Quartier Général Européen, acteur indispensable de la fonction « connaissance-anticipation » et substitut des cinq Quartiers Généraux nationaux existant (France, Royaume-Uni, Allemagne, Grèce, Italie). Adossée à la Capacité de planification et de conduite des opérations civiles et, politiquement, au Service européen d’action extérieure, un tel outil rationalisé compléterait la structure commune de la Politique de Sécurité et de Défense Commune à Bruxelles et faciliterait une approche globale (intégrée). D’autres projets sont générateurs d’efficacité : ciel unique européen de la défense, avec pour les pays la conséquence d’abandon « défini » de souveraineté nationale, surveillance maritime avec coordination opérationnelle et interopérabilité (voire communalité) des matériels…
Le Conseil sera important pour l’avenir de l’Europe, de sa défense et de son poids politique futur. Soit il provoque une impulsion forte et une avancée dans le processus, soit il se résout à un consensus mou, favorisé par l’actualité et les problèmes migratoires. Alors aura été gâchée une occasion idéale pour une relance d’une Europe de la défense. La France a un rôle important à jouer en raison de son poids historique, de son implication dans les questions de défense et de ses animateurs au sein des instances européennes : Pierre Vimont, Secrétaire Général Exécutif du Service Européen pour l’Action Extérieure, Claude-France Arnould, chef exécutif de l’Agence européenne de défense, général Patrick de Rousiers, Président du Comité Militaire de l’Union européenne.
Le choix du prochain Président du Conseil européen et du Président de la commission sera un moyen de dynamiser cette construction. Les opinions publiques, sensibles aux questions de défense et de sécurité, semblent parfois en décalage avec les responsables politiques, concentrés sur les problèmes d’actualité et motivés par les échéances électorales ! Enfin, une implication et un appui des gouvernements sont indispensables à la rationalisation de l’industrie européenne et indispensables au développement d’une Europe de la défense autour des « pays qui le veulent et qui le peuvent ».
Il est temps d’envisager une large campagne de communication visant à mieux informer les opinions publiques sur les avancées en termes de défense et de sécurité : meilleure connaissance des institutions, des organismes en charge et des réalisations. L’exemple de l’opération « Atalante » dans la corne de l’Afrique est intéressant car il montre, en vraie grandeur, les capacités propres de l’Europe dans une approche globale à intégrer les volets militaires, sécuritaires, administratifs, juridiques…et à impliquer plusieurs services. Cette opération, reconnue par nos principaux partenaires comme une réussite, reste, inexplicablement, peu mise en valeur au sein de l’Europe. Il convient de renforcer le camp des optimistes au détriment des eurosceptiques en mettant plus en valeur les réussites, certes insuffisantes et cependant significatives.
Copyright Décembre 2013-Esper/Diploweb.com
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Cet article de P. Esper a suscité beaucoup d’intérêt. José Manuel Lamarque, Grand reporter à France Inter, auditeur de la 63e session IHEDN, nous a fait parvenir cette réflexion. Nous la partageons avec vous.
EFFECTIVEMENT, quelle défense européenne, ou quelle défense pour l’Europe !
La défense européenne est une arlésienne. La vérité est qu’il n’y a aujourd’hui que 2 forces armées en Europe en mesure d’aller au contact lors d’un conflit : l’armée française et l’armée britannique ; deux armées offensives.
Quant au reste, c’est divers et varié. Les forces armées en Europe sont de taille et de puissance bien inégale, avec des statuts tout autant inégaux : offensif, défensif, neutre. Alors quelle défense européenne quand le Royaume Uni vient de perdre son unique porte avion ; que la RGPP a labouré la défense française ; et que hormis les deux forces armées citées plus haut, les autres armées européennes peuvent servir d’appui logistique, mais sûrement pas de forces de combat.
Que l’on compte sur la France quant au sommet européen sur la défense, c’est une chose, et c’est logique car qui peut parler de défense aujourd’hui ?
Soyons honnête avec nous-mêmes, et c’est un défenseur de la défense européenne qui prend la plume, sachez le.
Soyons clairs et précis.
Depuis plus d’un demi siècle, un mot est banni du vocabulaire européen, c’est le mot « guerre ». Parler de guerre, c’est se vouer aux foudres des bien pensants et démocrates de salon. Soyons clairs et précis. L’Europe ne sera jamais respectée si elle ne fait pas peur. Et faire peur, c’est être en mesure de faire la Guerre ! Mais qu’avons-nous vu dernièrement lors des conflits de Lybie et du Mali. Les deux mêmes forces armées déjà citées pouvant aller au combat, sans oublier une logistique des transports américaine, entre autre.
Tout d’abord, la guerre est basée sur le renseignement, c’est ainsi et pas autrement. L’Europe n’a pas d’agence de renseignement qui permettrait de fédérer les informations des différents services de renseignement et de contre espionnage européen. Ensuite, d’une vraie agence d’armement qui serait en mesure de prévoir une harmonisation des armements et la mise en place d’un protectionnisme d’armement européen. Et comme il s’agit d’une vraie volonté politique, l’Europe a besoin d’une industrie aéronautique européenne performante, car combien de temps à pris la construction et la livraison de l’A400 ?
Si on continue dans l’aéronautique et le renseignement, à quand les drones européens ? Une vraie question, brûlante de réalité et de besoin aujourd’hui.
Seule la France est en mesure de mener une Europe maritime de la défense d’envergure. Pour combien de temps ?
Concernant la maritimisation, il est évident que seule la France est en mesure de mener une Europe maritime de la défense ; parce que la France possède le deuxième domaine maritime mondial.
Une Europe de la défense, c’est bien une volonté politique, mais une volonté qui anticipe. Pas une défense faite de bric et de broc, à savoir qui veut donner ou prêter quoi et quand. Vous citez l’opération Atalante. Vous avez raison, cette opération est une réussite, mais grâce à qui et à quelle marine ? La française bien entendu, quand nombre d’autres marines hésitent souvent à tremper l’orteil et appellent la française quand quelque chose les dépasse et qu’elles ne veulent pas assumer.
Je suis tout à fait en faveur d’une défense européenne, mais que l’on nous explique pourquoi la Brigade franco-allemande vient d’être amputée d’un régiment. Enfin, même si j’ai fortement envie de continuer, une défense européenne c’est un rééquilibrage des forces armées, car l’on sait pertinemment que certains armées européennes sont bien loin d’être au niveau de possibilité de combat. Et je terminerai par la question du service militaire qu’il faudrait repenser, reconsidérer, réactualiser et l’appliquer dans tous les pays de l’Union pour tous les jeunes, garçons et filles.
Cordialement. Jose Manuel Lamarque.
Grand Reporter (France Inter), IHEDN 63ème, CFr-BTOR-Comar Paris
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[1] Philippe Esper avec Christian de Boissieu, Pierre Devolvé, Christophe Jaffrelot « Un Monde sans Europe ? » par aux Editions Fayard, 2011
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