Géopolitique de l’euro. À ce jour l’euro demeure un instrument virtuel de puissance, cette puissance ne deviendra réalité que lorsque l’Union européenne s’en sera donné les moyens.
En ce sens, les réformes de la BCE et du pacte de stabilité et de croissance, ainsi que la mise en place d’un représentant unique en charge de l’euro doivent devenir les priorités de Bruxelles dans les toutes prochaines années.
L’EURO éveillera la conscience des citoyens de leur appartenance à une Europe, plus que n’importe qu’elle autre étape de l’intégration (Gerhard Schröder, chancelier d’Allemagne, 1998-2005) [1].
En 1999, l’introduction de l’euro concrétise près de cinquante ans de construction européenne. Elle constitue la première étape majeure d’une intégration plus étroite et préfigure l’union politique. Pour la première fois, les Etats européens acceptent d’abandonner une partie de leur souveraineté au service d’une autorité supranationale (la Banque centrale européenne ou BCE).
Des objectifs ambitieux avaient été assignés à cette nouvelle monnaie qui avaient déjà été explicitement établis dans l’Acte Unique (1986) puis confirmés dans le Traité de Maastricht (1992) : parvenir à former une identité européenne unie et indépendante.
Au-delà de l’aspect politique et identitaire, l’introduction de la monnaie unique avait aussi pour finalité de « briser » le monopole du dollar en tant que monnaie internationale.
Moins de dix ans après son lancement, l’euro a quantitativement les moyens de sa puissance. Il s’agit effectivement de la deuxième monnaie internationale de réserve (26% des réserves de change en 2007) et la première monnaie d’émission obligataire (50% des émissions en 2007).
L’euro est la monnaie officielle de 15 des 27 Etats membres de l’Union européenne, ce qui représente une zone de 317 millions d’habitants et équivaut à 75% du PIB des Etats-Unis. En outre, les échanges commerciaux de la zone représentent 25% des échanges mondiaux contre 12,5% pour les Etats-Unis.
L’euro a vocation à devenir la monnaie officielle de l’UE, soit celle du plus vaste marché économique au monde : 427 millions d’habitants (hors Grande-Bretagne, Suède et Danemark) et 25,2% du PIB mondial.
Pourtant, plusieurs signes montrent en 2008 que l’euro est encore loin d’avoir rempli les objectifs fixés en1992.
La croissance reste faible : le PIB de la zone euro a augmenté en moyenne de 1,5% par an sur les dix dernières années, contre environ 2% pour l’ensemble des pays de l’OCDE. La croissance des nouveaux Etats membres qui pour la plupart ne sont pas dans la zone euro est généralement plus forte depuis 2003 que les pays qui partagent la monnaie. Il est vrai qu’ils sont dans une phase de « rattrapage ». L’adhésion de la population à la nouvelle monnaie est encore limitée et l’union monétaire ne s’est pas accompagnée d’une convergence économique entre les Etats membres.
En fait, l’euro représente le symbole de la désunion et de l’impuissance européenne. Il cristallise les mécontentements. Au niveau politique, le rôle de la BCE est contesté par les décideurs politiques. Son indépendance est contestée. Auprès des citoyens, l’euro est accusé d’être à l’origine de la baisse du pouvoir d’achat. Au niveau international, l’absence d’un discours unique, que ce soit auprès du Fonds monétaire international (FMI), de la Banque Mondiale ou lors des négociations du G7, ternit l’image et affaiblit le pouvoir de négociation de l’Union européenne (UE). L’Europe tend à reproduire le « modèle » de la République fédérale d’Allemagne d’après-guerre, à savoir une économie forte alliée à une influence politique faible.
L’euphorie liée à l’introduction de la monnaie unique a masqué les divergences économiques entre les membres de la zone euro. Les critères de convergence [2] n’ont été fixés que sur des bases comptables et quantitatives, sans prendre en considération les aspects structurels de chaque économie (niveau de productivité, niveau des salaires, contribution des secteurs de haute technologie à l’économie…). L’introduction de l’euro a révélé l’état réel des différentes économies : d’un côté, les pays compétitifs (Allemagne, Benelux), de l’autre les pays structurellement en retard (Italie, Espagne, Portugal, voire France).
Surtout, la surévaluation de l’euro a eu un effet néfaste majeur car, en protégeant les Etats des chocs extérieurs (crises financières, dévaluations, choc de prix des matières premières), il a bridé la croissance et a rendu socialement douloureuse la mise en œuvre de réformes structurelles. Ainsi, en 2007, le déficit extérieur du commerce espagnol a dépassé le seuil de 10% du PIB et le déficit du commerce extérieur français a dépassé 39 milliards d’euros. A cela s’ajoutent de fortes divergences entre pays concernant les taux d’inflation et les taux de croissance. A titre d’exemple, en 2006, le taux d’inflation en Espagne a atteint 3,6% contre 1,9% en France, alors que leur taux de croissance était de respectivement 3,9% et 2,2%.
Pourtant, une tentative d’harmonisation avait été lancée en mars 2000 lors du conseil européen de Lisbonne. Elle visait à transformer l’UE en « l’économie la plus compétitive au monde » à l’horizon 2010. Des objectifs ambitieux en termes de recherche et développement et de progrès social avaient été fixés.
Sur le plan économique, alors que les dépenses en recherche et développement devaient atteindre 3% du PIB en 2010, elles ont stagné à 1,9% entre 2000 et 2005. Seules la Finlande et la Suède ont atteint le seuil fixé ! En 2010, l’objectif ne sera pas atteint. Au niveau social, le taux de scolarisation dans l’enseignement supérieur dans l’UE demeure très inférieur à celui des Etats-Unis, 58% contre 83%.
Le taux d’emploi, bien qu’en progression (de 62,2% à 64,8% entre 2000 et 2006), est loin d’atteindre l’objectif souhaité de 70%. Seuls cinq pays ont atteint ce niveau : Pays-Bas, Autriche, Royaume-Uni, Danemark, Suède (les trois derniers pays étant hors zone euro).
La stratégie de Lisbonne a ainsi échoué dans la mise en œuvre d’une politique économique et sociale supranationale.
Parallèlement, l’Union européenne n’a pas réussi à résoudre son problème de policy mix. [3] En effet, la politique monétaire a été verrouillée par les dispositions contraignantes du traité de Maastricht (la BCE a une mission de stabilité des prix [4]- héritage de la Bundesbank- et non de croissance, comme la FED américaine). Et la politique budgétaire a été fortement encadrée par le pacte de stabilité qui a enlevé toute possibilité de mener des politiques contra-cycliques, ou expansives. Ces dispositions ont ralenti la croissance et affaibli l’investissement et l’emploi. Enfin, les Etats n’ont plus la possibilité de mener des politiques industrielles sans être bloqués par une politique sévère de la concurrence décidée à Bruxelles, à travers les règlements et directives anti-monopole (par exemple, le Règlement CE du Conseil N° 139/2004 sur le contrôle des concentrations). La Commission européenne limite aussi strictement le volume des subventions publiques accordées aux entreprises.
D’autre part, les Etats n’ont pas su se mettre d’accord en matière de politique fiscale. Toute modification nécessitant l’unanimité, il est très difficile d’harmoniser les règles fiscales au niveau européen (la diminution de la TVA chez les restaurateurs, réclamée par la France, n’a jamais pu aboutir car elle a toujours été refusée par l’Allemagne).
L’absence de consensus européen a fortement nui à la légitimité et à la cohérence de l’Europe communautaire. Le désordre s’exprime particulièrement au niveau économique et monétaire.
La politique monétaire de la zone euro est mise en œuvre par la Banque centrale européenne qui jouit d’un fort degré d’indépendance juridique. Les institutions du Système européen de banques centrales (SEBC) sont mises à l’écart des pressions. Elles « ne peuvent solliciter ni accepter des instructions des institutions ou organes communautaires, des gouvernements des Etats membres ou de tout autre organisme. »
A titre de comparaison, la Banque centrale américaine est également indépendante de par ses statuts. Pour autant, elle est moins « libre » que son homologue européen. En effet, elle doit rendre des comptes plus réguliers et plus détaillés : elle établit des comptes-rendus devant le Congrès deux fois par an ; elle publie des minutes du comité fédéral d’open market (FOMC) [5]. De plus, la FED est peu protégée par la loi (le Congrès peut à tout moment changer son mandat), mais en réalité elle est soutenue par la presse, les milieux économiques et par sa réputation.
Un système d’audition de la BCE devant le parlement européen a certes été institué, mais il reste informel, tandis que la non publication des minutes des réunions du conseil des gouverneurs rend la stratégie de la BCE moins lisible. Une des différences majeures entre la FED et la BCE réside dans le fait que les objectifs de la Banque centrale américaine (Humphrey-Hawkins Act, 1978) sont le plein emploi, la stabilité des prix et la modération des taux d’intérêt à long terme. La FED doit donc se préoccuper conjointement de la stabilité des prix (l’objectif implicite d’inflation est fixé à 3%), de la croissance et de l’emploi.
La crise financière qui s’est amplifiée à partir de septembre 2008 a mis en relief l’impact limité de l’intervention de la FED pour résoudre les déséquilibres du système financier américain. Mais depuis 1992, le taux de croissance économique annuel moyen des Etats-Unis a été supérieur à celui des pays de la zone euro (de respectivement 3,8% contre 2,1% entre 1992 et 2000 et de 2,5% contre 2,1%, sur la période 2000-2007).
En revanche, l’article 105 TCE du traité de Maastricht stipule que « l’objectif principal du SEBC est de maintenir la stabilité des prix ». « Sans préjudice de cet objectif, le SEBC apporte son soutien aux politiques économiques générales dans la communauté. »
Le maintien de la stabilité des prix est l’objectif final et prioritaire de la BCE comme édicté par l’article 2 des statuts du SEBC. Cet objectif quantifiable est fixé à un niveau d’inflation de l’ordre de 2% à moyen terme.
Dans un rapport du Conseil d’Analyse économique sur la Banque centrale européenne (2002), P. Artus et C. Wyplosz [6] reprochent à la BCE le manque de transparence dans sa gestion effective. La Banque d’Angleterre, par exemple, publie les comptes rendus des réunions de son comité de politique monétaire, y compris les votes individuels. La FED publie un compte rendu anonyme. Le président de la BCE donne une conférence de presse après chaque réunion mais ne fournit aucun détail des discussions au sein du directoire.
Par ailleurs, on oppose le comportement prudent des Banques centrales face à des inflations modérées (préférant ne pas agir, car tôt ou tard un ralentissement économique se chargera de faire baisser l’inflation) à leur action vigoureuse en cas de menace inflationniste importante.
Si Patrick Artus soutient dans son rapport que la politique de la BCE est relativement accommodante et ne se concentre par uniquement sur l’inflation, la communication de cette institution laisse croire le contraire. En période d’inflation forte et de croissance faible, son discours ne peut être accepté ni par la population ni par une partie de la classe politique.
Pour Pervenche Berès, députée européenne (PSE) et présidente de la commission des Affaires économiques et monétaires du Parlement européen, « la lecture faite par la BCE de sa mission est double. En premier lieu, elle insiste, à juste titre, sur le fait que l’objectif de stabilité des prix est sa priorité ». Mais elle soutient aussi que « la meilleure contribution de la politique monétaire à la croissance est le maintien de la stabilité des prix ». « C’est le serpent qui se mord la queue. Le résultat est qu’il n’existe pas de politique d’accompagnement de la croissance au niveau européen » [7]. « Mais la Banque centrale ne peut se contenter de cet isolement dans lequel elle prétend être au nom de la défense de son indépendance. Il est impensable qu’elle reste autiste aux débats qui se sont noués en France et en Europe. Elle ne peut avoir raison contre tous. »
Cette question constitue un point essentiel pour la BCE. Une décision ne sera acceptée que si elle est comprise. Si la BCE s’enferme dans son discours, si elle ne propose pas d’explication claire et si elle ne s’engage pas dans une communication « pédagogique », sa stratégie monétaire pourra s’avérer catastrophique. Des réactions inverses aux attentes pourraient se produire.
Un des risques majeurs pour l’image de la BCE vient des critiques émanant de la classe politique européenne. C’est le cas de la France, et de son Président Nicolas Sarkozy. Ce dernier avait vivement critiqué la décision du 3 juillet 2008 de la BCE d’augmenter de 4% à 4.25% son principal taux directeur, soit son niveau le plus élevé depuis septembre 2001 [8].
Le chef d’Etat français, qui n’a eu de cesse depuis son élection en 2007 de dénoncer les choix de la Banque centrale, s’est demandé publiquement si cette politique de la BCE était « raisonnable », alors qu’aux Etats-Unis les taux étaient à 2%. Il a dénoncé « un dumping monétaire qui met à genoux les entreprises européennes qui veulent exporter ».
En effet, la hausse des taux tend à renforcer la monnaie unique et à renchérir la valeur des exportations des entreprises de la zone euro. Elle est aussi susceptible de freiner la croissance en augmentant le coût du crédit pour les entreprises et les ménages.
Un cercle vicieux de désapprobation s’est créé autour de l’euro. Ce ne sont plus seulement les hommes politiques, mais la population européenne qui ne comprend plus le discours de la BCE. L’euro est devenu un catalyseur des mécontentements.
Dans une interview réalisée en février 2007, l’économiste Jacques Sapir considérait que « les principales critiques formulées contre l’euro ne sont pas aujourd’hui le produit de cénacles partisans, mais bien l’expression d’un sentiment profond ». Un sondage réalisé début juin 2005 par l’IFOP montrait que 61% des français regrettaient le franc. Au-delà de l’importance du chiffre, deux éléments sont à prendre en compte. Le désamour quant à l’euro est une tendance qui s’est renforcée au cours du temps. Les résultats de sondages similaires montraient que 39% des français regrettaient le passage à l’euro en février 2002 et 48% en juin 2002. Plus les effets de la monnaie unique se font sentir dans la durée, moins elle parvient à convaincre les français. Les choix politiques révélés lors du vote du 29 mai 2005 ne peuvent entièrement expliquer cette perte de confiance dans l’euro. Si 77% des personnes ayant voté "non" lors du referendum regrettent le franc, c’est aussi le cas de 44% des partisans du "oui". Ainsi, le soutien à l’euro chez ces derniers apparaît plus faible que celui de l’ensemble des français en février 2002 (56% contre 61%). Ces éléments indiquent que nous sommes bien en présence d’une tendance structurelle et non d’une réaction conjoncturelle.
Dans ces conditions, les milieux économiques et bancaires doutent de la soutenabilité de la monnaie unique. Les effets néfastes de la politique de l’euro fort ne sont pas seulement remis en cause par la France, des doutes se sont également exprimés en Italie et en Allemagne.
Ce risque de défiance vis-à-vis de la monnaie européenne peut s’avérer dangereux à long terme. La valeur d’une monnaie repose sur la confiance. De plus, il est difficile de prétendre construire une identité européenne à partir d’une monnaie qui ne crée aucun consensus.
Pour Gilbert Koenig, professeur à l’Université de Strasbourg, « l’euro pourrait s’imposer durablement dans l’espace européen non seulement grâce à ses avantages économiques, mais aussi à sa capacité de susciter un sentiment d’appartenance à cet espace ». « En tant que monnaie commune à plusieurs pays, l’euro établit des liens sociaux, économiques et juridiques entre les européens, ce qui suscite un sentiment d’attachement à une communauté. De plus, il délimite l’espace européen vis-à-vis du reste du monde, ce qui favorise l’affirmation d’une appartenance des citoyens à l’Europe par rapport à l’extérieur. Cette affirmation se traduit notamment par une volonté de détenir une monnaie forte et susceptible de jouer un rôle important dans le système monétaire international. En tant que facteur d’intégration, l’euro façonne une organisation économique, politique et sociale à laquelle les Européens peuvent s’identifier. Ce rôle s’exerce essentiellement par l’intermédiaire de la Banque centrale européenne qui gère la monnaie commune, de l’agencement des politiques macroéconomiques que celle-ci engendre et des relations de travail qui s’établissent dans l’union monétaire » [9].
Cependant, à ce jour, la monnaie unique n’a atteint aucun de ces objectifs idéaux.
Pour Carole Lager [10], « L’euro constitue effectivement le premier véritable symbole de l’Union européenne mais pour l’instant, l’euro appartient toujours à l’ordre des moyens, au service d’une fin qui, pour la plupart des autorités politiques, est encore l’intérêt national ».
Malgré des chiffres qui montrent l’importance de l’euro en terme de monnaie internationale, le fait qu’il y ait des discours différents entre les Etats membres, la BCE et la Commission européenne entraînent une cacophonie qui ne permet pas à l’Europe de jouer un rôle dans le système monétaire international. Les autres pays ne savent pas quel interlocuteur européen doit être pris en compte lors des discussions financières. K. R. McNamara et S. Meunier précisent que « pour les observateurs internationaux, l’UE est considérée comme un géant économique, mais un nain politique ». [11]
Les nations participant à l’Union économique monétaire (EMU) ont choisi d’abandonner leur monnaie nationale, mais ils ont conservé une partie de leur souveraineté vis-à-vis des affaires extérieures. La gestion monétaire internationale traitée lors des sommets du G7 ou du FMI révèle une confusion entre les positions des Etats européens malgré le partage de la même monnaie. Comment, dans cette situation, gagner en crédibilité envers nos partenaires internationaux et gagner la confiance des citoyens ?
L’obtention rapide de résultats économiques probants dans la zone euro serait la meilleure façon de démontrer les bienfaits de l’adoption de la monnaie unique. L’adhésion des citoyens serait d’autant plus forte et rapide qu’ils percevraient les avantages traditionnellement associés au passage à une monnaie commune.
Or, l’évolution du taux de change de l’euro vis-à-vis du dollar tend à montrer que la force de la devise européenne est davantage la conséquence de la faiblesse de la monnaie américaine. Cet écart de change n’est pas la résultante d’une réalité économique.
En effet, depuis son lancement en 1999, on a assisté à une déconnexion entre la valeur externe de l’euro et les performances de la zone économique correspondante.
Tandis que durant l’année de son lancement la zone euro connaissait un excédent commercial et une faible inflation, la devise européenne a perdu 15% de sa valeur par rapport au dollar. Au cours de l’année suivante, l’euro a accentué sa chute en enregistrant une perte de 30% par rapport à son cours d’introduction.
Cette évolution excessive ne répond à aucune explication économique sérieuse, à moins de tenir compte du problème de crédibilité de la nouvelle monnaie.
Le premier trimestre 2001 a marqué la fin d’un cycle de dix ans de croissance économique aux Etats-Unis : la croissance annuelle outre-Atlantique a chuté à 0,3% contre 1,4% dans la zone euro, où les tensions inflationnistes sont par ailleurs inexistantes. Pourtant, au cours de l’année 2001, le taux de change de l’euro a continué de se déprécier, en abandonnant 6,5% de sa valeur par rapport au dollar. L’impact des attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis a eu peu d’effet sur cette évolution puisqu’il a continué de chuter vis-à-vis du dollar jusqu’au début de l’année 2002.
En revanche, sur la période 2002-2004, on a constaté le phénomène inverse : tandis que l’économie américaine connaissait une reprise économique (2,4% de croissance en 2002) et que la zone euro entrait dans une phase difficile (0,8% de croissance), la monnaie unique s’appréciait de 16% pendant l’année 2002, en atteignant en décembre la parité avec le dollar (1 euro = 1 dollar).
Durant le premier semestre 2003, l’euro a poursuivi son appréciation vis-à-vis du dollar, soit une hausse de plus de 30% par rapport à son niveau plancher de juillet 2001. Mais cette remontée a été paradoxale puisqu’elle a coïncidé avec des difficultés économiques plus graves dans l’UE qu’aux Etats-Unis. La croissance a été faible, le chômage a augmenté, et l’Allemagne et la France ne respectaient plus les contraintes budgétaires imposées par le pacte de stabilité et de croissance.
Enfin, sur la période 2004-2008, comme sur la période précédente, l’euro a continué à s’apprécier par rapport au dollar sans que la croissance économique ait été supérieure à celle des Etats-Unis. Toutefois, l’année 2007 a constitué une exception puisque le taux de croissance dans la zone euro (2,6%) a été supérieur à celui des Etats-Unis (2,2%).
Au cours du premier semestre 2008, l’euro a atteint le record de 1,60 dollar tandis que la croissance européenne était de nouveau plus faible qu’outre-atlantique. Sur l’ensemble de l’année 2008, malgré la forte crise financière que traversent les Etats-Unis à compter de septembre, sa propagation au niveau international se traduira par une récession dans la zone euro.
En dépit de ce manque de crédibilité, les Etats-Unis appréhendent cette puissance en devenir qu’est l’Union européenne dotée d’une monnaie unique. L’arrivée d’une nouvelle monnaie de réserve internationale risque de concurrencer le dollar sur le marché obligataire et rendre plus difficile, et plus onéreux, le financement de la dette américaine. Cette crainte est d’autant plus justifiée que les besoins de financement croissants de la zone euro pourraient créer des tensions sur les taux d’intérêt et détourner une partie des investisseurs traditionnels (chinois, japonais, russes) en bons du trésor américains au profit de la dette européenne. Ceci contribuerait à creuser davantage les déficits fiscaux américains ainsi qu’à réduire fortement le potentiel de croissance du pays. Les fortes turbulences financières à compter de septembre 2008 pourraient accélérer ce processus.
L’Union européenne doit donc prendre conscience de l’importance de l’euro comme moyen d’assurer son indépendance économique, financière et politique.
D’autre part, il existe une véritable demande d’euro venant des pays émergents et pétroliers (Russie, Iran, Emirats Arabes Unis, Venezuela…) qui voient dans la monnaie unique l’opportunité de réduire l’hégémonie américaine.
Dès septembre 2000, l’Irak de Saddam Hussein avait annoncé son intention de libeller ses transactions pétrolières et commerciales en euros et ordonné de convertir en la monnaie unique les dix milliards de dollars inscrits sur le compte géré par l’ONU. Cette décision éminemment politique aurait fourni un ultime argument à l’administration Bush pour attaquer l’Irak.
De fait, la prise de Bagdad par les troupes américaines en avril 2003 a consacré le retour du dollar comme monnaie de règlement du pétrole irakien.
Depuis lors, l’idée de facturer le pétrole brut en euros est accueillie de manière positive par les producteurs latino-américains et avant tout par le Venezuela. De plus, le président Hugo Chavez est soutenu en cela par les compagnies pétrolières russes, chinoises et celles originaires des pays du golfe persique.
En décembre 2006, l’Iran a officiellement abandonné le dollar au profit de l’euro comme monnaie de règlement de ses transactions internationales et ouvert une bourse cotant le pétrole en euros. Les économistes iraniens ont justifié ces décisions par le fait que plus du tiers des exportations pétrolières se dirigent vers l’Union européenne. Ainsi le dollar aurait perdu de sa pertinence d’autant plus que la majorité des membres de l’OPEP entretiennent des relations étroites avec les pays de la zone euro.
Ces mesures ont aussi visé à enrayer la dévalorisation continue des revenus pétroliers, dont le volume était jusqu’à cette date tributaire des fluctuations du dollar.
Par ailleurs, les pressions américaines sur le dossier nucléaire iranien ont fourni à Téhéran l’argument politique qu’il fallait se soustraire à l’hégémonie de Washington.
Si en 2008 plus de 60% des opérations mondiales d’exportation pétrolière sont encore effectuées en dollars, il n’en demeure pas moins que de plus en plus de pays et d’entreprises réclament une facturation de l’or noir en euros.
Cette question a une forte portée stratégique, car le passage du dollar à l’euro dans les règlements énergétiques décidera de la monnaie qui sera celle de réserve mondiale de valeur.
Ce passage, qui ne se fera pas sans heurts, permettrait d’asseoir définitivement la crédibilité de la monnaie unique et d’accroître l’influence géopolitique de l’Union européenne dans le monde.
Cependant, la BCE semble réticente à valider ce scénario par crainte de perdre son pouvoir sur le contrôle de la masse monétaire. Si l’UE veut transformer l’euro en instrument de puissance, il faut entendre l’appel de ces pays. Pour cette raison, nous espérons que Bruxelles considère sérieusement l’hypothèse de la monnaie unique en tant que monnaie dominante sur la scène internationale. La présente crise ne pourrait-elle pas constituer une opportunité ?
Afin de tirer pleinement avantage de la circulation de la monnaie unique à l’intérieur d’un marché aussi vaste que la zone euro, les gouvernements européens devraient réformer les statuts de la BCE. La solution d’une réforme institutionnelle du statut de la BCE a pris d’autant plus d’importance que la surévaluation de l’euro a eu des effets néfastes sur l’économie européenne en 2008. Pervenche Berès souligne que l’argument selon lequel seule la France souffrirait de la politique monétaire de la BCE est une contre-vérité7. La perspective d’une fuite en avant de la politique américaine pourrait aggraver la surévaluation de l’euro. A terme, cela entrainerait un choc monétaire majeur qui s’ajouterait à la récession qui se dessine fin 2008.
Dans le but d’éviter ce choc, il faudrait modifier l’objectif d’inflation, fixé par le traité de Maastricht à 2% maximum, et le porter à 3%, ce qui permettrait de donner plus de souplesse monétaire. Parallèlement, il serait judicieux, à l’image de la FED américaine, d’adjoindre un objectif de croissance. Cet assouplissement monétaire devrait être complété par un aménagement du pacte de stabilité et de croissance, afin de rendre possible l’élaboration d’un policy mix plus favorable à la croissance économique, à l’innovation et à l’emploi.
La redéfinition des objectifs de la BCE se traduirait par une meilleure communication lors de la prise de décision en termes de taux d’intérêts. Et, cela donnerait plus de poids aux communiqués du gouverneur de la BCE qui devrait tenir compte de la situation macro-économique générale et non seulement des seuls indicateurs monétaires. Cette communication plus équilibrée rendrait plus difficilement contestables, par les pouvoirs politiques nationaux, les évolutions des taux d’intérêts décidées à Francfort.
Au même titre que la FED, la BCE pourrait se présenter, au moins deux fois par an, devant le Parlement européen afin de présenter des comptes-rendus sur la situation économique et monétaire de l’Europe. Ce serait un symbole fort pour ces deux institutions. Cela donnerait un rôle plus important au Parlement européen dans le domaine financier et permettrait aux députés de mieux apprécier la situation économique de l’UE, notamment en période d’établissement du budget européen. Les décisions budgétaires seraient plus adaptées puisque les dépenses seraient affectées en fonction des priorités économiques fixées. Pour la BCE, ce passage devant le Parlement donnerait une légitimité supplémentaire à son action, car elle communiquerait face à une assemblée élue par le peuple européen. La symbolique démocratique en serait renforcée. L’indépendance de la Banque centrale ne serait cependant pas remise en cause. Le passage de son gouverneur devant le Parlement n’aurait pas pour objet de sanctionner sa politique, mais serait l’occasion de présenter ses objectifs et de fournir des indications aux députés européens.
En outre, la mise en place d’un véritable gouvernement économique européen, qui aurait pour principale mission la gestion de l’euro, est devenue une urgence impérieuse. La faible portée de l’Eurogroupe, mis en place lors du Conseil européen d’Amsterdam en juin 1997, devrait pousser l’Union européenne à promouvoir l’innovation institutionnelle. Depuis l’origine, l’Eurogroupe est constitué des ministres de l’économie et des Finances des pays de la zone euro, auxquels s’ajoutent le président de la BCE et un représentant de la Commission. Les réunions ont lieu la veille de celles du Conseil ECOFIN, (ou « Conseil des Affaires économiques et financières »), soit une fois par mois. L’Eurogroupe a essentiellement un rôle de coordination entre les Etats membres en matière de politique budgétaire et conjoncturelle et de préparation de positions communes de la zone euro sur la scène internationale. Lors du Conseil européen de Nice (7-9 décembre 2000), ses missions ont été élargies aux politiques structurelles et de l’emploi.
Cependant, il demeure une instance informelle, peu consensuelle et sans pouvoir de décision. Son développement se heurte au refus de l’Allemagne de créer un contrepoids politique à la BCE, sous influence française. Le Royaume-Uni rejette aussi cette instance par crainte d’être écarté du processus de décision de l’ECOFIN.
De plus, l’Eurogroupe a largement échoué dans ses missions, et particulièrement dans celle de représenter la zone euro auprès des organisations internationales.
C’est pourquoi, il serait judicieux de mettre en place un gouvernement économique de la zone euro, composé des ministres de l’économie et des finances des Etats membres. Celui-ci hériterait des principales missions exercées par l’Eurogroupe. Mais contrairement à ce dernier, il serait doté d’un pouvoir décisionnaire, sans pour autant remettre en cause l’indépendance de la BCE. Il aurait aussi pour objet de nommer un « Monsieur Euro » qui représenterait l’Union européenne sur la scène internationale, notamment auprès du FMI et du G7. La participation d’un représentant unique auprès de ces organismes serait très utile à l’Union européenne. D’abord, cela permettrait de mieux promouvoir la stabilité financière internationale et d’éviter la propagation des crises systémiques, comme celle issue des subprimes. Ensuite, si l’UE veut atteindre ses objectifs économiques et politiques, elle devrait mettre en place des instruments de coopération interétatiques adaptés, lesquels seraient mieux utilisés par un représentant unique. Dans la situation actuelle, marquée par la crise financière, l’UE aurait pu impulser l’élaboration d’un plan de sauvetage sous l’égide du FMI et participer activement à la restructuration des relations monétaires internationales. Enfin, la dernière raison qui justifierait la mise en place d’une voix unique est qu’elle projetterait l’image d’une Europe forte et unie.
Cette nomination engendrerait donc la nécessaire clarification de la communication extérieure sur la monnaie unique et augmenterait son prestige auprès des interlocuteurs étrangers. Mais cela suppose l’abandon, par les Etats membres, d’une partie importante de leur souveraineté économique extérieure. Cependant, les gains économiques et politiques communs devraient contrebalancer les intérêts égoïstes des nations.
À ce jour l’euro demeure un instrument virtuel de puissance, cette puissance ne deviendra réalité que lorsque l’Union européenne s’en sera donné les moyens.
En ce sens, les réformes de la BCE et du pacte de stabilité et de croissance, ainsi que la mise en place d’un représentant unique en charge de l’euro doivent devenir les priorités de Bruxelles dans les toutes prochaines années.
Depuis septembre 2008, l’aggravation de la crise financière est source de nombreuses incertitudes. Quel impact aura-t-elle sur la croissance européenne et mondiale ? Combien de temps sera-t-il nécessaire pour la résoudre ? La communauté économique semble désarmée pour expliquer précisément l’ampleur et les conséquences de cette crise.
Pour autant, cette période difficile est porteuse d’espoir. Elle est révélatrice du besoin d’une voix unique au sein de l’Union européenne et prouve que seule une action commune, concertée et convergente permettra d’atténuer voire de résoudre la crise bancaire et financière. Dans un premier temps, l’Allemagne a cru ne pas avoir besoin du reste de l’Europe pour sauver son système bancaire, mais elle s’est rapidement aperçue qu’elle ne pouvait agir seule, sans le concours de ses partenaires européens. Les réunions du G4 (France, Italie, Royaume-Uni et Allemagne) le 4 octobre 2008 et de l’Eurogroupe le 12 octobre ont illustré la volonté politique d’agir de concert.
Les Etats de l’Eurogroupe ont adopté un plan de sauvetage de 1 700 milliards d’euros, afin d’éviter les faillites bancaires, de financer les recapitalisations et de garantir le fonctionnement du marché interbancaire.
Ce plan peut paraitre étonnant car il reprend les principales dispositions de celui qui a été adopté par le Royaume-Uni le 8 octobre 2008, dont le gouvernement est le plus eurosceptique d’Europe.
Espérons que cette convergence nouvelle, pour sauver un système financier à la dérive, accélère l’émergence d’institutions adéquates comme la formation d’un gouvernement économique européen.
« L’Europe ne se fera pas en un jour, ni sans heurts. Son édification suivra le cheminement des esprits. Rien de plus durable ne s’accomplit dans la facilité ». [12]
Copyright octobre 2008 Bizel-Condé / diploweb.com
Pour la mise en perspective des élargissements de l’Union européenne, voir aussi le livre de Pierre Verluise, Fondamentaux de l’Union européenne. Démographie, économie, géopolitique. Préface du recteur G.-F. Dumont. 10 cartes, 28 graphiques, bibliographie, index. Coll. Référence géopolitique. Paris : Ellipses, décembre 2008, 160 p. Voir
Artus P. et Wyplosz C., “la Banque Centrale Européenne”, Rapports du CAE (Conseil d’Analyse Economique), 21 mars 2002 et 11 juillet 2002.
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Les données chiffrées sont extraites du site Internet d’Eurostat www.ec.europa.eu/eurostat
[1] The euro will raise the citizens’ awareness of their belonging to one Europe more than any other integration step to date ».
[2] Pour mémoire, les critères de convergence sont les suivants : stabilité des prix, le taux d’inflation d’un État membre donné ne doit pas dépasser de plus de 1,5 % celui des trois États membres présentant les meilleurs résultats en matière de stabilité des prix ; finances publiques, interdiction d’avoir un déficit annuel supérieur à 3 % du PIB et interdiction d’avoir une dette publique supérieure à 60 % du PIB ; taux de change, interdiction de dévaluer sa monnaie, ceci fut rendu obsolète avec le passage à l’euro pour les pays de la zone euro ; taux d’intérêt à long terme, ils ne doivent pas excéder de plus de 2 % ceux des trois États membres qui présentent les meilleurs résultats en matière de stabilité des prix.
[3] Le policy mix est défini comme le "dosage" ou l’articulation entre la politique monétaire et la politique budgétaire. Il apparaît comme une action globale visant à faire interagir des mesures monétaires et budgétaires dans le but de stabiliser l’activité économique.
[4] Article 108 TCE, traité de Maastricht
[5] Le Federal Open Market Committee (FOMC), ou Comité fédéral d’open market est un organe de la Réserve fédérale américaine, chargé du contrôle de toutes les opérations d’open market (achat et vente de titres d’Etat notamment) aux États-Unis. Elle constitue en cela le principal outil de la politique monétaire américaine.
[6] Patrick Artus et Charles Wyplosz, "la Banque Centrale Européenne", Rapports du CAE (Conseil d’Analyse Economique), 21 mars 2002 et 11 juillet 2002.
[7] Pervenche Berès., “L’euro doit sortir de son splendide isolement”, interview in www.euractiv.fr, 9 mai 2007.
[8] Le président Nicolas Sarkozy a mis en cause la décision de la BCE le 5 juillet 2008, lors du Conseil national de l’UMP consacré à l’Europe.
[9] Gilbert Koenig, L’euro. Vecteur d’identité européenne, Collectif Broché, juin 2002.
[10] 0. Carole Lager, L’euro symbole de l’identité européenne ?, Etudes internationales, Vol. 36, mars 2005.
[11] McNamara K.R. and Sophie Meunier S., “Between national sovereignty and international power : what external voice for the euro ?”, International Affairs, 2002.
[12] Robert Schuman.
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